Arnould Galopin
LE SERGENT BUCAILLE
Albin Michel, 1930
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
PREMIÈRE PARTIE.................................................................4
I .....................................................................................................5
II.................................................................................................. 12
III ............................................................................................... 20
IV.................................................................................................28
V34
VI42
VII ............................................................................................... 51
VIII ..............................................................................................59
IX70
X ..................................................................................................78
XI.................................................................................................85
XII ...............................................................................................93
XIII............................................................................................100
DEUXIÈME PARTIE ............................................................109
I 110
II117
III ..............................................................................................126
IV...............................................................................................132
V ................................................................................................139
VI 147
VII ............................................................................................. 154
VIII ............................................................................................166
IX 175
X182 XI...............................................................................................190
XII .............................................................................................198
XIII........................................................................................... 206
XIV ............................................................................................214
XV..............................................................................................224
XVI233
XVII241
XVIII .........................................................................................249
À propos de cette édition électronique.................................254
– 3 – PREMIÈRE PARTIE
– 4 – I
C’était au début de l’année 1812… J’avais, comme beaucoup
d’autres, par peur des gendarmes qui parcouraient la campagne,
obéi à la conscription, périlleux devoir auquel échappaient gé-
néralement les fils de la bourgeoisie, soit par des rachats, soit
par mille ruses et mille complicités.
Je dois avouer que je n’avais aucun goût pour le métier mi-
litaire. J’avais toujours mené une existence paisible entre mon
père et ma mère, deux braves paysans que je faisais vivre de
mon travail, et mon départ les eût laissés dans le plus complet
dénuement si l’un de mes oncles qui était herbager aux environs
de Beaumont n’avait promis de leur venir en aide.
Cet oncle, que nous appelions familièrement « Cadet »,
était un fervent admirateur de Napoléon ; aussi me félicita-t-il
avec chaleur, quand il apprit que je partais pour l’armée. Il prit
pour une vraie vocation ce qui n’était de ma part que simple
crainte d’être arrêté un beau matin, et conduit comme réfrac-
taire à la prison de Cherbourg, ainsi que cela était arrivé à deux
de nos voisins que la gloire des armes ne tentait guère. Il me
donna quelque argent et promit de subvenir aux besoins de mes
parents, ce qu’il fit d’ailleurs jusqu’au jour où je pus enfin reve-
nir au pays, après le désastre de Waterloo.
– Va, mon garçon, me dit l’oncle Cadet… va rejoindre les
défenseurs de la France et n’oublie pas qu’aujourd’hui le moin-
dre soldat a peut-être un bâton de maréchal dans sa giberne.
Mon ambition n’allait pas si loin. J’accomplissais mon de-
voir par nécessité, comme beaucoup de citoyens, et j’espérais
– 5 – que l’Empereur, après tant de victoires retentissantes, renonce-
rait bientôt à faire la guerre à l’Europe.
Si j’avais pu prévoir que les batailles allaient, pendant trois
années, se succéder presque sans interruption, j’eusse été moins
confiant et peut-être aurais-je fait comme certains jeunes gens
qui, pour éviter la conscription, s’étaient réfugiés dans les îles.
J’aurais emmené mes parents avec moi, et nous aurions vécu
soit à Aurigny, soit à Guernesey, jusqu’à la fin des hostilités.
Mais tout le monde était persuadé que lorsque l’Empereur au-
rait réduit l’Angleterre, ce qui ne pouvait tarder, la paix régne-
rait de nouveau sur le monde.
Ce ne fut point sans regret que je quittai mes parents pour
suivre un sergent recruteur, sorte de soudard toujours ivre, aux
façons grossières et brutales, qui arborait avec orgueil un uni-
forme tout rapiécé, rempli de taches, un bicorne cabossé et des
bottes éculées. Malgré l’état sordide de ses vêtements, il ne
manquait cependant pas d’allure avec son grand nez busqué, ses
sourcils broussailleux et sa longue moustache jaune toujours
humide de vin. Il s’appelait Rossignol et était originaire de
l’Anjou. Il avait combattu à Savenay, à Quiberon, pendant la
guerre de Vendée, avait fait Jemmapes, Fleurus, Wœrth et Co-
blentz… puis, après le 18 Brumaire, Marengo, Hohenlinden,
Ulm, Austerlitz, Eylau. Blessé quatre fois, il eût pu prendre une
retraite bien gagnée, mais, soldat de carrière, n’ayant pas de
métier, il avait refusé de redevenir un « affreux péquin » comme
il disait et s’était fait recruteur.
1Il visitait les campagnes dans une maringote et, avec l’aide
des gendarmes, levait des conscrits, besogne qui n’était guère
pénible et lui permettait de faire de longues stations dans les
cabarets. Comme il supportait fort bien la boisson, il grisait ceux
qu’il voulait enrôler, et quand ils étaient ivres, leur faisait signer
1 Voiture de paysan.
– 6 – un engagement, car il avait toujours sur lui des feuilles toutes
prêtes où il suffisait d’apposer un paraphe… Quant aux récalci-
trants, il les faisait empoigner par la maréchaussée. Il touchait,
paraît-il, une prime pour chaque « levée », ce qui lui permettait
d’être toujours entre deux vins.
Deux garçons du pays devaient partir en même temps que
moi.
Bien que nous ne fussions que trois conscrits, Rossignol,
qui menait tout militairement, fit battre la caisse par le garde-
champêtre à l’heure du rassemblement.
Jusqu’alors, il s’était montré bon diable, mais une fois que
nous fûmes sous ses ordres, il changea d’attitude et se mit à
nous injurier en sacrant comme un damné. Nous devions nous
rendre à Cherbourg par étapes.
Il nous fit mettre en ligne de trois et exigea que nous mar-
chions au pas. Quand la cadence ralentissait, il nous traitait de
clampins, de coïons ou de veaux et hurlait de son affreuse voix
enrouée : « une… deusse ! une… deusse !… »
Dans les villages où nous passions, il s’arrêtait toujours
pour s’humecter le gosier (à nos frais, bien entendu) et vers le
soir, nous logions dans quelque grange pour repartir le lende-
main au lever du soleil. Bien qu’il y eût des pompes et des citer-
nes dans les endroits où nous campions, le sergent ne songeait
jamais à se laver le visage ni les mains, car, disait-il pour son
excuse, il avait l’eau en horreur.
En nous voyant faire nos ablutions, il nous décochait des
plaisanteries stupides : « Vous allez vous user la peau. » « Pas
besoin de tant vous bichonner, mes agneaux, l’Empereur ne
donne pas de bal, ce soir. » « Allons, assez d’eau comme ça, lais-
sez-en un peu à l’habitant. »
– 7 –
Mes deux camarades riaient de ces réflexions ineptes, mais
moi je n’avais pas le cœur à la joie.
Je me représentais sans cesse les mines éplorées de mes
pauvres parents que mon départ navrait, et qui me voyaient dé-
jà sur un champ de bataille, parmi les boulets et les balles. Je
songeais aussi à ma pauvre Cécile, la fille du père Heurteloup,
une adorable créature que je m’apprêtais à demander en ma-
riage. Nous nous connaissions depuis notre enfance et nous
avions vécu jusqu’alors avec l’idée que nous serions un jour ma-
ri et femme… Notre séparation avait été navrante, et je puis dire
que ce fut la première grande douleur de ma vie. Nous nous
étions promis de nous écrire, car je croyais alors que les corres-
pondances parvenaient régulièrement aux armées !…
On se représente sans peine ma détresse… Parfois, j’avais
les larmes aux yeux en pensant à ma Cécile, et j’étais sûr que la
pauvre fille souffrait autant que moi.
À cette heure, je l’avoue, je détestais ce Napoléon qui enle-
vait ainsi les jeunes hommes à leurs fiancées pour les lancer à la
conquête du monde. Je me le représentais comme un bourreau
ivre de sang, foulant sans pitié, monté sur son cheval, des mon-
ceaux de cadavres, dans des plaines ravagées par les charges de
cavalerie, la mitraille et l’incendie.
Si jamais j’ai maudit la guerre, ce fut bien pendant les du-
res étapes que je fis avec mes deux compagnons, sous la
conduite de ce sergent recruteur qui nous traitait comme des
animaux. Il ne comprenait rien aux peines de cœur, celui-là !
Pour lui, la vie consistait à manger, boire, dormir et se battre.
J’étais vite devenu le point de mire de ses plaisanteries. Il
m’avait baptisé « la Tristesse », et ne cessait de me harceler.
Mes deux compagnons, au lieu de me plaindre, semblaient
– 8 – prendre plaisir à faire chorus avec lui, sans doute pour se mettre
dans ses bonnes grâces. J’ai remarqué d’ailleurs que les soldats
n’ont aucune pitié pour un camarade malheureux. Dès qu’on a
revêtu l’uniforme, si l’on ne change pas aussit