Big Sur
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Description

J’ai pas mal voyagé. Je ne suis pourtant pas guéri de la tension aéronautique. Je multiplie les retours sur les parcours fléchés de peur de ne pas avoir suivi la bonne indication malgré lecture et relecture des panneaux, de ne pas retrouver mes bagages, de pas être face au bon tapis roulant, de ne pas reconnaître ma valise. Bref ma vie est difficile, ma vie oui bien sûr, les aspirations, les choix, les engagements, mais là je pense surtout à une partie non négligeable de ma vie, les petites choses que la plupart réalisent sans le moindre tracas. Si les petites choses routinières m’imposent déjà une vigilance de tous les instants, le moindre événement, banal pour les êtres humains normaux, mobilise mon attention presque jusqu’au point de rupture. Faire ma valise, penser rétrospectivement à ce que j’ai sans doute oublié, consulter mon numéro de vol sans cesse, m’installer dans l’avion sans m’être trompé de siège. Lorsque tout s’est bien passé je tiens là mon premier moment de décontraction avant la flûte de Champagne bue rapidement de crainte de voir le liquide s’élever subitement dans l’air. Pendant le repas coudes au corps j’essaie d’identifier le morceau de poulet rebelle avant qu’il n’aille atterrir sur la poitrine de ma voisine. Je n’ai jamais été doué pour la routine, le quotidien, les actes banals. J’ai longtemps rêvé, au cours d’une adolescence n’en finissant pas, d’une vie libérée de tous ces gestes alors perçus comme méprisables.

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Publié le 11 juillet 2015
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Langue Français

Extrait

 J’ai pas mal voyagé. Je ne suis pourtant pas guéri de la tension aéronautique. Je multiplie les retours sur les parcours fléchés de peur de ne pas avoir suivi la bonne indication malgré lecture et relecture des panneaux, de ne pas retrouver mes bagages, de pas être face au bon tapis roulant, de ne pas reconnaître ma valise. Bref ma vie est difficile, ma vie oui bien sûr, les aspirations, les choix, les engagements, mais là je pense surtout à une partie non négligeable de ma vie, les petites choses que la plupart réalisent sans le moindre tracas. Si les petites choses routinières m’imposent déjà une vigilance de tous les instants, le moindre événement, banal pour les êtres humains normaux, mobilise mon attention presque jusqu’au point de rupture.
 Faire ma valise, penser rétrospectivement à ce que j’ai sans doute oublié, consulter mon numéro de vol sans cesse, m’installer dans l’avion sans m’être trompé de siège. Lorsque tout s’est bien passé je tiens là mon premier moment de décontraction avant la flûte de Champagne bue rapidement de crainte de voir le liquide s’élever subitement dans l’air. Pendant le repas coudes au corps j’essaie d’identifier le morceau de poulet rebelle avant qu’il n’aille atterrir sur la poitrine de ma voisine. Je n’ai jamais été doué pour la routine, le quotidien, les actes banals. J’ai longtemps rêvé, au cours d’une adolescence n’en finissant pas, d’une vie libérée de tous ces gestes alors perçus comme méprisables.  Luggage claim Paris CDG, le numéro du vol correspond. Ma valise… bravo. Je m’en tire bien, je ne me perds pas, et dans l’un des aéroports les plus mouvementés de la planète, aéroport que je ne connaissais pas encore. Il ne me reste qu’à trouver la sortie vers les taxis. Un vaste Polynésien totalement couvert de tatouages est mon chauffeur.Where you heading to? Beverly Hills! Wah…among the famous and wealthy! Enfin… je vous passe l’adresse exacte, c’est écrit là. Arriving from ? Paris ! Français ? Oui. Et ben moi aussi, Marquisien. Les Marquises, vous voyez ? Bien sûr, Gauguin, Jacques Brel. Et ici vous êtes venu… ? Le cinéma, comme tout le monde. Pour l’instant à part la figuration dans les films sur le Pacifique… Et vous, pro dans le cinéma, non ? Ah, pas du tout. Non, une amie de jeunesse à revoir. Une star, pour habiter Bervely Hills ? Elle a été un peu actrice mais elle écrit surtout des scripts, fait des adaptations, des traductions. Française aussi ? Française et Américaine. Allez je vous fais passer par Hollywood si vous voulez. Si c’est pas trop long, parce qu’elle m’attend. Non on va juste prendre Hollywood Boulevard, le walk of fame, les cinés d’époque…  Qu’est-ce que je fais pour le vidéophone ? Dîtes simplement Jos. Le portail s’ouvre sur une allée bordée de palmiers royaux terminant par une aire de parking vide. Au revoir et bonne chance pour le cinéma. Merci… la figuration, toujours. Maori dans le prochain film.  Dans le parc à arbustes et massifs de camélias apparaît d’abord une véranda de bois peint en bleu-clair. La maison, de style vaguement hacienda, est totalement blanche hormis le même bleu des volets.  Sa silhouette est celle de toujours. Mince, frêle, affinée encore par la robe longue d’intérieur… et immobile. Je me souviens de sa capacité d’immobilité au milieu de l’agitation frénétique, c’est ce qui avait d’abord attiré mon attention, avant même la pureté de ses traits, la pâleur du visage et la blondeur extrême. Elfique… ce que je m’étais dit alors, que je lui avais répété par la suite. Le même sourire discret,
bienveillant, un peu triste, poignant, me va directement au cœur. Ce n’est que lorsque je m’approche que le sourire s’illumine en promesse d’abandon. La lumière de fin d’après-midi tamisée par les palmes éclaire son visage intact, encore juvénile à quarante-cinq ans. Le baiser est hésitant, timide, avant que nos deux corps s’enlacent en un bref instant de passé.  La maladresse de nos retrouvailles ne cédera qu’après un peu de vin. Restons dehors, à cette table, j’ai prévu quelques victuailles. Champagne ? Si tu y tiens mais pourquoi pas un bon vin californien ? Tout à coup, les jeunes années, là, à table avec nous, dans la lumière minimale du soir. Non, n’allume pas encore. Les rires, l’humour, le rappel des projets fous, la fusion des esprits retrouvée, nos vies d’avant l’unidimensionnel un instant revisitées dans le temps rembobiné.  Big Sur… cela t’évoque quelque chose. Oui bien sûr, un endroit où j’aimerais vivre si j’en avais les moyens. Et bien j’ai hérité d’une maison là-bas et demain… nous pourrions y aller. Tout ce qui est sur la table vient de la région, même le Cabernet Sauvignon. Je ne m’y rends pas autant que je le souhaiterais. Un romancier, comme toi… C’est justement la magie des vins de Big Sur qui avait rappelé nos corps aux jeunes étreintes. La bulle hors du temps, de celles qui de loin en loin rendent la vie supportable, qui abolissent un instant la tyrannie de la médiocrité assumée, de la routine avilissante, du quotidien lâche, avait éclaté.  Le présent et Los Angeles nous avaient rattrapés au petit-déjeuner. Une larme coulait lentement sur la joue de Sylvie. Tu sais, Big Sur, ce ne sera pas possible… l’appel que j’ai reçu, une urgence au studio. Mais si tu veux y aller… Non, dans ce cas je vais avancer mon vol, avec une escale à New-York. Ce n’est pas pour ça que tu pleures ? Ce n’est pas ça, tu sais bien… c’est nous, nous nous entendons si bien uniquement parce que nous avons partagé des rêves jamais réalisés, nous nous entendons si bien uniquement parce que nous n’avons pas mis nos vies en commun. C’est terrible ce… ce face à face avec l’impossible, l’impossible passé, celui du présent et du futur.  Je ne partagerai pas la maison dans les brumes au bord d’une falaise escarpée, mais j’aurai toujours en moi un Big Sur recréé lors des moments volés au temps monétaire, parcouru de sentiers forestiers surplombant un infini Océan Pacifique ouvert à l’imagination romanesque. Le nom bilingue, si californien, m’avait toujours frappé, bien avant que s’y invite la littérature. Depuis, les esprits d’Henry Miller et Jack Kerouac me soufflent les embruns de Big Sur. Sylvie les a rejoints en moi. Heureusement, nous avons les fantômes.
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