Caresses
12 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
12 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

I Merde ! J’ai un gros bouton de fièvre sur le nez ! Fallait que cela arrive aujourd’hui ! Je ne peux tout de même pas me présenter ainsi, avec cette grosse pustule au milieu de la figure. Depuis le temps que je pense à ce dernier jour, à cette dernière tournée. Ce n’est pas possible que cette horreur vienne gâcher mon dernier tour de piste. D’autant plus que je le termine par le quartier de Clotilde et il me déplaît profondément de ne pas lui apparaître une dernière fois sous mon meilleur jour. II Chaque jour de la semaine, je fais un quartier de la ville. Cela tombe bien, il y a cinq quartiers, cela me laisse mon week-end. Chaque quartier a son charme, sa couleur, son odeur. Cependant, le quartier de Clotilde est celui que je préfère: c’est le plus vert, le plus aéré, le plus étendu. Son parc, comme une colonne vertébrale, le traverse du haut jusqu’en bas, au pied du fleuve. C’est là que j’ai commencé, que j’ai effectué ma première tournée, il y a bien longtemps. C’est une des raisons qui m’a fait penser que le jour où j’arrêterais le métier, je fermerais la boucle, ici. J’aurais pu m’amuser à tirer au sort l’ordre de mes visites, de livrer cela au hasard, j’y ai songé évidemment. Cela aurait été une façon élégante et désinvolte d’aborder cette dernière tournée. En quelque sorte, de me dédouaner de ce qui s’y passera.

Informations

Publié par
Publié le 31 juillet 2012
Nombre de lectures 233
Langue Français

Extrait

I
Merde ! J’ai un gros bouton de fièvre sur le nez ! Fallait que cela arrive aujourd’hui ! Je ne peux tout de même pas me présenter ainsi, avec cette grosse pustule au milieu de la figure. Depuis le temps que je pense à ce dernier jour, à cette dernière tournée. Ce n’est pas possible que cette horreur vienne gâcher mon dernier tour de piste. D’autant plus que je le termine par le quartier de Clotilde et il me déplaît profondément de ne pas lui apparaître une dernière fois sous mon meilleur jour.
II
Chaque jour de la semaine, je fais un quartier de la ville. Cela tombe bien, il y a cinq quartiers, cela me laisse mon week-end. Chaque quartier a son charme, sa couleur, son odeur. Cependant, le quartier de Clotilde est celui que je préfère: c’est le plus vert, le plus aéré, le plus étendu. Son parc, comme une colonne vertébrale, le traverse du haut jusqu’en bas, au pied du fleuve. C’est là que j’ai commencé, que j’ai effectué ma première tournée, il y a bien longtemps. C’est une des raisons qui m’a fait penser que le jour où j’arrêterais le métier, je fermerais la boucle, ici. J’aurais pu m’amuser à tirer au sort l’ordre de mes visites, de livrer cela au hasard, j’y ai songé évidemment. Cela aurait été une façon élégante et désinvolte d’aborder cette dernière tournée. En quelque sorte, de me dédouaner de ce qui s’y passera. Je n’ai point cédé à la tentation, préférant me conformer jusqu’au bout à mon calendrier hebdomadaire qui était devenu, au fil du temps, à ce point immuable qu’il s’apparente davantage à l’exécution d’un rite qu’à une simple activité lucrative. Et cela tombait bien, finalement, de clôturer l’aventure par une ultime visite à Clotilde qui, je n’en doute pas, devrait être mon apothéose.
III
Dans l’armoire de la salle de bains, je dois trouver un vieil échantillon de fond de teint qui devrait faire l’affaire. Cacher, le temps nécessaire, ce vilain bouton qui ne va tout de même pas gâcher de si lamentable manière ce tout dernier rendez-vous. Ce n’est pas un bouton de fièvre, aussi rebelle soit-il, qui me fera reculer !
IV
Je vends des savonnettes. De porte à porte. Depuis longtemps. Maintenant, je suis sans doute le dernier colporteur de la ville. En vérité je n’ai jamais vérifié mais à regarder le monde tel qu’il court, cela m’étonnerait grandement qu’il se trouverait encore un escogriffe de mon espèce pour arpenter de la sorte les rues et les ruelles de la cité! Certitude absolue, je suis bien l’unique distributeur des savonnettes Caresse. J’ai acquis l’exclusivité de la vente sur la ville depuis un temps mémorable et qui sait si je ne suis pas devenu, par éliminations progressives et déliquescence de la profession, le seul colporteur de Caresse pour l’ensemble du territoire ! Caresse est produit quelque part dans le Sud, dans une de ces dernières petites entreprises familiales d’un autre temps et qui doit sa survie à la création d’un réseau de ventes privées. A la belle époque, il devait y avoir des cohortes d’ambulants de la propreté qui sillonnaient le pays pour évangéliser la population aux bienfaits du savon sur la santé. Je suis devenu distributeur de Caresse comme d’autres, en ces temps-là, gagnaient péniblement leur croûte en vendant des aspirateurs ou des produits d’entretien. La modernité frappait à nos portes et l’on se laissait persuader que venant de loin, au delà de l’Atlantique, elle devait n’avoir que des avantages. Comme l’herbe est toujours plus verte ailleurs, la modernité avait la saveur de la nouveauté. Le monde s’élargissait et moi, je m’engageai, enthousiaste, dans la conquête du coeur des femmes avec un savon dont le nom était déjà, à lui seul, tout un programme. Grâce à moi, le bonheur de leur maisonnée passerait désormais par la propreté de leurs mains et le reste. Je dois dire que Caresse avait tout pour plaire: un produit simple, au parfum délicat évoquant le bienfaisant soleil du Sud. Un produit sans artifice dans un emballage qui transpirait l’honnêteté et vendu en savonnettes de 10, 20 et 50 grammes ou en briquettes de 100 grammes. Chaque mois, je recevais par la poste nationale la livraison de mes commandes ainsi qu’un paquet de petits dépliants publicitaires aussi simples et avenants que le produit lui-même. Je le dis moi-même mais c’était un bon savon, moelleux et moussant à point qui pouvait convenir à tous et toutes, une sorte de savon de qualité universelle sans distinction de sexe, de peaux ou d’âge pour une époque où l’on préférait encore être distingué plutôt que de vouloir de distinguer. Au fond, je me sentais remplir une mission utile, une oeuvre de salubrité publique et, c’est avec conviction, que je me mis à couvrir la ville, quartier par quartier, comme l’araignée tisse sa toile.
V
Bizarre. J’étais persuadé qu’il y avait encore un pot de fond de teint, ici. Il doit peut-être rester quelque chose du genre dans le placard. J’ai dû y ranger quelques vieilleries périmées. Si Clotilde me voit ainsi, je l’entends déjà s’écrier : « Bon sang, cher ami, ce n’est pas aujourd’hui qu’il faudra tenter votre chance à la loterie! » ou une autre rosserie du même gabarit. En d’autres circonstances, cette taquinerie ne m’aurait pas tellement dérangée mais, là, ici, ce soir, cela me serait insupportable.
VI
Hormis quelques rares exceptions, ma clientèle se composa tout naturellement de femmes. De femmes dans la fleur de l’âge. Je veux dire que je parvenais difficilement à fidéliser de jeunes épouses trop occupées par la maternité ou la découverte de la gestion ménagère et que les femmes qui avaient vécu, comme on dit galamment, leurs plus belles années, étaient plutôt à la recherche de produits ciblés proposant davantage des soins corporels spécifiques comme des traitements antirides et autres arnaqueries dont Caresse n’a jamais véritablement fait son cheval de bataille! En quelques mois, j’avais exploré le moindre recoin de la ville et constitué une clientèle stable qui m’assurait de raisonnables revenus. Somme toute, une clientèle de femmes de mon âge : ce qui, je me le dis seulement maintenant, facilita certains rapprochements. Du matin au soir, du lundi au vendredi, de janvier à décembre, je fus ainsi plongé dans un bain de féminités et, je dois l’admettre, j’y trouvais du plaisir. J’allais de femme en femme comme le papillon saute de fleur en fleur avec une légèreté, d’apparence, toute insouciante.
VII
En effet, il y a bien un vieux pot de fond de teint dans le placard mais sa couleur chair foncée ne correspond pas du tout à ma peau mate et blanche. Cela risque même de faire pire que bien d’autant plus que la pâte périmée est devenue méchamment granuleuse. Bon, faut trouver autre chose !
VIII
Durant ces longues années, je n’ai jamais songé à me «mettre en ménage» et encore moins à me marier. Mes fréquentations féminines, loin de me rebuter, me comblaient : je pouvais jouir d’une multitude de relations gracieuses, je savourais la part de charme unique que chaque femme porte en elle comme une délicate sucrerie dont j’avais pris le parti de ne point abuser.
Les événements n’orientèrent vers une sorte de destinée médiane. Comme on dit d’un marin qu’il a une femme dans chaque port, moi, j’ai une femme de bonne compagnie dans chaque quartier de la ville ! Je leur rends toujours visite en fin de tournée. Elles sont la cerise quotidienne sur mon gâteau et, vous le pensez bien, notre rencontre hebdomadaire ne se limite plus à la présentation de mes savonnettes, même si mes produits de soins tiennent toujours une place, comment dire, «transversale» dans nos délicieux échanges.
IX
En fait, mes relations privilégiées de fin d’après-midi ont coïncidé avec le changement de stratégie de la savonnerie. Jusqu’alors, je distribuais sagement mes Caresse : tout au long de la semaine, je vendais les mêmes savonnettes avec une régularité tranquille dont je me satisfaisais dans un confortable train-train. Cette simplicité marchande mettait, somme toute, mes clientes sur un pied d’égalité. Un seul produit, un seul rapport, amical mais mercantile, considérant qu’en se lavant toutes avec le même savon, elles devenaient comme un seul corps, à la fois unifié et indistinct, juste déplacé aux différents endroits de la ville. La chose, je veux dire l’idée que je me faisais de la chose, évolua lorsque la savonnerie Caresse se mit à penser que le profit passait par la diversification du produit, à moins d’ailleurs que cela soit la survie même de cette petite entreprise implantée dans je ne sais quelle vallée perdue du Sud qui était en jeu dans ce revirement commercial. Trop satisfait par ma propre situation et sans ambition particulière, il est probable que je ne me rendais point compte que le monde des affaires, à l’image du monde tout court, était insidieusement en train de changer. La savonnerie, donc, se lança dans la multiplication de pains parfumés. Toutefois, en bonne entreprise ancestrale, elle n’abandonna pas Caresse. Je ne sais quel conseiller avisé dut suggérer à la direction de l’entreprise qu’il fallait innover sans changer ! On ajouta ainsi, pour chaque nouveau produit, un adjectif à la marque. Ils ont commencé par Coquine. Coquine Caresse. C’était un savon plus capiteux, avec une attaque plus franche, légèrement talqué. Plus généreux que l’antique Caresse, le savon plut tout de suite et cela encouragea certainement l’entreprise à poursuivre cette nouvelle orientation commerciale. C’est Fernande qui fut la première cliente à tomber sous le charme et elle lui devint rapidement fidèle. Au point qu’elle ne voulut jamais essayer les autres variations qui suivirent au fil des promotions trimestrielles et encore aujourd’hui, enfin hier, elle en usait encore avec un plaisir jamais démenti. C’est comme si elle avait trouvé le savon qui lui correspondait parfaitement : une sorte de fulgurant coup de foudre suivi d’une satisfaction permanente qui ne se démentit jamais. De mon côté, je ne pus m’empêcher d’associer Fernande à Coquine. Son corps se mua au fil des mois et des années. Pendant que sa peau s’imprégnait des caractéristiques olfactives du savon, sa façon d’être se rapprocha insensiblement de l’image que je me faisais de ce qui était l’essence du produit. Ainsi, Fernande était devenue, à mon nez certes mais aussi à mes yeux, l’égérie parfaite de Coquine. Je n’aurais jamais imaginé qu’un simple savon, conçu quelque part dans une lointaine et discrète entreprise sur le déclin, pouvait autant transformer quelqu’un. J’en fus à ce point impressionné que je me surpris à ne plus proposer Coquine à ma clientèle et à réserver son exclusivité pour ma Fernande. Elle devint tout naturellement ma Coquine du lundi soir.
X
Tout de même bizarre, ce bouton sur le nez, juste le dernier jour de ma dernière semaine ! J’avais
bien senti une légère irritation, lundi soir, me frottant le pif davantage que de coutume mais j’attribuai cette chatouille au quartier de Fernande qui longe le fleuve, côté Est, souvent rafraîchi, en cette saison, par un vent persistant. Fernande dit qu’il attise les ardeurs des vieux amants !
XI
Fort de son premier succès, la savonnerie persévéra en proposant chaque trimestre un nouveau produit. Enfin, c’est beaucoup dire. Pour le connaisseur que j’étais, je parlerais davantage d’une variation autour de ce qui faisait la base olfactive de Caresse. Ce qui n’était, somme toute, pas idiot puisque cela me permettait de proposer une gamme cohérente où chaque cliente pouvait trouver la note originale qui convenait à son humeur sans renier l’essence de base de la marque. Mes ventes augmentaient, mes revenus de même. C’est à cette époque que, vu le succès grandissant, j’ai dû changer l’organisation de mes tournées. Au début, lors de ma visite, je présentais et vendais ce que j’avais dans ma valise. Un brin de boniment, le choix de ma cliente, le paiement de l’achat et hop, la chose était faite. Avec l’offre élargie, cette pratique devint rapidement impraticable. J’optais ainsi pour une valise d’échantillons dont je vantais les qualités et les caractéristiques avant de prendre les commandes que je livrais, bien plus à l’aise, la semaine suivante. C’était mieux : la vente immédiate demandait parfois une brusquerie qui n’était agréable ni pour moi ni pour elles. Le fait de postposer à la semaine suivante la conclusion de la vente m’apporta aussi la découverte d’une jouissance reportée, plus contenue et moins précipitée qui, je m’en rendis compte, convenait à cette gente féminine que je ne cessais d’apprécier, au plus j’entrais dans l’intimité de leurs univers. Je prenais le temps de présenter mes savons, de proposer un nouveau venu dans la gamme, d’en humer la note, de comparer avec celui qu’elle prenait d’habitude, d’y mettre le nez puis de revenir à l’autre, d’avoir quelques échanges complices ou de frôler nos mains affairées et, malgré cette complicité tranquille, de laisser la chose en suspens, de juste commander quelque chose dont nous ne profiterions que la semaine prochaine. Ces instants de partages avaient quelque chose d’excitant qui ouvrait entre mes clientes et moi des espaces de connivences que je n’avais pas soupçonnés en commençant le métier. Ces petits moments de complicité prirent le pas sur mon souci de rentabilité et je dois bien admettre qu’il me devenait de plus en plus pénible d’abréger mes visites, du moins avec un certain nombre de mes clientes. C’est ainsi qu’à force d’allonger nos essayages olfactifs, je prolongeai ma présence auprès de Sophie au delà de ce qu’il était convenu. Sophie devint ainsi mon mardi soir et je n’ai pas souvenance, depuis le temps, d’un tête-à-tête manqué.
XII
Merde ! Avec ce miroir grossissant, ce bouton est encore plus vilain que je ne le pensais. Comme je n’ai plus une vue de jeune premier, je ne mesurais pas l’ampleur du dégât.
Il me défigure carrément le visage ce salaud et je vois bien maintenant la pointe blanche pleine de pus. Si je la perce, ce sera encore pire, non ? Faut vraiment que je trouve une solution.
XIII
Troublante Caresse venait de sortir. Chaque nouveauté était promotionnée par un échantillon accompagné d’un petit cadeau, ici, une fleur en papier parfumé, le tout présenté dans une jolie boîte aux couleurs du savon. C’était la mode des fleurs artificielles, celles qui ne se fanent jamais ! Cela renforçait assurément l’image d’un monde plus propre, toujours plus hygiénique. Décidément, la savonnerie excellait à se mettre au goût du jour. J’avais profité de l’instant où Sophie remplissait la fiche de commande pour glisser le présent sur le guéridon où elle déposait habituellement mon chapeau. J’avais surtout accompagné le cadeau d’une petite carte de visite sur laquelle j’avais eu l’audace d’écrire « Aussi Troublante que vous ». Je m’étonne encore aujourd’hui de l’audace de mon geste. Quoiqu’il en soit, je pus constater, ce jour-là, comme les fleurs et les mots doux avaient un pouvoir de séduction efficace. Au moment de partir, lorsqu’elle me rendit mon couvre-chef, elle découvrit la chose, se jeta dans mes bras et je ne quittai les siens que bien plus tard, après avoir inauguré ensemble cette Troublante Caresse. Fort de ce succès, je réitérai sans attendre ma stratégie auprès de Fernande. Cela faisait quelques mois que nous prolongions nos rencontres de fin d’après-midi par un délicieux goûter agrémenté de douces galanteries et je dois avouer que mon inexpérience comme ma timidité ne me poussaient pas à entreprendre quelqu’initiative qui aurait pu lui déplaire. De la même façon, profitant de son affairement dans la cuisine, je déposai un colis-cadeau dans la salle de bain. La Maison venait juste d’élargir encore sa gamme de produits avec des shampoings assortis. L’occasion était belle de lui offrir un flacon de Coquine accompagné, dans son écrin transparent, d’un petit cahier cartonné qui faisait penser à ces carnets de poésie que les jeunes filles remplissent avec émoi. Comme il se doit, je l’avais inauguré par une dédicace qui, si mes souvenirs sont bons, devait être « Du coq à sa Coquine ». Je ne sais d’où me venait subitement cette verve facile, toujours est-il que mon cadeau-surprise produisit l’effet espéré. La semaine suivante, la porte de l’appartement était entr’ouverte et Fernande m’attendait, nue sous la douche, en me tendant le beau flacon de shampoing me suppliant d’un air que je ne lui connaissais pas encore « Tu me shampooines la crête, mon coq hardi ? ».
XIV
Tiens, je pourrais mettre un petit patch anti-moustiques. Il doit me rester quelques exemplaires. J’avais acheté une boîte, l’été dernier, lorsque le quartier de Julienne était infesté de ces bestioles. C’est le quartier le plus bas de la ville, fort marécageux avant les travaux d’assainissement du siècle dernier mais qui a gardé des recoins humides et malsains. Sinon, c’est le quartier typique des vieux
centres villes avec ses ruelles étroites et ses commerces exotiques. Si je colorais délicatement le petit carré de tissu avec un marqueur brun beige clair, cela pourrait aller, non ? Faut essayer de toute façon. Vu le temps qui me reste avant de me mettre en route, ce n’est plus le moment de tergiverser.
XV
Ce soir-là, nous avions pris tant de plaisir à nous savonner l’un l’autre que l’échantillon fut rapidement épuisé. Emoustillé par cette délectable expérience, je ne pus qu’associer Troublante Caresse à ma Sophie, lui réservant dorénavant l’exclusivité de sa consommation car, après ce que j’avais vécu, je ne me voyais plus vendre un objet définitivement associé à ma troublante hôtesse du mardi soir. Cela aurait été comme trahir une intimité bénie par ce savon tombé à point nommé dans nos mains. Nos rendez-vous hebdomadaires se muèrent ainsi en de belles séances de savonnages réciproques devant l’évier de la cuisine car à l’époque Sophie n’avait pas de salle de bain. La marque Caresse portait finalement bien son nom et j’en étais assurément le fier représentant puisque je mettais en pratique ce qui n’était jusqu’alors qu’un mot enrobé d’un adjectif. Le savon était devenu l’utile intermédiaire entre nos deux corps, l’objet médiateur de nos ébats. Nos caresses se donnaient des audaces qu’elles n’auraient pas prises sans la fine couche de mousse parfumée et nous pensions déjà qu’à l’avenir nos mains exploreraient des zones inexplorées en usant de l’alibi que le savon pouvait nous donner. C’est vrai, Sophie ne faisait que me laver et, par pure galanterie, je ne pouvais que lui rendre la pareille avec la haute conscience professionnelle que m’autorisait le statut d’expert de la propreté dont je m’étais suffisamment revendiqué. J’acquis rapidement une dextérité certaine à soumettre le corps de Sophie aux plaisirs de la chair. Je faisais d’une pierre deux coups : non seulement elle devint la femme la plus propre de la ville mais à coup sûr la femme la plus caressée, la plus dorlotée du quartier, soumise à une jouissance sans honte et sans arrière-pensée. Avec Julienne, la chose se conclut encore plus prestement. A la fois, je m’étais enhardi par la fréquentation régulière de mes deux égéries mais les événements me furent, ici, extrêmement favorables. J’arpentais le quartier de la ville basse depuis déjà quelques temps sans atteindre un taux de pénétration satisfaisant. Etait-ce dû à la pauvreté relative des habitants ou à l’agencement étriqué des rues, le nombre d’impasses ou d’immeubles sans sonnette, toujours est-il qu’à part quelques bonnes adresses, je ramais, je ramais. Il y a, au centre du quartier, une petite place pleine d’échoppes artisanales. Ce jour-là, j’ai voulu la traverser pour atteindre un bloc de ruelles que je n’avais pas encore exploré. Dans la cohue, ma valise heurta une passante qui, sous le choc, glissa dans la rigole. C’était Julienne. Manifestement, elle s’était fait mal au pied et râlait ferme. Pour me dédouaner de cette malencontreuse collision, je lui proposai de lui offrir un onguent qui devrait la soulager rapidement. Je ne sais quel nouveau génie du marketing naissant avait eu l’idée d’ajouter à la gamme une palette d’onguents parfumés aux vertus apaisantes.
Pour survivre Caresse multipliait les innovations et le génie en question était de ces hommes d’affaires convaincus que progression des ventes rimait avec une valse d’incessantes nouveautés. Julienne me guida vers son petit appartement dans une impasse adjacente où, non contente d’accepter mon cadeau, elle me suggéra de lui enduire le pied contusionné avec cette crème miracle. Je sortis Bienfaisante Caresse de ma valise et me mit à l’ouvrage. Je ne sais si ce fut l’effet immédiat du produit ou le doigté de mon massage mais, après quelques instants, Julienne lâcha un petit cri de plaisir qui ne trahissait pas son origine. Comme le cambrioleur perçoit le déclic du coffre-fort qui cède sous ses doigts habiles, je compris sur le champ que le doux gémissement de ma nouvelle recrue allait m’ouvrir une voie royale vers de nouveaux délices. J’en restai prudemment là, lui proposant de repasser la semaine suivante pour m’enquérir de son état, ce qu’elle accepta avec un sourire complice. Cela ne faisait point de doute, Julienne était devenue ma bienfaisante du mercredi soir.
XVI
Ce méchant bouton grossit à vue d’oeil! Je couve peut-être quelque chose de grave ! Bon, à force de mettre son nez où il ne le faut pas, on attrape des saloperies, c’est bien connu.
XVII
Clotilde, je l’ai rencontrée à la piscine municipale, celle qui longe le fleuve et qui fait penser à un navire amarré aux quais. J’avais, en effet, débuté le métier dans le quartier et mes premières semaines furent exclusivement consacrées à son quadrillage systématique. J’y avais repéré le Neptunium et je m’étais dit qu’une séance de natation pour terminer la semaine me ferait le plus grand bien. Ce vendredi-là, comme pour célébrer la fin de mon exploration, j’avais fourré un maillot dans ma valise avec l’intention d’aller faire trempette dans ce vaisseau aussi vitré que chloré. Je fis quelques longueurs de bassin avant de sortir prématurément en me disant que ce n’était pas la meilleure activité pour détendre mes cuisses endolories par une semaine de marche intensive. Sous la douche, je laissais couler l’eau chaude sur mon corps fatigué et comme j’avais pris la précaution d’emporter dans mon sac de bain une briquette de Caresse, je me savonnais abondamment et à plusieurs reprises. Une dame vint se mettre sous la douche voisine. Elle laissait couler l’eau sur ses cheveux noirs et, les yeux clos, semblait chantonner discrètement. Je la dévisageais. Je la trouvais ravissante. Comme elle prolongeait, elle aussi, le plaisir, en se frottant délicatement avec les mains le haut du corps, je lui tendis mon savon. C’était Clotilde. Elle ouvrit ses mains dans laquelle je déposai Caresse. Nous nous retrouvâmes le vendredi suivant. Nous n’avions pourtant pas pris rendez-vous.
Clotilde devint ma douce rencontre du vendredi soir. Au début, j’arrivais le premier dans la piscine où elle me rejoignait pour effectuer quelques longueurs communes avant de profiter d’une quiète séance de douche au parfum de Caresse. Au fil des rencontres, nos ébats aquatiques se réduisirent : ils étaient devenus un simple prétexte, une sorte de préliminaire à ce que nous adorions manifestement, une longue douche chaude entrecoupée de savonnages. Nous parlions peu et nous n’en demandions pas davantage jusqu’au jour où Clotilde me demanda de lui savonner le dos. Cette demande inattendue me troubla. Elle se retourna prestement m’offrant la vue de son dos nu. Mis en évidence par un maillot noir, merveilleusement échancré, sa peau légèrement basanné perlait d’une multitude de petites bulles d’eau. L’émotion fut telle que je sentis instantanément l’effet dans mon maillot et je ne savais plus comment assumer cette délicate situation. Il est probable que Clotilde s’en aperçut car, pendant que je continuais à lui savonnais le dos, les doigts tremblant d’émoi et mon dard de plus en plus tendu, elle me dit, l’air de rien, qu’elle connaissait assez bien un des maîtres-nageurs de la piscine, qu’il pourrait gentiment leur donner accès au vestiaire familial qui comprenait une petite salle de douche privée. Ainsi, avec une régularité inaltérable, je retrouvais Clotilde tous les vendredis soir dans un vestiaire froid et certes impersonnel mais que nos yeux énamourés n’étaient pas loin de considérer comme le parfait sérail. Jamais d’ailleurs, nous n’avons évoqué l’idée de trouver un autre lieu pour nos cajoleries. De même, il faut que je le précise, nous n’avons jamais été infidèle à Caresse. Ce fut le savon de notre première rencontre et il le resta. Alors qu’il est devenu un simple produit de référence largement détrôné par les incessantes nouveautés de la savonnerie, nous l’avons utilisé jusqu’à ce jour.
XVIII
Hier soir, en me dirigeant pour la dernière fois vers la petite maison qu’occupe Eléonore, j’ai fait un petit crochet par le parc qui jouxte son quartier, le plus chic de la ville. Depuis le temps que je prenais ce chemin pour rejoindre celle qui fut mon rendez-vous du jeudi soir, je ne m’étais encore jamais arrêté dans cet espace bordé de platanes et fréquenté par de nombreuses familles qui venaient profiter de la plaine de jeu et d’un adorable petit étang. Pensif, je regardais les enfants s’agiter sous l’oeil discret des parents et j’en ressentis une grande nostalgie. A la veille d’en finir avec une existence somme toute aussi routinière que celle de ces familles bourgeoises, les enfants en moins, je fus submergé par un troublant sentiment de lassitude auquel j’étais peu habitué, sans doute trop occupé par ce métier qui occupait tout l’espace de mon esprit. Ainsi, me disais-je, les bras étendus de part et d’autre sur le dossier de bois, je suis aussi seul, ici sur ce banc que dans la vie. Oui, je me suis laissé porter par le métier, par l’amicotage des femmes et par une sorte de conscience professionnelle suprême qui m’a conduit à prolonger mes journées de travail par la fréquentation quasi compulsive de mes cinq beautés comme si cette croisade pour la propreté des corps féminins n’avait pas de limites et qu’elle méritait un engagement à ce point total que je m’y étais immergé, corps et âme. Paradoxalement, aussi étonnant que cela puisse paraître, je ne sais quasi rien d’elles. Je crois qu’elles vivaient seules mais maintenant que j’y songe je serais bien incapable de vous fournir des
détails concrets de leur existence quotidienne : nos relations se sont toujours limitées à nos séances de propreté ludiques et sensuelles. Je n’ai été, somme toute, qu’un agent de salubrité physique au service de femmes esseulées. Est-ce, au milieu de ce parc arboré, le surprenant coup de fatigue qui me fait penser que je ne fus qu’une occasion parmi d’autres de satisfaire un fantasme féminin? Comme le facteur qu’elles laisseraient entrer pour déposer, vite fait, son petit recommandé dans la fente de leur intime boîte aux lettres ou, pour rester dans les clichés, le plombier qui viendrait déboucher le tuyau d’un évier mal siphonné ou encore, tant qu’on y est, le ramoneur pour venir, comme il se doit, nettoyer une cheminée encrassée. Me voilà, me disais-je, au milieu du gué, ce n’est pas le moment d’abandonner la tâche que je me suis dévolue et ce n’est pas un petit moment de déprime qui doit introduire le doute dans mon esprit. Je n’ai peut-être été qu’un simple colporteur de savonnettes sachant mettre habilement la main là où la briquette était la plus utile au bonheur de ces dames.
XIX
Si encore je retrouvais Clotilde chez elle à l’appartement qu’elle occupe dans l’immeuble en face de la piscine, je pourrais plus aisément me contenter d’un simple sparadrap : sans doute, elle ne le verrait pas dans la lumière tamisée par les persiennes totalement abaissées en cette saison d’été. Par contre, dans ce vestiaire inondé de lumière par deux larges dômes, je n’ai aucune chance d’échapper à son regard perçant. J’avais d’ailleurs songé que cette ultime rencontre aurait pu se dérouler chez elle. Cela aurait facilité la chose et je ne sais d’ailleurs toujours pas vraiment comment je vais m’y prendre dans ce lieu public. J’aurais dû y songer bien à l’avance mais j’étais tétanisé par une proposition de changement qu’elle aurait trouvée, à coup sûr, saugrenue. Intuitive comme elle est, Clotilde aurait trouvé cela étrange et je ne voulais prendre aucun risque. Mais c’est connu, à ne rien risquer on risque de tout perdre. De toutes les peaux sublimes de mes fins d’après-midis savonnières, Clotilde est la plus sensible, la plus douce et c’est bien pourquoi je tenais tant à finir avec elle.
XX
Pour Eléonore, ce fut facile. Enfin, je veux dire, plus facile qu’avec les trois autres. La lame du rasoir y est certainement pour quelque chose, ça coupe drôlement bien ces petites pièces de métal. Cela faisait déjà quelques temps que je fréquentais mes autres déesses lorsque Eléonore me laissa entrer chez elle. J’avais déjà plusieurs fois, au seuil de sa porte, vanté mes produits qu’elle repoussait chaque fois avec une délicieuse politesse. Manifestement, elle ne semblait pas le moins du monde attirée par mes savons. Tenace, je n’hésitais jamais à frapper à sa porte lorsqu’un nouveau produit était promotionné. Faut dire qu’elle m’avait tapé dans l’oeil et comme je n’avais pas de conquête du jeudi soir dans ce quartier huppé, je ne désespérais pas d’attirer Eléonore dans mes
filets. Ce vide du jeudi soir m’indisposait : je le vivais comme une faille, une lacune, une véritable rupture dans l’univers que je m’étais construit et où cette belle efflanquée comblerait à merveille cette place laissée outrageusement libre. Lorsque la savonnerie sortit, dans ce qui fut son baroud d’honneur, son dernier coup de rein commercial, Lisse Caresse, une crème épilatoire, je m’empressai de tenter le destin. A mon grand étonnement, Eléonore s’intéressa à la nouveauté et m’en acheta un pot. La semaine suivante, elle me fit entrer dans sa maison car elle voulait me montrer qu’elle n’était pas entièrement satisfaite du résultat. L’époque n’était pas encore aux bandes épilatoires ou autres produits miracles : en fait, il s’agissait bêtement d’une crème granuleuse, sorte de mousse à raser plus épaisse à enduire sur la peau et qui devait adoucir le passage du rabot! Sans pudeur, Eléonore souleva sa jupe pour me montrer l’état de ses belles gambettes. Je pris un air médical, trop heureux d’avoir pu harponner ce beau poisson tant désiré. Je lui fis part de doctes recommandations mais comme elle semblait peu convaincue par mes conseils, je lui proposai une démonstration sur l’un de ses mollets. Mon habileté l’impressionna à ce point qu’elle s’écria, en voyant l’aspect de sa peau, que je devrais devenir son épilateur attitré. Même sur le ton de la plaisanterie, il ne fallait pas me le dire deux fois et ce qui fut dit fut fait. Dans les semaines qui suivirent, Eléonore me tendit candidement toutes les parties velues de son anatomie. Comme je ne tarissais pas d’éloges sur la beauté d’une peau lisse et souple, ma poupée du jeudi soir se soumit avec grâce à une épilation complète et l’obsession d’un poil disgracieux la gagna rapidement. Lorsqu’un jour, elle me demanda de lui raser les poils du pubis, je sortis fièrement de ma valise le cadeau que je venais de recevoir de la savonnerie, sans doute en remerciement pour ma fidélité et mon chiffre d’affaires en constante progression. C’était un rabot en argent massif magnifiquement ciselé et quelques lames en acier. Un tel travail d’orfèvre méritait bien un bel objet de valeur. La chose faite, je passai ma main sur sa peau pour vérifier, comme je le faisais chaque fois, la qualité du résultat. A sentir la fébrilité d’Eléonore, je me dis qu’elle devait, elle aussi, apprécier ce moment d’intimité et lorsqu’elle dépose sa main sur la mienne, qu’elle enfonça ses doigts entre les miens, je compris que nous ne pourrions plus nous passer du plaisir partagé de jouir de sa peau lisse et parfumée.
XXI
En tous les cas, j’ai bien calculé mon coup en fixant ma dernière tournée à cette semaine. Il ne me reste quasi plus aucun produit à vendre. Les dix caisses que j’avais acquises juste avant la faillite de la savonnerie sont vides. A mes exquises compagnes, je ne pouvais tout de même pas annoncer froidement que nous ne pourrions plus profiter de ce qui fut, durant tant d’années, la chose qui nous réunissait : ces savons, ces crèmes, ces huiles qui, comme des intermédiaires bienveillants, favorisaient, entretenaient, exhalaient nos ardeurs intimes.
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents