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Micheline MARGOTONNE-LISE DU CŒUR À L’OUVRAGE NOUVELLES © ML Publications, 2014 ISBN : 978-2-9548244-0-6 Couverture : Stéphane Bailly (sbailly.fr@gmail.com) IL EST 17 H 00 La grosse horloge vient de sonner son sixième coup. Ensommeillé, Simon entoure sa femme de ses bras. Chaude et rassurante. Un baiser, et en une minute, elle n’est plus là. Les pas des enfants qui descendent petit-déjeuner lui indiquent qu’il doit aller se doucher. Il n’a pas envie. Une fatigue épaisse le cloue au lit. Cette semaine il est de jour ; il n’aime pas. De nuit, il peut éviter de voir : les commandes qui se raréfient, les tracts des syndicats, les patrons qui se foutent d’eux. Juste le boulot, turbine après turbine, carrosserie après carrosserie. La petite dernière lui colle un bisou sur la joue, distraitement il le lui rend. Sur la nappe à carreaux son bol fume, à travers la transparence des voilages de la cuisine la nuit s’évapore lentement. Il observe l’horloge en bois, le balancier : droite, gauche, gauche, droite. Ainsi se déroule son quotidien, un mouvement régulier qui le transporte d’un monde à l’autre, de sa famille à son travail, de son travail à sa famille. L’impression de liberté qu’il ressentait en bâtissant sa vie s’est graduellement diluée – il n’en est pas malheureux, nostalgique plutôt – dans les solides parois qu’il a édifiées.

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Publié le 11 avril 2014
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Langue Français

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Micheline MARGOTONNE-LISE DU CŒUR À L’OUVRAGE NOUVELLES
© ML Publications, 2014
ISBN : 978-2-9548244-0-6
Couverture : Stéphane Bailly (sbailly.fr@gmail.com)
IL EST 17 H 00
La grosse horloge vient de sonner son sixième coup. Ensommeillé, Simon entoure sa femme de ses bras. Chaude et rassurante. Un baiser, et en une minute, elle n’est plus là. Les pas des enfants qui descendent petit-déjeuner lui indiquent qu’il doit aller se doucher. Il n’a pas envie. Une fatigue épaisse le cloue au lit. Cette semaine il est de jour ; il n’aime pas. De nuit, il peut éviter de voir : les commandes qui se raréfient, les tracts des syndicats, les patrons qui se foutent d’eux. Juste le boulot, turbine après turbine, carrosserie après carrosserie.
La petite dernière lui colle un bisou sur la joue, distraitement il le lui rend. Sur la nappe à carreaux son bol fume, à travers la transparence des voilages de la cuisine la nuit s’évapore lentement. Il observe l’horloge en bois, le balancier : droite, gauche, gauche, droite. Ainsi se déroule son quotidien, un mouvement régulier qui le transporte d’un monde à l’autre, de sa famille à son travail, de son travail à sa famille.
L’impression de liberté qu’il ressentait en bâtissant sa vie s’est graduellement diluée – il n’en est pas malheureux, nostalgique plutôt – dans les solides parois qu’il a édifiées. Son mariage, la naissance de ses enfants, le décès de son père, les disputes avec sa femme, les rabibochages sur l’oreiller, les barbecues avec les copains, tous ces moments le retiennent dans cette maison de cent mètres carrés près de ce jardinet planté avec l’aide de sa progéniture où oussentdans uno euxdésordre thm, salade,
lavande, courgettes, mûres avec en horizon deux arbres qui fêtent leur naissance, un pommier pour son garçon et un cerisier pour sa fille.
Sa famille, sa région, l’usine ont infusé en lui et ont imprégné chaque recoin de son être.
Tous ces moments, qui cimentent sa personnalité ont absorbé son énergie, bu sa combativité, vampirisé ses phantasmes à tel point qu’il ne s’imagine exister nulle part ailleurs, qu’il se sent incapable d’exercer un autre métier. La vie qu’il s’est forgée est là, elle palpite autour de lui, en lui.
S’en défaire ne peut être qu’une déchirure.
« Dépêche-toi, je vais être en retard. J’ai une réunion à 8h00 ! »
Simon avale son café et se brûle la langue. Heureusement qu’elle est là, sa femme, de l’énergie pour deux. Ils partent ensemble, ils travaillent ensemble. Déposés les enfants à l’école : « Bonne journée, Puce », pas de bêtises, fiston ! ». Penser: j’espère que votre journée sera mieux que la nôtre, mieux que la mienne.
17h00, la sirène vient de hurler. Simon fume une clope avec ses potes. Il attend sa femme ; ils se sont rencontrés à la cafétéria, il y a douze ans. Il écoute les autres décortiquer la situation : faut pas s’inquiéter, l’usine est viable, c’est seulement pour quelques jours. Pourtant en cinquante ans, jamais SymVex n’avait fermé. Arrêt partiel de l’activité. Ils ne viendront plus ue l’arès-midi : trode stock, il fautroduire moins.
À sa tête, quand elle sort du bureau, il sait qu’elle sait. Une poignée de mains aux autres. Un gars du syndicat lui claque une tape dans le dos. Pour l’encourager ? À quoi ?
La grosse horloge vient de sonner, Simon ne dormait pas. Sa femme l’entoure de ses bras. Chaude et rassurante. Un baiser et en une minute, il n’est plus là. Les marches craquent sous son poids. Ce matin, il a tout son temps. Pourtant, c’est debout qu’il prend son café. Dehors, la nuit écrase tout. Appuyé contre l’évier il regarde l’horloge : le vernis se craquelle, les chiffres romains ; lettres sombres sur un fond un peu jauni, le balancier en laiton. Il est temps de réveiller les enfants. Pourquoi ? Pour qu’ils finissent à l’usine comme lui. Il se demande s’ils ont eu raison de s’acharner pour les avoir.
[1] Dans quel livrea-t-il lu déjà que les ménages forment un maillon essentiel de la chaîne capitaliste : reproducteurs de travailleurs. Eux, ils ont bien œuvré. Il essuie une miette sur la nappe. L’odeur chaude des cheveux de sa fille qui vient se blottir contre lui le régénère. À six ans, son père c’est son héros, elle ne comprendrait pas qu’il baisse les bras. Ils ont le savoir-faire, pas possible que tout s’arrête.
Il va se battre.
Simon les regarde partir dans l’aube brumeuse. Sa femme lui chuchote « tout va bien » en l’embrassant. Ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas été aussi câline. Le cafard revient. Pour se changer les idées il bricole us u’àce u’Etiennele klaxonne : c’est
l’heure. Le long de la route, les arbres dénudés ressemblent à des balais brosse dont les balancements tentent de nettoyer la poussière grise qui salit le ciel. Etienne et lui discutent de l’automne précoce, de l’augmentation des impôts, du prix de l’essence. De tout, sauf de l’usine. Tout ça les rattraperait en arrivant.
En deux semaines la routine s’installe : l’horloge sonne, il se lève, prépare le petit-déjeuner, regarde partir sa femme et ses enfants, bricole et l’après-midi part à l’usine. Là-bas, c’est tendu. Les matières premières n’arrivent plus, les patrons on les voit de moins en moins, les rumeurs s’intensifient, on interviewe les syndicats à la télé, sa femme cherche un autre boulot.
17h00, la sirène hurle. Ca y est, l’impensable est arrivé. L’usine va fermer. Au mois de juillet de l’année suivante ils seront tous dehors. Sa cigarette vacille entre ses doigts. Autour de lui, les autres se taisent, ils sont bien cinquante figés dans un refus catatonique. Leur silence l’abrutit. Même les gars du syndicat ont l’air paumé.
À sa tête, quand elle sort du bureau, il sait qu’elle sait.
L’horloge n’a pas eu le temps de sonner. Il est debout, appuyé contre l’évier, il fume une cigarette. Ses mains tremblent. Etienne va passer le prendre. Deux mois après l’annonce de la fermeture, ils vont dresser des barricades pendant que la délégation de la dernière chance monte à Paris. Il se rappelle cette grève en 1995, il avait dix-huit ans. Les salariésui ossédaient
des régimes spéciaux avaient réussi à faire plier le gouvernement, et à conserver leurs acquis sociaux. Dans le privé, ils n’avaient pas eu cette chance : de quarante ans ils étaient désormais censés travailler quarante et un an pour une retraite à taux plein. Il se dit qu’à l’époque, les gens savaient encore se mobiliser. Maintenant, tout le monde s’en fout.
Aujourd’hui, qui se battrait pour que d’autres conservent leur emploi ?
Il pense à sa femme. Hier soir ils ont fait l’amour avec une application désespérée, se retirant dans un monde où il n’y avait qu’eux. Il écrase sa cigarette dans le cendrier et referme la fenêtre. La cuisine est glacée. Il met le chauffage et prépare les bols pour sa puce, son fiston, sa moitié. Sa femme a trouvé un autre poste : un CDD chez un vigneron du coin. Elle commence dans un mois.
Lui n’a pas cherché. Pas possible que tout s’arrête.
Des phares éclairent l’allée. Il est temps d’y aller. Il ferme la porte en douceur, même s’il sait qu’elle est réveillée. Le froid de la nuit l’accompagnera jusqu’à ce qu’il entre dans l’usine.
17h00, la sirène n’a pas hurlé. Les gars l’ont arraché du mur lorsqu’ils ont su. Sa gueule noire perpétuellement ouverte d’où partaient ces hurlements stridents qui rythmaient leur vie – pause clope, repas, changement d’équipe – s’est fermée. Elle gît au sol, les enceintes écrabouillées, les fils distordus pendouillent, ses éclats de plastiques gris piétinés, cassés ont été disersés. Lui, sesoin ssont serrés.
Il transpire. Devant son nez pour éviter de s’asphyxier avec la fumée, un foulard.
À quoi va bien pouvoir lui servir sa force, et cette technique acquise au fil des ans ?
Il a monté des barricades, brûlé des pneus, hurlé. Et rien. Pas de repreneur. La télé, oui. Pour ça, pas de risques qu’il loupe le spectacle. Des CRS, aussi. Trois cars de gars casqués, ceux-là au moins ont un boulot. Les autres le regardent. Ils l’ont suivi lorsqu’il a commencé à entasser les pneus, à y mettre le feu. Menaçants, barres de fer au poing, ils attendent que lui bouge.
À sa tête, en sortant du bureau, Christine sait qu’il est prêt à tout. Dressé, parmi ses « potes », il ne se distingue pas des autres qui hurlent en brandissant des cylindres métalliques, mais pour elle tout le différencie des autres. Il paraissait tellement sûr de lui : pas possible que ça s’arrête. Christine a peur, peur qu’il aille au bout de cette violence contenue dans son poing fermé, ses yeux fous.
D’une main elle entoure les doigts blancs crispés sur le tube d’acier. Elle tire sur le foulard, découvrant son visage. Les larmes coulent le long de sa joue rêche.
Le bruit du métal résonne en cascade sur le béton.
C’est l’heure de partir, il est 17h00.
L’usine ferme.
« Il est 17 h 00 » est la première des dix nouvelles qui composent le recueil intitulé du « Cœur à l’ouvrage » à paraître mi-avril 2014.
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