L omphalos
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Description

Il s'arrêta net. Elle était là, devant lui. Il devint livide, puis tourna son regard prudemment, sans bouger l'ombre de sa peau. Il ne pouvait la connaître car elle n'existait pas auparavant. Sa vue, peut-être sa vue en déclin ? Non. L'arbre se dressait aux couleurs vert et marron, le ciel sculptait de son bleu les sillons de la rivière, les coquelicots se pavanaient d'être éphémèrement rouges. Tout semblait identique à l'avant. À cette avant vision qu'il eût d'elle. Il reprit son teint de vieil homme sage et s'approcha timidement d'elle. En quelques secondes, il saisit que cette présence bouleverserait le cours du temps, le monde, si d'autres que lui la découvraient. ~ Il habitait une cabane au bout d'un chemin menant à la rivière. Quelques années avant, il avait tout quitté : son travail d'instituteur, son appartement d'homme célibataire et tout ce qui s'en suivait. Il avait fui la ville. Pourtant, c'était un homme très apprécié semblant vivre en harmonie avec son entourage. Il fréquentait la bibliothèque de son quartier et était toujours présent lors des rencontres de lecture ; les parents de la maternelle le comblaient de compliments en fin d'année ; les enfants le submergeaient de dessins remplis de cœur. Il détenait une sagesse et une sérénité que tous appréciaient, du jeune adolescent cigarette à la main, jusqu'au marchand de légumes du petit marché de son quartier. Un vieux sage aimé comme il en existait jadis.

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Publié le 17 août 2014
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Langue Français

Extrait

Il s'arrêta net. Elle était là, devant lui.
Il devint livide, puis tourna son regard prudemment, sans bouger l'ombre de sa peau. Il ne pouvait la connaître car elle n'existait pas auparavant. Sa vue, peut-être sa vue en déclin ? Non. L'arbre se dressait aux couleurs vert et marron, le ciel sculptait de son bleu les sillons de la rivière, les coquelicots se pavanaient d'être éphémèrement rouges. Tout semblait identique à l'avant. À cette avant vision qu'il eût d'elle. Il reprit son teint de vieil homme sage et s'approcha timidement d'elle. En quelques secondes, il saisit que cette présence bouleverserait le cours du temps, le monde, si d'autres que lui la découvraient. ~ Il habitait une cabane au bout d'un chemin menant à la rivière. Quelques années avant, il avait tout quitté : son travail d'instituteur, son appartement d'homme célibataire et tout ce qui s'en suivait. Il avait fui la ville. Pourtant, c'était un homme très apprécié semblant vivre en harmonie avec son entourage. Il fréquentait la bibliothèque de son quartier et était toujours présent lors des rencontres de lecture ; les parents de la maternelle le comblaient de compliments en fin d'année ; les enfants le submergeaient de dessins remplis de cœur. Il détenait une sagesse et une sérénité que tous appréciaient, du jeune adolescent cigarette à la main, jusqu'au marchand de légumes du petit marché de son quartier. Un vieux sage aimé comme il en existait jadis. ~ Un jour, en récréation, un enfant vint le voir et lui posa cette question :
- Maître, là, dessous le goudron, il y a quoi ? - Et bien, que penses-tu qu'il y ait ? - Des plaques de fer pour pas que le goudron s'écroule. Répondit l'enfant pas très sûr de lui. - Et sous les plaques de fer, mon bonhomme, tu y verrais quoi ? - Euh, du béton pour tenir les plaques. Non ? - Regarde là bas, l'arbre, le grand arbre si beau, que lui a-t-il fallu pour qu'il grandisse ? - Ah oui, des racines, ils ont fabriqué des tuyaux pour ses racines. - Viens, je te montre ce qu'il y a au pied de l'arbre. Une fois arrivés, le maître creusa un petit trou, prit de la terre et la mit dans le creux de la main de l'enfant. L'enfant dit d'un ton cette fois-ci sûr de lui : Ils sont venus apporter de la terre pour que les racines elles mangent.
Le maître s'aperçut que la vision de l'enfant était le fruit de l'urbain. En classe, il raconta aux enfants ébahis ce qu'il y avait sous le goudron de leur cour : de la terre légitime.
Quand le vieil homme rentra chez lui, il fut pris d'un sanglot. Il n'avait plus la force d'affronter un tel monument : Apprendre la ruralité à ces petits élèves qu'il affectionnait tant. Depuis le début de sa carrière, il souffrait en silence d'être loin de l'eau, de la terre, de la nature, mais luttait quotidiennement pour transmettre aux enfants des valeurs humaines que les médias, la consommation et autres produits de l'homme avaient dénaturées.
Il quitta la ville. ~ Il avait passé une heure dans le bureau du maire d'un petit village, son village natal, il en était ressorti avec l'autorisation de s'installer sur un lopin de terre appartenant à la mairie. Au début, il dormait sous une tente puis il commença à construire une petite cabane en bois. Ses quelques économies étaient suffisantes pour se nourrir, et par chance, une bibliothèque avait été inaugurée l'année d'avant, le maire étant un fin lecteur. Il avait donc de quoi vivre comme il l'avait choisi. Au fur et à mesure, autour de sa cabane, des fleurs, des légumes au son des saisons jaillissaient, des allées bordées d'arbrisseaux se formaient. En deux années, sa cabane devint une petite maisonnette en bois, sans eau, la fontaine du village lui suffisait, sans électricité, juste un coin cheminée pour cuire au feu de bois, des bougies pour s'éclairer et la nature environnante en souffle de vie. ~ Mais sur son chemin, ce qu'il vit le bouleversa. Il s'approcha encore plus d'Elle tout doucement, pencha son buste vers Elle et la regarda longuement. C'était une fleur, de forme identique à un coquelicot, mais d'une couleur qui n'existait pas sur terre. Il demeura près d'Elle de longues heures, assis en tailleur. L'idée de la protéger d'un enclos ne lui vint pas en tête, ni de la cueillir, non, son intention était simplement de la contempler. Puis il pensa à l'avenir de cette fleur de couleur inconnue, comment la préserver ? Il décida de la surveiller toute la nuit d'un regard bienveillant mêlé de curiosité. Il lutta contre le sommeil mais au petit jour, ses yeux se fermèrent. Il rêve. La cour de récréation de ses bambins, dans celle-ci un trou béant, où, tout au bord, les enfants sont accroupis et scrutent de leurs mirettes la sombre profondeur de ce trou. Tout à coup, des plumes jaillissent, des plumes de cette couleur inconnue, cette vision enchante les petits, ils crient, rigolent, s'extasient de cette surprise. Derrière eux arrivent en trombe des adultes, hurlant de peur, horrifiés
par un tel spectacle. Alors, les enfants, sourire aux lèvres, glissent de leur plein gré un par un dans le trou, les plumes recouvrent les corps des adultes les empêchant de retenir leur progéniture. Il se réveille en sursaut et ouvre les yeux. A côté d'Elle, de cette fleur, une pierre, de cette même couleur inconnue. ~ Il se lave dans une bassine d'eau fraîche de la rivière, se change car ses habits ont absorbé l'humidité de la rosée et s'allonge sur son lit. Il pense. Est-il le seul ? Le seul sur la Terre à avoir perçu cette nouvelle couleur ? Se loge-t-Elle sur un autre lopin de terre ? Dans un autre pays ? Le seul moyen se dit-il de le savoir est de se rendre au village et de s'enquérir des actualités.
Il est aux environs de midi, personne sur la place du village, la plupart des hommes travaillent à l'usine dans la ville avoisinante tandis que les femmes s'affairent aux repas des écoliers. Mais habituellement, la piste de boules est envahie par les anciens. Un bruit assourdissant provient du café de la mairie, le seul du village. Il s'en approche et par la porte entrouverte aperçoit tous les anciens attablés devant l'écran de télévision. Il entre. Personne ne semble l'avoir remarqué. L'image incroyable du plus haut gratte-ciel du monde, à Dubaï, captive les esprits des hommes. Sur cette tour, cette couleur, Elle, brillant sur les 160 étages. Couleur de cette fleur et de cette pierre découverte la veille par lui.
Il s'attarde sur l'expression du visage du commentateur : fierté d'être celui qui commente le scoop, sourire jusqu'aux lèvres, le monde peut s'écrouler, le sang peut recouvrir le corps des enfants, les bombes peuvent pleurer leur éclatement, la seule ambition est d'être celui qui aura une audience à la hauteur de cette tour, 828 mètres de hauteur.
Le patron du bar ne sert plus, tous restent bouche bée. Puis, vient le temps du zapping, les autres chaînes, ont-elles d'autres informations sur l'arrivée de cette nouvelle couleur ? Les journalistes articulent comme si leur bouche mesurait l'ampleur de cette information, certains en oublient même de prendre cette tonalité de voix journalistique si formatée. Ils devancent les effets de cette nouvelle ; leur imagination déborde d'un champignon nucléaire vers un extra terrestre, d'une arme chimique vers un dieu nouveau ; ils triturent cette couleur avec comme seul objectif d'attirer le plus de spectateurs. Toutes les chaînes sèment la panique sur dans le monde. Puis silence télé, nos villageois ont eu leur dose, et chacun y va de sa réflexion spontanée : - Une nouvelle couleur, de nouveaux tableaux, il n'y a pas de quoi se faire un monde ! ou bien : Ils ne savent plus quoi inventer ces gens des villes, nous, on va créer une patate à pattes poilues,
vous croyez qu'ils vont nous passer au journal ? - Queue dalle, de toute façon, ils ne font pas la différence entre une araignée et une patate, alors ! L'apéritif du midi se transforma en rigolade.
Notre homme repartit dans un silence anxieux vers sa maisonnée au bout du chemin. La fleur et la pierre se mêlaient à présent aux herbes de cette même couleur. Bientôt les villageois en prendraient connaissance, il craignait leur réaction, mais il décida de prendre les choses en main pour appréhender la portée de cette nouvelle. Après son repas, il marcha tranquillement vers le village et sollicita une entrevue avec le maire. Ce dernier accepta de l'accompagner au bout de son chemin. En route, ils discutèrent de cet événement insolite avec réflexion, cherchant des comparaisons avec certaines découvertes du siècle des lumières, mais rien ne leur semblait aussi extraordinaire et surprenant que l'arrivée d'une couleur dans un spectre scientifiquement établi. Notre vieil homme proposa un café à son hôte afin de le mettre en condition, de le préparer à cette vision, celle du bout du chemin, d'Elle. - Si cela arrivait dans mon village, annonça le maire posément, et bien je ferai tout pour apaiser les peurs de mes habitants. Après tout, une nouvelle couleur, ce ne peut être que du bonheur en plus.
Le maire était donc prêt, pensa le vieil homme, à constater et envisager la suite. Arrivé près de la fleur et de la pierre, le maire pleura comme un enfant déballant un cadeau inespéré. Notre vieil homme lui tendit la main et murmura : « Protégeons-la ». ~ Le lendemain matin, le maire et le vieil homme rassemblèrent les anciens près de la fontaine. Ils posèrent cette question : - Que feriez-vous si la couleur apparaissait dans le village ? Une cacophonie enveloppa le son de l'eau coulant de la fontaine ; le maire coupa alors net l'élan de mots par un geste de la main. Puis il donna la parole au plus ancien : - Et bien, je profiterais de l'occasion pour la contempler le plus possible, je suis proche de la mort et je ne voudrais pas rater une seule seconde cette chance. Et puis elle ne me sautera pas à la tête non ? A tour de rôle, ils prirent la parole dans une sérénité profonde : - Nous sommes à vrai dire tous proches de la mort et la vie court si vite que nous en sommes parfois trop éloignés. - Oui, moi je crois que l'on oublie parfois de contempler le simple et de s'en ressourcer, de se poser les bonnes questions. - Je pense à ce tronc d'arbre cassé, le prunier là-bas. De mille façons il a pu se rompre, plus qu'une branche cassée, il devient le pourquoi d'une rupture. Un enfant grimpant à l'arbre, le poids des
prunes non récoltées, la foudre d'un soir d'été orageux, une balançoire accrochée, un rude hiver, et j'en passe. On passe devant et ? Personne d'entre nous ne l'a remarqué. Regardez comme il est beau. Il s'est brisé laissant apparaître ses entrailles, cette couleur rouge orangée, sa sève, magnifique non ? On passe auprès de couleurs sans les voir, auprès de la vie sans la vivre. Alors je pense à cette nouvelle couleur, sa présence n'est-elle pas là pour nous rappeler toutes les autres couleurs ? - Oui, mais tu sais, je crois bien que l'usine nous a martelés du gris toute notre vie. Je parle pas aussi bien que toi, je sais même pas lire, mais juste je peux dire un truc, « Au secours ! Une couleur étrangère débarque, nous sommes envahis !», non, je dirais plutôt « Il nous reste peu de temps à
vraiment vivre, bienvenue dans notre village si Elle veut s'y installer. » - Ola, moi j'ai peur, non, je veux pas qu'elle vienne, oh ! Je vais pas changer ma vie pour Elle, non mais. Et j'ai peur qu'Elle nous bouffe tout cru ! Notre vieil homme de la maisonnée du bout du chemin répliqua calmement : - Toi, toi qui a peur d'Elle, as-tu eu peur de moi quand j'ai débarqué dans votre village ? Je suis de la ville, j'étais un inconnu pour toi, dis-moi sans retenue, je ne t'en voudrai pas. - Oui, c'est vrai, j'étais pas content, et je me demandais qui tu allais voler, dans quelle maison tu allais te servir pour te nourrir. Puis après j'ai posé des questions aux autres. Comment tu vivais. J'étais un peu rassuré et maintenant, j'avoue, j'aime bien quand tu viens au village. Je ne pensais pas qu'on pouvait se nourrir comme tu le fais, de plantations, de poissons dans la rivière, enfin si quand même, je suis pas bête à ce point-là, je sais bien que les poissons ne pleuvent pas des nuages, mais nous à ton âge, on était au labeur toute la sainte journée, pas le temps de pêcher et de planter. Et maintenant trop vieux, des os qui craquent de partout !Au début je t'en voulais d'avoir tout ce temps, puis ensuite je me suis dit que j'avais la télé, un robot pour la soupe et pleins de trucs pour me simplifier la vie. Pas comme toi. Mais chacun son choix de vie. Je respecte le tien. - Moi aussi, répondit notre vieil homme, je respecte le tien. Tu sais, parfois un homme vole une pomme parce qu'il a faim. Alors, si la couleur se manifeste dans le village, je te promets de te donner de mon temps pour répondre à tes angoisses, mais en échange, je veux bien un bon plat cuisiné par le magasin de ton choix ! Ils rirent tous aux éclats. Le Maire et le vieil homme savaient à présent que tous étaient prêts à découvrir la fleur et la pierre, l'herbe et Elle : la nouvelle couleur. ~ Venez. Le maire les invita à le suivre. En route, tous palabraient sur cette nouvelle. Arrivés au pied de la couleur, les anciens ne prononcèrent plus un mot. L'un recula, comme s'il pressentait un danger. Les autres l'observèrent puis un second en fit de même. Le vieil homme du bout du chemin parla tout doucement : - Ne prenez pas peur, Elle est là depuis hier et rien de néfaste est arrivé. Elle s'est juste répandue un
peu, mais comme vous le voyez, l'herbe s'en inquiète moins que vous, elle est dressée comme une une herbe dans une bonne terre. Aucun signe de dénaturation. La fleur n'a pas rendu l'âme et la pierre n'a pas changé d'aspect. Les deux hommes reprirent place près des autres et semblèrent satisfaits du constat. - Qu'allons-nous faire maintenant ? dit l'un. - Nous réunir dans le café pour consulter déjà la réaction des médias serait une bonne idée je trouve. Mais ne vous prenez pas au jeu de leurs paroles ! Puis, décidons de la suite. Proposa le maire. Tous acquiescèrent. Au bas de la porte du café, le patron assis sur les marches attendait : - Alors, je m'inquiétais moi ! Midi pile et personne. Il vous est arrivé quoi ? Vous avez été pêcher une sirène dans la rivière ? L'un alluma la télévision et un flash spécial, avant même l'heure du journal télévisé avait démarré. Dans toutes les autres pays du monde, la couleur avait atteint la tour la plus haute de chaque grande ville : la One World Trade Center à New York, la Taipei 101 à Taiwan, le Centre mondial des finances de Shangaï etc. Les employés avaient fui leurs bureaux, comme si leur vie était en péril, pourtant les murs ne s'ébranlaient pas, les tours ne s'écroulaient pas. Rien ne présageait une catastrophe, pourtant les journalistes tentaient de prédire un futur de fin du monde : les parois des tours allaient s'effondrer, l'air ne serait plus respirable, les hommes muteraient et ainsi de suite. Une inconnue et tout basculait. Et tout bascula, en l'espace de quelques minutes, l'économie mondiale à travers la bourse s'engouffra dans des séries de fluctuations allant du haut vers le bas et vice versa. Les anciens, attablés devant une bonne bouteille de vin, imaginèrent à leur tour des scénarios plus saugrenus les uns que les autres, mais eux plaisantaient. - Tu touches la couleur, tu deviens une femme. - Tu regardes la couleur à moins d'un centimètre et des ailes te poussent dans le dos, ça serait pas mal ? - Bof, et t'irais dans les airs pourquoi faire ? Non, moi je dis, tu frôles la couleur, et tu rajeunis, c'est pas les ailes qui te feront embrasser une jolie demoiselle ! Tous leurs rêves y passèrent. Le vieil homme du bout du chemin à son tour insuffla : « Que cette couleur rende tout le monde bon ». Alors, le maire solennellement se leva et d'un air sérieux déclama : « Que notre village soit un exemple de sagesse face au monde entier». Ce qui fit rire à peu près tout le monde et même le maire se rendant compte de la portée de cette pensée. A peu près tout le monde, excepté le vieil homme du bout du chemin.
~
Le soir, le maire, entouré des anciens du village et du vieil homme, regroupa les autres habitants près de la fontaine, la salle du conseil municipal étant trop exiguë. On percevait le mot couleur de ci de là, tous savaient qu'elle serait le motif de ce rassemblement. « Mes chers concitoyens, nous avons pris des résolutions et nous souhaitons vous les faire partager. Tout d'abord, un groupe de travail est constitué afin de résumer les nouvelles des médias, et nous vous demandons de prendre du recul sur toutes ces affabulations étalées sur les écrans de télévision, elles relèvent de la science fiction et sèment le trouble au sein des populations. Ce groupe sera chargé de noter la propagation de cette couleur dans le monde et d'identifier les réactions positives quant aux suites données. Attention, ce que je vais vous annoncer maintenant réclame de l'attention et du calme. La couleur est entrée dans notre village. » On entendit alors quelques murmures, certains visages se métamorphosèrent et il fallut quelques instants pour que notre petite foule d'habitants se ressaisisse. La voix du maire reprit sous un silence
respectueux et serein. « Nous avons constaté sa présence dans le petit terrain de notre hôte, nous n'avons remarqué aucune dégradation aux alentours. Je vous demanderai de nous y accompagner dans le calme, vous pourrez vérifier de vos propres yeux et retourner dans vos maisons tranquillement. Peut-être chez vous, dans vos jardins, sur vos murs, vous commencerez à l'apercevoir. Ce que nous voulons, c'est qu'en aucun cas vous ne tentiez de la supprimer, de l'effacer. Un deuxième groupe de travail est là pour prendre note des nouvelles apparitions dans notre village. Je laisse la parole à notre hôte, celui que vous avez tous au fur et à mesure accepté sur notre terre. Certains appréhendaient sa venue sans même le connaître, depuis, vous avez pu noter qu'il apporte une certaine sérénité dans notre village, et que tous je pense vous l'appréciez. Faites-en de même pour cette nouvelle couleur. » « Chers habitants, je vous remercie déjà de m'avoir accueilli, puis accepté. Certains se demandent pourquoi je vis reclus ou de façon archaïque. Je n'ai pas de réponse à vous donner. C'était un besoin de me retirer de la société et de me ressourcer. Je suis prêt à vous emmener près de cette fleur, de cette pierre et de ces herbes et surtout d'Elle, de cette nouvelle couleur, au bout du chemin où je vis. Venez. » Tous suivirent notre vieil homme dans le calme, aucune panique ne se lisait sur les visages, juste du questionnement et même des sourires. Quand ils furent à proximité, chacun s'approcha à tour de rôle et sans aucune bousculade. Et s'en suivit des épanchements d'admiration, parfois proche de la vénération. Les villageois très croyants n'utilisèrent pas de signe de croix, fût-ce un miracle ? Ils ressentaient cette couleur non pas comme un dieu ou un démon, mais comme une « chose » naturelle, avec peut-être une once de magie mais certainement pas noire. Après quelques heures de contemplation, chacun rejoint son foyer, soulagé et l'air simplement heureux. Cette nuit-là, les rêves
se comptèrent en profusion, et au lendemain matin, les sujets des petits déjeuners furent colorés non pas de café terne mais d'Elle, de cette nouvelle couleur dans l'esprit de chacun. ~ Le lendemain midi, à l'heure où les journalistes s'adonnent au monde de l'imaginaire incontrôlé à partir d'une éventuelle et minime réalité, qu'elle soit anodine ou exceptionnelle, le maire, le vieil homme et les anciens écoutaient d'une oreille avertie, et eux-mêmes avertis des mœurs de ces messieurs, les faux-parleurs derrière écran.
Plusieurs images interdites avaient déjà fait le tour du Monde. Etaient-elles vraies ou reconstruites par un internaute, frauduleux pour certains et ironique pour d'autres ? Etaient-elles une semblance ou non à ces théories du complot en vogue sur la toile ? Chercher le vrai ou le faux, un duel très marqué par les temps d'internet. Mais ces images, vraies ou fausses, cachaient derrière elles une colline infranchissable semblait-il. - Dis-nous, toi l'ancien instituteur, je n'y connais rien en chapelle « Sixtine », c'est comme ça que l'on dit ? Que penses-tu de ces images ? questionna un ancien. - Et bien, l'apparition de cette couleur dans ce vatican n'est pas anodine. Les fresques de la Chapelle Sixtine furent peintes par Michael Angelo. Il avait certes des directives, mais il a quelque peu apporté sa teinte d'ironie. Voyez-vous, sur cette image-là, cette nouvelle couleur dévoile la nudité des quatre cents personnages peints ; elle est assez transparente pour que l'on devine les contours des formes prédominantes masculines ou féminines. C'est ainsi que Michel Ange les avaient conçus, mais par trois fois, des papes ont exigé que ces formes provocatrices devaient être recouvertes. Cette nouvelle couleur a ôté les drapés verts masquant ce qui pour la religion n'est peu fort montrable. Mais ce n'est pas tout. Je ne sais si je vais vous offusquer, puis-je aller plus loin dans mon commentaire d'images ? - Et bien, nous sommes catholiques, oui, mais nous ne vivons pas comme des moines et même nous le savons, nous en doutons, les moines n'étaient pas des saints. Tu peux y aller, nos oreilles en ont entendu des vertes et des pas mûres, et il s'agit de couleur, nous sommes prêts, enfin, moi je parle pour moi. - Oui, vas-y, nous sommes de vieux gaillards, la chasteté n'est plus notre tasse de thé. La messe, c'est un peu une tradition, un moment où l'on se réunit, où l'on se pose des questions parce qu'on pense à rien ou justement pour penser à tout. - Moi, j'ai toujours pensé que notre curé avait un faible pour une de nos villageoises, et ça me faisait de la peine de savoir qu'ils n'allaient pas se bécoter ces deux-là. - D'accord, répondit le vieil homme, mais promis, ne soyez pas choqués. Pouvez-vous me retrouver l'autre image qui tourne sur une des chaînes ? Ce qui se fit facilement puisque toutes les chaînes
s'étaient bien sûr emparées de l'événement. - Regardez, poursuivit-il, « la création d'Adam», vous voyez cette femme teinte de cette nouvelle couleur sur l'épaule de dieu observant la naissance d'Adam ? - Oui, tiens, c'est qui ? Certainement pas Eve, dieu n'a pas créé la femme avant l'homme, ou bien au catéchisme, ils nous ont caché ça ? Au début, les rires d'un ancien se mêlèrent aux sourires timides et apeurés des autres, puis de francs rires finirent par atterrir dans ce bar isolé du monde. - C'est qui ? Dis-nous-le, sinon, on va devenir chèvre ! - On est déjà des moutons, ça nous changera ! L'ambiance si vivante et drôle permit au vieil homme de continuer sur sa lancée: - La femme se nommerait Lilith, elle représenterait la femme égale de l'homme, et serait la première femme que Adam a connu. Mais, dans l'histoire de la création, elle tiendrait le rôle en quelque sorte de la sorcière, de la démone, celle qui tient des propos de femme, je dirais féministes, ce n'est pas la première des féministes, mais je ne peux vous raconter tout en une après-midi, ce serait assez ennuyeux, quoique. Le mot féministe est mal employé, une femme homministe et féministe, je veux dire, enfin il n'existe pas de mot pour la définir. Féminisme, ce mot est trop chargé, c'est compliqué, on emploie ce mot à toutes les sauces, on le transforme en féminitude, deviendra-t-il un jour féminime ou je ne sais quoi. - Oui c'est pas simple, on a lâché ta discussion, là ! Sois plus concret ! - Et bien, je veux dire que le symbole d'Eve et de cette fameuse pomme, de cette côte qui semble-t-il était la cote, les mesures de la femme, je m'emmêle. Je reprends mes esprits pour tenter de vous expliquer. Un ancien reformula : - Si j'ai bien compris, cela fait donc 2000 ans que le message est clair : la femme vient d'un os de l'homme, elle est donc un produit de l'homme puis la femme a flanché sur la pomme interdite. Bref, le sexe est l'affaire des hommes, il doit le maîtriser et lui seul ? Enfin, avec Lilith, tout ce serait passé autrement, ni pomme ni serpent ni côte, juste Adam et Lilith sans péché mais avec naturel. - Bravo l'ancien, tu as fort bien résumé. Répondit le vieil homme soulagé. - Quel est l'intérêt de cette fâcheuse cachoterie ? - Une domination : créer tout un imaginaire permettant ainsi à l'homme de dominer les hommes ainsi que la fécondité de la femme. - Ola, tu pousses un peu loin le bouchon, je n'ai jamais pris ma femme pour une côtelette, c'est plutôt ma mie de pain fondante, ma sauce au vin enivrante, dans mon imaginaire à moi. - Oui, acquiesça le vieil homme, mais c'est à un autre échelon. Le vatican comme les autres hautes instances de toutes religions mène la barque de façon sournoise et depuis des siècles.
« Et des siècles » rétorqua avec un éclat de rires un ancien et tous de s'esclaffer, verre à la main et bon enfant. - C'est vrai ça, il y avait quoi avant ce zéro an ? Des dieux, on croyait en plusieurs dieux et j'avoue, ça me plairait, je pourrais choisir qui je veux. - Mais non, on croyait en tous, en tous à la fois ! - Ah ? - Et puis ils savaient mieux vivre, Apollon, Eros, c'est quand même plus gai que notre dieu et nos curés sans femmes ! - Ils ont pensé au vin remarque ! Le sang du Christ il a bon dos ! - Ah oui tiens, pas bête, ils auraient du s'interdire toutes les bonnes choses, et bien non ! Un bon p'tit vin blanc en guise de sang, souvent blanc, rarement rouge, d'ailleurs, tiens, bizarre. - Après, ils ont été raisonnables sur le corps du Christ, une hostie sans...» coupé dans son élan, un autre ancien répliqua : - Arrête, là tu vas trop loin quand même, on peut rire mais pas de tout. Les visages commencèrent à se fermer. Le vieil homme devait prendre la parole pour que cela ne tourne pas en un débat conflictuel. - Messieurs les anciens, reprenez votre calme, chacun est libre d'interpréter à sa guise, et personne ici n'est censé convaincre l'autre. Depuis la naissance de l'homme, de nombreuses croyances, cultes ou pensées ont existé et nous ne pouvons remettre en question ceci : le besoin de l'homme de croire en quelque chose, que ce soit par le biais d'une religion ou d'une pensée philosophique. Notre état de mortel en est l'origine. Tous empruntèrent un silence de respect à l'égard du vieil homme mais également les uns envers les autres. Le vieil homme et le maire savourèrent cet instant et d'un seul regard échangé, tous deux saisirent que le chemin de la sagesse s'ouvrait devant eux. ~ Le journal télévisé montrait quelques scènes tournées aux abords du vatican. Les gardes suisses, bien en rang, tournaient le dos aux cent quarante statues de saints perchés bloquant ainsi l'unique entrée aux pèlerins et aux curieux. Leurs uniformes rouge, jaune et bleu juraient avec l'architecture monumentale de la basilique au teint de pierre. Ils avaient l'air de clowns, des clowns gardiens du plus petit état du monde le plus riche. Cette image aurait semblé absurde pour tout homme ignorant l'existence des religions. Un cirque. L'image d'un cirque. Mais la réalité était autre, le vatican détenait des milliards, une immense partie de l'immobilier de Rome et de Navarre et tout ça au nez des habitants crevant parfois de faim. La police de l'Etat italien avait prêté main forte ; elle protégeait ces gardes de peur d'un incident, d'un badaud mal intentionné cherchant peut-être la nouvelle couleur sur la pointe de l'Obélisque ou du dôme de la basilique. Les journalistes, faute d'en
savoir plus, mais devant tenir l'auditoire en émoi ou en simple attention, présentèrent succinctement aux spectateurs l'histoire de la construction de cet état pontifical. Aucun mot au sujet de la fresque et de ces nudités révélées, aucun commentaire sur le visage coloré de cette femme sur l'épaule de dieu. Ils avaient certainement reçu des consignes de la part de la haute autorité du pape et de leurs propres états. Les médias se ressemblaient tous, aucun ne prenait parti, ils suivaient la même ligne directrice. ~ Un enfant entra en trombe dans le bar et interpella les anciens : - Là-bas, la couleur, je l'ai vue, venez ! - Oh petit, tu n'es pas à l'école ? demanda l'un avec un fort accent du coin. - Venez, je vous dis ! On sait jamais, si elle s'en va ! l'enfant était tout excité de sa trouvaille. - Nous te suivons bonhomme. Le maire se leva, puis le vieil homme et les anciens firent de même dans un calme royal. Ils empruntèrent le chemin qui menait à la rivière, dépassèrent la petite maison du vieil homme et longèrent pendant quelques mètres la rive. L'enfant s'arrêta devant une roche encastrée dans de vieux arbres et pointa du doigt : - Là, vous voyez ? Ouf, elle est pas partie la couleur. L'enfant fit un geste de soulagement. Le vieil homme ne fut pas si étonné que ça. Cette roche, il l'avait prise pour lieu de méditation, tous les matins il s'y rendait pour simplement respirer ; en tailleur, il écoutait les feuilles dans les arbres au son de l'écoulement de l 'eau. Un rituel pour démarrer une journée dans de bonnes dispositions. Personne n'osa s'y aventurer, le vieil homme l'ayant déjà apprivoisée s'en approcha. La couleur mettait en évidence la base de ce rocher et l'on distinguait des reliefs sous la mousse. Il passa sa main dessus et sentit la pierre travaillée non pas par l'érosion mais par des mains humaines. - Messieurs, ce rocher décèle une construction faite par l'homme. Je pense que l'on devrait mettre à
nu la roche. Le maire s'avança et lança aux autres : - Approchez-vous, elle ne va pas vous manger ! Tous vérifièrent l'authenticité de cette découverte. Leurs visages reflétaient des airs enfantins, cette trouvaille leur redonnait un teint de jeunesse et de gaieté. Ils se mirent à la tache et au bout de quelques minutes l'un annonça : - Il y a quelque chose en dessous, venez voir ! il avait gratté près de la roche et sous une dizaine de centimètres de terre, il avait dégagé une pointe de pierre ressemblant à la pointe d'une colonne naissante. Le maire prit la parole d'un ton solennel : - Messieurs, nous allons prendre les choses en main de façon rigoureuse. Si notre découverte est de
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