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L'information vue depuis certains pays ...

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Publié le 26 octobre 2011
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Langue Français

Extrait

DESINFORMATION
Fatigués de lutter contre les forces d’inertie, nous roulions soudés vers la nuit,
subissant l’odeur aigre des corps entremêlés. Le bruit sourd et saccadé de l’acier
sur les rails étouffait les soupirs.
La faim nous tordait le ventre, la soif nous condamnait au silence mais nous
étions vivants. Vivants et fiers.
Les plus chanceux, collés aux parois disjointes de ce vieux wagon de
marchandise tentaient de repérer des bribes de paysages. Ils cherchaient à
comprendre où le destin nous menait. Sans se faire trop d’illusions sur la
capacité de ce dernier à générer de l’espoir.
Le nez collé aux planches vermoulues, ils respiraient un air brûlant et moite,
chargé d’odeurs inconnues pour ces habitants de la ville.
L’état de mes pieds ne m’avait pas permis d’être dans les premiers à entrer dans
le wagon, je dus donc me résoudre à me coucher au milieu des autres.
La chaleur ne faisait qu’amplifier l’odeur répugnante qui y régnait.
Un mélange de saleté, de sueur et, plus forte que toutes les autres, l’odeur de la
peur. Une odeur aigre qui colle à la peau et vous glace les os.
Nous avions quitté la prison deux à trois heures auparavant. La chaleur était si
intense, en ce milieu d’après-midi, que les murs d’enceinte dansaient sous nos
yeux.
Tout était flou, les murs, l’horizon, notre avenir. Tout était brûlé par le soleil,
toute trace d’humanité avait disparu.
Combien de temps étais-je resté dans ce lieu de non vie ?
Une semaine, un mois, trois mois … Ma notion du temps avait, elle aussi, fondu
sous la chaleur.
Mon combat, notre combat, était vrai, sincère, entier. Je le mène et le mènerai
quel qu’en soit le prix. La liberté de vivre, de penser, de parler, de crier sa vérité
valait tous les sacrifices. Les coups de bâton sur la plante des pieds
m’empêchaient de marcher, pas d’avancer vers une vie meilleure.
Certains des camarades n’ont pas eu ma chance, ils agonisent à mes cotés mais
leur mort certaine ne sera pas inutile. Elle nous donne la force, le devoir de
continuer.
Il n’y pas si longtemps encore, nous étions des inconnus les uns pour les autres.
Et il y eu ce soulèvement, cette vague d’espoir un peu folle.
Ces manifestations sur la place Tahrir devenue symbole d’avenir.
Un jour, je prendrai le temps de comprendre pourquoi les places sont si souvent
l’épicentre des révolutions. La Bastille, Tien An Men, et aujourd’hui Tahrir.
Peut-être nos frères syriens ou libyens devraient-ils étudier la topographie de
leur capitale ?
Un grincement nous vrilla les tympans, comme un cri déchirant la nuit.
Le train ralentissait. Nos regards se croisèrent. L’angoisse, anesthésiée par le
bruit régulier et lancinant du train, refit surface instantanément.
Où sommes-nous ? Quelle heure est-il ? Pourquoi le train s’arrête-t-il
maintenant ? Va-t-on nous faire descendre ?
Ceux encore en état de le faire se redressèrent.
Héliopolis … la rumeur se propagea comme une trainée de poudre dans le
wagon. Que pouvions-nous venir faire dans cette proche banlieue du Caire ?
Pourquoi nous amener dans cette ville nouvelle, symbole de l’Egypte
occidentalisée, que tout égyptien appelle d’ailleurs Masr el Guédida ?
Ce flot de questions fut brutalement interrompu par l’ouverture des portes du
wagon. La lumière aveuglante des quais de la gare nous cueillit par surprise.
Sous les néons agressifs nous pouvions distinguer des hommes en arme, encore
et toujours, mais ceux ci n’étaient pas gardiens de prison, des civils plutôt.
Plus surprenant encore, ils ne nous hurlaient pas dessus, ne nous frappaient pas.
Si je n’avais perdu cette notion, je dirais même que leur regard était
compatissant. Ils nous firent descendre des wagons et nous accompagnèrent vers
deux hangars en enfilade situés à une centaine de mètres du quai.
Notre groupe d’une trentaine d’hommes avançait lentement.
La prison vous laisse d’étranges habitudes comme celle de compter tout ce qui
vous entoure, méthodiquement, maladivement, comme pour meubler un vide
oppressant.
C’est ainsi que je me rendis compte que quatre hommes manquaient dans le
groupe. J’esquissais une prière pour eux lorsqu’un garde me prit sous les bras et
m’aida à franchir les derniers mètres. Je me trainais plus que ne marchais tant
mes pieds me faisaient souffrir.
Le hangar était sombre, tout en longueur. Il ressemblait à ces baraquements de
l’armée où sont entassés des dizaines de lits métalliques, tous identiques, alignés
tels des soldats de l’ombre prêts à défiler. Un grand rideau kaki masquait le fond
du hangar.
Un homme que nous n’avions pas remarqué s’avança vers nous. Ce n’était pas
un militaire, ni un membre de la police secrète, j’en avais la certitude.
Le ton de sa voix, sa dialectique, son élégance discrète faisaient plutôt penser à
une de ces personnalités que l’on avait l’habitude de voir à la télé et qui nous
expliquait à quel point la société égyptienne était un modèle pour l’ensemble du
Moyen-Orient. Le pays connaissait certes quelques difficultés (sic), mais nous
étions le phare du monde arabe. Cela aurait pu prêter à sourire, mais nous
n’entendions plus cette propagande gouvernementale. Elle glissait sur nous,
étouffée par la dureté de notre vie quotidienne et notre soif de liberté.
-
Messieurs, soyez les bienvenus. Veuillez nous excuser pour l’inconfort
de votre voyage mais notre réseau ferroviaire nécessite encore des
efforts d’infrastructure, notamment aux confins du désert.
Vous êtes ici chez vous, et le gouvernement égyptien et moi même,
sommes heureux de vous y accueillir afin de vous aider à gommer,
autant que possible, les difficiles semaines que vous venez de vivre.
Vous aurez la possibilité de dormir, vous laver et vous restaurer dans
des conditions honorables. Un médecin est à votre disposition si vous
étiez victime de quelque indisposition que ce soit …
« Victime de quelque indisposition que ce soit » … Nous aurions eu devant nous
un extra-terrestre que notre réaction ne fut pas très différente. Qui pouvait bien
être cet homme qui assimilait les semaines de torture que nous venions de subir
à une « indisposition » ?
Nous aurions dû hurler face à cette provocation, nous n’étions que moutons
hagards. Là était le but ultime de la torture, casser le ressort de la révolte et de la
dignité humaine existant en chaque homme.
Dans le regard des mes compagnons, je pouvais lire autant de résignation que
d’inquiétude. Nous n’écoutions plus l’homme, seul nous importait de
comprendre ce que nous faisions là. Nous ne pouvions croire à la réalité de cette
farce sur l’avenir du transport ferroviaire en zone désertique.
La scène devenait surréaliste.
-
… Et afin que votre séjour ici puisse se dérouler dans les meilleures
conditions, nous avons fait installer dans ce modeste hangar des
sanitaires dont vous pourrez apprécier la fonctionnalité dans quelques
minutes.
Au même moment, un autre homme sortit de l’ombre, ouvrit d’un geste
ridiculement théâtral le grand rideau kaki et dévoila à nos yeux un alignement de
cabines de douches ultra modernes, aussi incongrues ici qu’un sauna finlandais
dans un village bédouin.
Cela faisait maintenant dix bonnes minutes que nous écoutions hébétés ce pantin
absurde et la station debout me faisait souffrir.
La douleur sous mes pieds devenait intolérable, et mon regard était
inexorablement attiré par les matelas flambants neufs qui avaient été disposés
sur les lits métalliques. Ils étaient bien trop épais pour les sommiers archaïques,
mais ma fatigue, et le fait que je n’avais pas dormi depuis des lustres dans un
vrai lit, balayait vite le coté ridicule de la chose.
Des vêtements neufs étaient également disposés près de chaque lit. Sur les tables
de nuit en métal figurait un chevalet avec nos noms dactylographiés.
Ne manquait plus qu’un petit mot de bienvenue du directeur central de la police.
Aussi furtivement qu’il était apparu, notre homme s’effaça, non sans nous avoir
souhaité une bonne fin de nuit. Le petit déjeuner nous sera servi à 9 heures, et
les vêtements neufs sont de rigueur.
Les lourdes portes du baraquement se refermèrent avec un bruit de serrure qui
répondait à la première de nos interrogations. Nous n’avions pas recouvré la
liberté.
Certains de mes camarades s’effondrèrent sur le lit et s’endormirent
immédiatement, d’autres se précipitèrent sous des douches que nous n’avions
pas fréquentées depuis des mois.
Avec une dizaine d’hommes, nous nous sommes réunis pour tenter de
comprendre le but de ce simulacre d’humanité.
Est-ce la fatigue ou la soudaineté des évènements ? Toujours est-il qu’aucune
thèse plausible ne put être échafaudée.
Nous avions tous beaucoup espéré, puis beaucoup souffert ces derniers mois et
nous n’étions en rien préparés à cette forme perverse de déstabilisation.
Le soleil emplit brutalement le baraquement à l’ouverture des portes. Une
bordée de jurons répondit aux salutations matinales esquissées par nos gardes.
Les quelques heures de sommeil que nous avions pu grappiller n’effaçaient en
rien notre épuisement et notre méfiance maintenant profondément ancrée.
Après une toilette perçue comme une seconde naissance, nous nous sommes
dirigés vers le deuxième baraquement afin d’y prendre le petit déjeuner.
Les portes grandes ouvertes nous laissaient deviner un buffet digne des plus
grands palaces cairotes. Plus rien ne nous surprenait maintenant et la faim se
chargea de faire tomber les dernières peurs.
Nous avons ingurgité des quantités phénoménales de nourriture. Sans parler, et
sans presque respirer.
Après des semaines et des mois de malnutrition, cette débauche de nourriture
avait quelque chose d’indécent, mais aussi de totalement irrésistible.
Notre beau parleur revint au moment même où nos gardes proposaient des
cigarettes aux volontaires.
Une chose est sûre, il savait soigner ses entrées.
Les médecins seraient à notre disposition dans quelques minutes, et nous aurons
ensuite « quartier libre» jusqu’à 17 heures, où nous serions conviés à une
présentation.
Les mots « quartier libre » déclenchèrent l’hilarité générale. En revanche la
présentation
réveilla en nous son lot de peurs.
Tout ceci n’ayant aucun sens, cela ne pouvait durer. Cette évidence était le seul
point sur lequel nous étions tous d’accord.
La journée ne fut que mascarade.
Les médecins militaires me demandèrent avec insistance sur quoi j’avais
marché pour me provoquer de telles blessures à la plante des pieds.
« Sur des matraques » leur répondis je en les regardant droit dans les yeux.
Hier encore, cette réponse m’aurait valu torture et cachot. Ils se contentèrent de
me prescrire une paire de béquilles.
Les militaires obéissent aux ordres. Quels qu’ils soient.
A 16h45, les gardes nous regroupèrent vers le premier baraquement.
On nous fit patienter sous le soleil brûlant de cette fin d’après-midi. Un militaire
s’approcha et nous distribua un numéro à chacun.
La relative détente de ces dernières vingt-quatre heures s’était maintenant
totalement dissipée. Elle laissait place à une sourde angoisse amplifiée par notre
impossibilité de communiquer. Nous devions rester silencieux et entrer un par
un dans le hangar.
Une phrase, une seule, prononcée au mégaphone suffit à nous glacer le sang :
« Pensez bien à vos familles ».
Des compartiments numérotés d’environ quatre mètres sur trois avaient été
fermés par des rideaux. Nous devions rejoindre celui correspondant à notre
numéro.
En pénétrant dans le hangar, ma première pensée fut pour la climatisation
poussée à fond. Comment avaient-ils pu installer cela dans la journée ?
Cette pensée futile me permit d’oublier quelques secondes que mes jambes
tremblaient. Un mélange de peur et de douleur faisait se dérober le sol sous mes
pieds.
Un carton maladroitement épinglé sur le rideau kaki indiquait la zone 3.
Ma gorge me brûlait, une onde glaciale me parcourait l’échine et c’est d’une
main maladroite que j’entrouvris le rideau.
Je sentais que ma vie ne tenait qu’à un fil.
J’avais devant moi deux hommes et une femme. Occidentaux.
Et la reconstitution presque parfaite de ce que j’imaginais être un plateau de
télévision. Caméras, micros, éclairages, rien ne manquait. Seuls les fauteuils de
toile poussiéreux et la table basse en métal noir écaillée trahissait le caractère
précipité de la mise en scène.
A peine fis-je quelques pas, que les projecteurs s’allumèrent.
La jeune femme blonde au brushing parfait s’approcha de moi et commença :
« Ici Debbie Lizpound, de la chaine CNN International. Nous venons de
rejoindre les rebelles égyptiens et avons obtenu, en exclusivité mondiale,
l’autorisation d’interviewer l’un d’entre eux, Mohamed Safik.
Cet homme, récemment évadé de la terrible prison d’Al-Aqrab vient de
rejoindre la ville d’Heliopolis où nous nous trouvons aujourd’hui. Il semble en
excellente santé, ce qui contredit les rumeurs qui circulent au sujet de
maltraitances des prisonniers rebelles.
Les autorités égyptiennes nous ont fait part de leur volonté d’entamer des
négociations sur des modifications constitutionnelles majeures et ont
formellement démenti tout acte de torture à l’encontre des insurgés.
Monsieur Safik, que pensez-vous de l’attitude progressiste du gouvernement
égyptien ? Considérez-vous comme une victoire le fait d’avoir pu éviter de part
et d’autre toute violence ? …. «
Des larmes de rage me brouillaient la vue et je vis le visage de mon fils Tarik.
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