Spiaggia
98 pages
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Spiaggia , livre ebook

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Description

Été 1959. La jeunesse italienne découvre le rock’n’roll, rêve de cinéma et se retrouve au bord de la mer. Cet été-là, l’écrivain Pier Paolo Pasolini et le photographe Paolo di Paolo entreprennent au volant de leur Fiat Millecento un tour des plages de la péninsule. De Sanremo à Lazzaretto, les nouvelles de Spiaggia ont chacune pour point de départ une silhouette croisée ou un paysage esquissé par les deux voyageurs. Elles font ainsi la chronique douce-amère d’un été italien, au cours duquel on croise Chet Baker, Fellini et le souvenir de Cesare Pavese.

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 0
EAN13 9782366511376
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0052€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Titre
Emmanuel Roche
Spiaggia
nouvelles



 
Les citations en exergue de chaque nouvelle sont extraites du reportage de Pier Paolo Pasolini paru en 1959 dans le magazine Successo et repris dans La lunga strada di sabbia (La longue route de sable).


Les plages
(Italie, été 1959)

1 Sanremo
2 Lerici
3 Marina di Pietrasanta
4 Fregene et Ostie
5 Mergellina
6 Maratea
7 Brancaleone
8 Leuca
9 Pescara
10 Ancône
11 Lido de Venise
12 Lazzaretto


La première plage
(Plage de Sanremo, Ligurie)
« Il mio amico si siede tranquillo al primo tavolo, tra un signore calvo e sofferente e alcune tedesche coi vestiti a puntini neri. »   « Mon ami s’assied tranquillement à la première table, entre un monsieur chauve et en souffrance et des Allemandes en robes à petits pois noirs. »
La première plage qu’elle ait vue de sa vie, c’est celle de Sanremo.
Elle avait sept ans.
Elle est sortie de la voiture de son père, stationnée sur le front de mer. En quelques pas, elle a laissé derrière elle les palmiers pour s’accouder à la balustrade de pierre. Elle a cligné des yeux et vu, étincelante, une étendue d’eau qui ne ressemblait pas à la flaque sombre et froide qu’elle distinguait de chez ses grands-parents, sur les hauteurs de Côme. Le sable était du vrai sable. Et les établissements balnéaires qui alignaient leurs cabines et leurs parasols jaunes, rouges ou bleus avaient des airs de paradis sur Terre. Entre les transats et la mer, des enfants jouaient et ce devaient être les plus heureux du monde.
—Alors, ça te plaît ? lui a demandé son père.
Il l’a prise par la main et emmenée à l’Impératrice . Il a donné ses instructions à l’employé en marinière qui balayait le sable sur les dalles : « Vous lui réservez un transat à la semaine et vous jetez un coup d’œil sur elle ! Et n’oubliez pas que pour elle, c’est glace à volonté. » Le garçon a approuvé de la tête en louchant sur la couleur du billet qu’on lui tendait.
Dès lors, les vacances scolaires se déroulèrent chaque année de la même façon. Son père venait la chercher à la gare de Gênes et ils roulaient sur la route côtière, avec la mer à main gauche.
Depuis qu’il avait perdu son château, il menait une existence étrange, à la fois vagabonde et engluée dans d’indéfinissables habitudes. Il prenait ses quartiers d’été au palais Bellevue : il y dormait, puis donnait ses rendez-vous dans les jardins fleuris qui surplombent la mer. L’après-midi, il déposait Chiara à l’Impératrice et partait « vaquer à ses occupations », l’expression par laquelle il désignait son travail ou, du moins, ses heures d’absence. Chiara passait ainsi du temps à courir seule sur la plage privée du Lido. Elle multipliait les allers-retours à la mer pour en rapporter du sable mouillé, avec lequel elle édifiait en miniature le château de son père. Un château qu’elle n’avait jamais vu puisqu’il se trouvait près de Prague, dans un pays lointain. Mais elle s’efforçait de respecter les quelques détails dont elle avait entendu parler : une tour centrale, de solides murs crénelés (qu’elle modelait à la main), une position au sommet d’une colline... Ensuite, elle se baignait, car il faisait chaud, et allait se chercher une glace stracciatella qu’elle savourait lentement, allongée sur son transat. Autour d’elle, d’autres transats, d’autres vacanciers : des familles au complet, où les enfants avaient en même temps un père et une mère. Ces enfants l’enviaient, elle qui agissait en toute liberté ; elle les enviait, eux qui ne connaissaient pas la solitude.
Le soir, c’était pire. Son père allait au casino. « Tu m’attends là, lui disait-il devant la statue du Printemps. Tu ne t’ennuieras pas avec tous les gens qui passent ! J’en ai pour une demi-heure. » En réalité, dès qu’il franchissait le seuil du casino, il devait perdre la mesure du temps. La demi-heure devenait une bonne heure qui s’étirait finalement sur deux heures entières. Chiara se baladait le long du front de mer, d’abord curieuse. Au bout d’un moment, elle ne dévisageait plus les personnes qui voguaient à contre-courant sur la promenade : elles étaient si nombreuses que c’en était fatigant de considérer leurs traits, leurs coiffures, les tenues vestimentaires qu’elles arboraient. Tout tournait dans sa tête, surtout à cause de cette clameur confuse des voix quand elles tiennent une conversation qui vous échappe. Alors Chiara regardait ses pieds sur le dallage tricolore : elle marchait sur les arêtes du pavement rouge en évitant à tout prix la couleur bleue. Elle bâillait et se rappelait les paroles de sa mère, à la gare de Côme, au moment de la confier à mademoiselle Frattini, une petite vieille qui accomplissait le même voyage jusqu’à Gênes où vivait son encore plus vieille tante : « Ton père est un être bizarre, instable ! Tu dois faire attention à toi : ne parle pas aux inconnus s’il te laisse toute seule sur la plage ! Ah, mon Dieu ! Jamais je n’aurais dû m’enticher de ce Tchèque ! »
À présent qu’elle avait dix ans, Chiara comprenait qu’il y avait eu du malheur entre ses parents. Ils se tenaient sur des rivages trop distincts. Sa mère se plaignait de sa vie, comme d’une occasion manquée. Elle était retournée vivre chez ses propres parents et, si elle travaillait au magasin familial, elle savait qu’elle n’aurait plus jamais l’existence normale des autres femmes de Côme, celles qui étaient mariées et la regardaient de haut, pour avoir osé rêver à une histoire sortant de l’ordinaire.
L’instabilité de son père était avant tout financière. Vers la fin de ses vacances scolaires, Chiara constatait qu’il n’avait plus de billets à donner à l’employé de l’Impératrice et elle se trouvait ainsi privée de glace. Parfois même, ils changeaient d’hôtel : il ne pouvait plus s’offrir le luxe du palais Bellevue. Ils emménageaient dans une petite pension de la Pigna, plus bruyante, moins propre. Et généralement, le séjour de Chiara à Sanremo s’achevait ainsi.
Mais quelle joie, au début ! Elle revoyait, émerveillée, la plage, aussi parfaite qu’à l’été précédent. Elle retrouvait des silhouettes familières comme celle de l’employé de l’Impératrice avec sa marinière (à vrai dire, ce n’était pas tous les ans le même employé, mais c’était la même marinière caractéristique, ornée de son insigne orange et bleu aux couleurs de l’établissement). Elle retrouvait également le réceptionniste du palais Bellevue et les femmes de ménage, toujours aussi élégantes, les cheveux relevés dans un chignon sophistiqué. À sept ans, Chiara avait provoqué un éclat de rire général : « Mademoiselle, que voulez-vous faire plus tard ? » lui avait demandé le réceptionniste en inclinant sa lourde silhouette engoncée dans son impeccable costume noir. Rougissante, Chiara avait balbutié : « Je voudrais être aussi bien habillée que ces dames… » et elle avait désigné les femmes de chambre éberluées. Tout le monde avait ri de bon cœur jusqu’à ce qu’un regard sévère de son père n’intimât à tous l’ordre de se taire. En y réfléchissant aujourd’hui, Chiara estime ce rire bien injuste : le sort des femmes de chambre du palais Bellevue, alors l’hôtel le plus prestigieux de Sanremo, était nettement plus enviable et propre à susciter l’admiration d’une enfant que celui de la grosse fille aux sourcils épais qui lavait, dans des gestes mécaniques, le sol de la petite pension sordide où père et fille finiraient leur séjour trois semaines plus tard.
Autre moment agréable du début des vacances : son père l’emmenait au restaurant et elle était fière d’être à la table de cet homme distingué, qui sortait de la poche de son veston brun un monocle qu’il portait à son œil droit pour lire le menu. Il ignorait les considérations pratiques par lesquelles on élève un enfant : il commandait du vin pour eux deux et le serveur venait ensuite s’enquérir du type d’eau, plate ou gazeuse, que souhaiterait boire Chiara. Son père

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