La marchande de sourires
7 pages
Français
Cet ouvrage est disponible dans votre offre d'abonnement
7 pages
Français
Cet ouvrage est disponible dans votre offre d'abonnement

Description

Deux petites filles insouciantes échappent à la vigilance de leurs parents sur un marché de Noël. Une marchande les repère, et leur propose d'acheter un bien hors du commun.
S'inscrivant à l'origine dans un projet de recueil, la nouvelle dépeint l'un des maux endémiques de notre société, perçu et raconté par une (grande) enfant.

Sujets

Informations

Publié par
Publié le 28 décembre 2016
Nombre de lectures 3
Licence : En savoir +
Paternité, pas d'utilisation commerciale, pas de modification
Langue Français

Extrait

1
La marchande de sourires
2
À Cécile, et à la marchande de sourire que j'ai rencontrée avec elle
La marchande de sourires
Une ville comme toutes les villes, un soir différent des autres soirs. L'hiver enveloppait les bâtiments de son étreinte glaciale. Le macadam était brillant, glissant, couvert de verglas. Ceux qui avaient commis l'erreur de sortir sans écharpe étaient brûlés à la gorge dès leur première goulée d'air. Décembre, seigneur du froid. Et pourtant, aussi, seigneur de la joie. Car décembre, c'est aussi le mois de Noël. Noël, Noël, la seule période de l'année durant laquelle, malgré le froid et la grisaille, les maisons se déversent dans la rue, se vident de tout leur contenu, des occupants pressés, étouffant sous les pulls, les manteaux et les bonnets. Cette nuit là s'annonçait froide, en particulier. Mais de nombreux passants arpentaient encore les rues. Noël, la seule période de l'année où les adultes lèvent les yeux vers le ciel. La magie des lumières, peut-être. Des guirlandes tendues de toits en toits. Dans la ville qui nous intéresse, chaque fenêtre, chaque façade, était décorée. Sur les pentes des toits étaient perchés d'intrépides petits père-noëls, trop petits pour être confondus avec la version originale, mais les enfants jouaient les dupes. Le ciel était bas au-dessus de la ville. L'air était gris. Le vent soufflait et rugissait dans les rues étroites. Il s'engouffrait entre les maisons, transportant les sons et les odeurs d'un bout à l'autre de la ville en un temps record. Le centre de la petit bourgade, surtout, était particulièrement intéressant. Les rafales charriaient des odeurs de vin chaud, d'épices et d'agrumes, provenant du marché, non loin. Odeurs de colle à bois, de peinture, de vernis, que l'on pouvait cueillir dans le vent, en passant devant l'étal d'un vendeur de jouets. Odeurs de friandises, de barbe à papa, de gaufres chaudes, de chocolat. Odeurs de mains d'enfant, poisseuses de sucre. Odeur brûlante de sourires. Des sourires, partout, même dans le cœur des adultes, soudainement plus gais, soudainement moins gris.
Noël et les doigts gelés dans des mitaines trop fines. Les engelures que l'on tente de soulager tout près du radiateur. Les magasins qui voient défiler la moitié de la ville en une seule soirée. Qui remplissent leurs caisses tandis que les clients vident leurs poches. Fougères de glace sur les fenêtres au matin. Sapins de noël en vente dans les rues. Bûches de bois que l'on brade dans les supermarchés. Noël respire la joie. Noël imbibe la ville. Et surtout le petit marché, en plein cœur du bourg. C'est le point de départ de la foule. On marche lentement, on prend le temps d'observer, pour une fois. On admire, on soupèse, on marchande, parfois. Il y a beaucoup trop de monde, et l'on se marche sur les pieds. Excuses et jurons fusent de tous côtés.
3
Bousculade. Deux petites filles fendent la foule en courant. Aucune pitié pour les patients. Que des jurons, cette fois, et pas la moindre excuse.
Les deux fillettes s’essoufflent parce qu'elles rient bien trop. L'air est beaucoup trop froid pour la course, il leur gèle les poumons. Le sol est verglacé et glissant. Mais comme elles sont deux, elles ne se préoccupent de rien. Elles sont invisibles ! Aucun mur, aucun passant, aucun parent, rien pour les arrêter. Elles sont amies et bien plus : à les voir courir côte à côte, on les prendrait pour des sœurs. Mais la raison fait le partage : physiquement tout du moins, elles ne se ressemblent pas. Elles ont le même âge, mais ne font pas la même taille. Entre elles, c'est d'ailleurs un sujet de taquineries. La plus grande a la peau blanche, les joues rondes, un menton mordu de fossettes. Ses yeux sont d'un brun chaud, encadrés de longs cils. Autour de son visage cascadent des mèches brunes. Son amie est si frêle qu'on craindrait de la casser. Ce n'est qu'une illusion que la course efface : personne ne la jugerait fragile en la voyant bondir ainsi sur les pavés. Elle a le teint très mat, un tout petit visage enseveli sous une lourde masse de cheveux bouclés. Cheveux bruns, yeux bruns, légères tâches de rousseurs, même les fossettes sont là pour témoigner de tout ce que les deux enfants ont en commun. Elles auraient pu être sœurs. Elles ne le sont pas, mais comme pour combler la distance que la nature a instauré entre elles, elles sont amies, et partagent tout, rires, secrets et larmes. Elles sont deux, et elles sont invincibles. Elles continuent de courir malgré le froid. Semer les parents. Leur arracher une minute de liberté, et le droit de courir, même si c'est mal vu. Elle traversent le marché en coupant droit à travers les étals, échappent aux mains des plus rudes, et poursuivent leur course jusqu'aux abords du fleuve, où elles s'arrêtent, enfin, pliées en deux, de rire et de fatigue. Aussi soudainement qu'il a commencé, leur rire s'enraye et se bloque. C'est le silence. Sous le pont qui enjambe la rivière, plusieurs paires d'yeux les observent. Les yeux sont enfoncés dans des orbites sombres, cernées, aux paupières fatiguées. La peau de chaque visage est terne, tendue sur des pommettes saillantes, des joues trop creuses, des mâchoires trop visibles. Les visages eux-même sont surmontés de bonnets, mais les cous sont nus, vulnérables, le froid les mord à la carotide. Les yeux appartiennent aux sans-abris qui ont trouvés refuge sous le pont, sur une plage de béton humide et froide. Pas de guirlande, pas de sapin. Ces hommes et ces femmes sont les oubliés de Noël.
4
Vous les connaissez. Vous passez devant eux assez souvent pour cela. Oui, devant eux, sans vous arrêter, même si ils se mettent à terre pour demander l'aumône. Certains adultes ont l'air de penser que la terre, ce n'est pas encore assez bas. Alors quoi ? Où devraient-ils aller ? En dessous du bitume, pour qu'on ne les voie plus ? Comme vous, les deux petites filles les connaissent. Seulement, voilà. Elles connaissent d'eux ce qu'elles ont entendu de votre bouche. Alors, à l'avenir, surveillez vos paroles. La première réaction des enfants fut de prendre peur. Puis elles se rendirent compte que les différentes paires d'yeux étaient inquisiteurs, antipathiques pour certains, mais jamais menaçants. Défilèrent alors dans leur esprit une liste de préjugés : « ils nous prennent notre travail » « Voleurs, violeurs, délinquants » « Des étrangers qui profitent de notre richesse » … Ne sous-estimez jamais les enfants. Les adultes commettent souvent une erreur fatale, qui est de les croire bien plus bêtes qu'ils ne sont. Ils auraient moins de surprises si ils redoraient l'opinion qu'ils ont d'eux. Les enfants débordent de qualités. Qualités de cœur, bien sûr, mais aussi de qualités intellectuelles, puisqu'il paraît que c'est ce qui parle le plus aux adultes. Les enfants sont très observateurs. Et si la réalités ne colle pas avec ce qu'on leur a raconté, ils sont prompts à remettre vos enseignements en doute. Détournement de travail ? Profitant de la richesse des honnêtes citoyens ? Les deux petites filles ne voyaient ni voleurs, ni violeurs, ni délinquants, ni même personne vivant aux crochets des honnêtes gens. Elles voyaient des personnes démunies, errant dans le froid, sans maison pour les garder au chaud, sans argent, sans travail, sans rien que ce bout de pont où elles avaient trouvé refuge. Des étrangers … ? Ils étaient comme tous les adultes qu'elles avaient rencontré. Mais plus maigres et plus tristes, et sans habits propres. Le silence sembla durer une éternité. En réalité, au bout d'une poignée de secondes, les sans-abris retournèrent à leurs occupations, sans plus prêter attention aux enfants. Les deux amies échangèrent un regard. Le marché n'était qu'à quelques mètres, et elles devaient y retourner avant que leurs parents ne s'inquiètent. Mais elles ne savaient pas comment faire. Bien sûr, elles n'avaient pas oublié comment marcher, mais comment repartir dans leur chaud petit monde, maintenant qu'elles savaient qu'il en existait un autre, froid et misérable ? Où, où, où était la porte qui leur ferait tout oublier ? Les adultes savent où elle est. Ils la franchissent chaque fois qu'ils croisent un mendiant. C'est ce qui leur permet de ne pas avoir honte lorsqu'ils mentent, lorsqu'ils prétendent ne pas avoir d'argent à leur donner. Lorsqu'ils rentrent chez eux – parce qu'ils ont un chez eux – et qu'il s'attablent pour manger. C'est ce qui leur permet d'oublier que d'autres ont faim.
5
Les adultes ont construit deux mondes, celui des démunis et celui des gens qui oublient. Deux dimensions plutôt qu'une, parce que si ils vivaient dans le même monde, ils s'étoufferaient de honte. Les adultes ont construit deux mondes, et ils savent où en est la porte. Mais les deux enfants, eux, ne le savaient pas.
On avait perdu la magie de Noël. La joie s'était envolée du cœur des enfants, emportant avec elle un dernier éclat de rire. Et les sourires, et les fossettes, fondirent comme neige au soleil. Les illuminations de décembre, dans la rue toute proches, semblaient soudain factices. Le ciel était plus bas et plus gris que jamais. Deux oiseaux le traversèrent en chantant tristement. Les deux petites filles s’apprêtaient à repartir lorsqu'une des sans-abris s'approcha d'elles. Elle était différente de ses camarades. Elle souriait. La femme marcha vers les enfants en souriant. En souriant, elle leur tendit la main. En souriant, elle leur demanda de l'aide, dans un français rudimentaire au fort accent étranger. Les deux amies échangèrent un regard. Fouillèrent leurs poches. Quelques pièces traînaient entre les miettes de pain. Leurs parents leur avaient laissé de quoi s'acheter des bonbons pour Noël. Les enfants comptèrent. Ce n'était pas grand chose. Mais si elles divisaient l'argent en deux, il leur resterait de quoi s'acheter une gaufre. La femme attendait patiemment. Son sourire ne pâlissait pas. La petite fille à la peau mate déposa la somme convenue dans sa paume creuse et parcheminée. Au moment de lâcher la dernière pièce, ses yeux s'embuèrent de larmes. La femme était si maigre, et elle souriait encore … Elle était si maigre, et elle, qui mangeait à sa faim chaque jour, chipotait encore pour quelques bonbons. Elle allait se tourner vers son amie lorsque celle-ci prit les devants. De sa petite main blanche, elle ajouta tout l'argent qui leur restait. Pas besoin de mots entre elles. Elles avaient pensé et ressenti la même chose, au même moment. La femme referma son poing maigre sur les quelques pièces, comme si il s'agissait du plus grand des trésors. Son sourire s'était élargi. Elle inclina la tête devant les enfants, murmurant un remerciement. Et ajoutant ces quelques mots : — Vous avez … De beaux sourires. N'arrêtez jamais de sourire. Et elle s'éloigna. Les pièces cliquetaient dans sa main. Autour des deux enfants, les lumières de Noël s'étaient remises à briller. L'odeur des gaufres et du pain d'épice était toujours aussi alléchante. D'autant plus qu'elles mesuraient à présent leur chance. Les adultes qui liront cette histoire diront que la mendiante a profité de la situation. Qu'elles n'étaient, après tout, que des enfants, et que l'on a abusé de leur gentillesse.
6
Mais les deux amies, elles, savaient ce qu'il en était. La femme n'était pas une mendiante. La femme était commerçante. Les deux petites filles n'avaient pas fait l'aumône. Elle avaient fait leur marché. Elles avaient dépensé leur argent pour quelque chose autrement plus précieux que des gaufres. Car la femme vendait joie, et estime de soi. C'était une marchande de sourires.
7
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents