Construction de la nation et pluralisme suisses: idéologie et pratiques
Didier FROIDEVAUX
Résumé Par l'exemple de la construction nationale suisse, l'objectif est de montrer comment les nations modernes oscillent entre les pôles ethnique et civi-que, ou, pour reprendre Tönnies, entre "communauté et société". La Suisse, en raison de nombreuses forces centrifuges (diversité confession-nelle, linguistique, sociale, etc.), n'échappe pas à un processus de "natio-nalisation" ou de "communalisation" au sens wébérien. L'invention de mythes nationaux renvoie à une construction de type ethnique, concréti-sée par l'idée d'exceptionnalité ou d'insularité. L'analyse politologique selon le modèle consociatif dont les limites sont relevées s'inscrit dans une même perspective. L'examen du droit de la nationalité conforte à son tour le constat de la prédominance de la conception ethnique, da-vantage que civique, de la nation suisse. En conclusion, les difficultés actuelles face à l'ouverture à l'extérieur et particulièrement à l'Union eu-ropéenne, sont interprétées comme une accentuation de la dimension communautaire de la nation suisse et un retrait de la dimension civique.
Introduction1La Suisse est souvent présentée comme un modèle de pluralisme, articulé au-tour de la diversité linguistique et confessionnelle, à quoi sajoutent les di-mensions sociales et politiques, ainsi que lopposition "urbain rural" ou "ré-gion de plaine région de montagne". Le fait que la Suisse soit restée à lécart des grandes crises internationales et nait guère connu de crises inté-rieures, renforce lidée, tant en Suisse quà létranger, dune construction uni-
1Cet article est une version révisée dune communication présentée au colloque Etat, nation, multieth-nicité et droits à la citoyenneté, organisé par Danielle Juteau et la Chaire en relations ethniques de lUniversité de Montréal en mai 1996. Je remercie François Grin, Franz Schultheis, Uli Windisch ainsi que les lecteurs de la RSSP, qui par leurs critiques et suggestions mont amené à préciser ma pensée.
2 DIDIER FROIDEVAUX que dans son succès, voire même dans sa destinée. Cest ce quexprime le populaire Yen a point comme nous !, ou encore le discours politique: la démocratie helvétique repose sur le fédéralisme, système politique qui affirme le respect de lindividualité des Etats dans lunion confédé-rale. Il apparaît la solutionoptimalede nos problèmes qui reflètent la di-versité des populations, des langues et des confessions (Furglerin Nou-velle Société Helvétique: 1978: 13). Lobjectif ici est de questionner à la fois la réalité du fédéralisme suisse et sa représentation mythique. Pour ce faire, dans un premier temps, nous re-tracerons brièvement la construction de la Suisse moderne de 1848 et nous examinerons ensuite comment la nation suisse sest inventée, sestimaginée(Anderson 1991) une origine et une fondation en 1291 et comment lidéologie pluraliste sest surajoutée à une construction nationale par agrégation politi-que dentités "cantonales".2ce point de vue, la construction territoriale Desuisse est originale par rapport à celle des pays voisins. La Confédération est née, en effet, dune agrégation de corps souverains, de villes, de pays sujets dun ou plusieurs cantons qui aboutira à lintégration en 1848 par linstauration dun Etat fédéral (Raffestin 1990a: 24) Kreis (1991: 101) parle quant à lui dune "genèse progressive dun système dalliances" . Dans une deuxième étape, notre attention portera sur les analyses et les interprétations qui ont été faites de la situation suisse. Sur le plan de lanalyse politologique, deux théories principales seront exposées, soit celle duconso-ciationnalismeet celle desclivages entrecroisés("cross-cutting cleavages"). A ce stade se pose également la question de lexistence dune identité natio-nale, que lon présente généralement comme étant articulée tant autour des institutions politiques communes quautour de lidée abstraite (pour ne pas répéter mythique) dune nation suisse plurielle ou pluriculturelle. Cette dernière question conduit à sinterroger sur la signification de lEtat-nation suisse sur la base de lopposition entrenation civiqueetnation ethni-que. Nous essayerons de démontrer, dans une troisième partie, que la Suisse illustre parfaitement la combinaison de ces deux pôles que le discours scienti-fique a tendance à radicaliser, voire même à "stéréotypiser". Lexamen du droit et de lacquisition de la nationalité suisse alimentera la discussion. En conclusion, le "modèle suisse" apparaîtra comme une difficile syn-thèse, toujours à renouveler, des pôles culturel et civique de la nation, à lexemple des obstacles que rencontre tout projet politique axé sur louverture à lextériorité et à laltérité.
2anachronique. La réalité cantonale dalors ne correspond pasLe terme cantonal est un raccourci à celle daujourdhui. Cf. Raffestin (1990a: 24).
CONSTRUCTION DE LA NATION ET PLURALISME SUISSES 3 Construction nationale, mythe et réalité Jusquau début du 19e, la Suisse est un pays fondamentalement germano-phone. Mis à part Fribourg, bilingue, les cantons sont exclusivement ger-manophones. Ce qui allait devenir les cantons romands (francophones) et le Tessin (italophone) sont alors ou des alliés ou des baillages confédérés, ter-ritoires sujets. Sil y a bien hétérogénéité linguistique, seuls des cantons germanophones font partie de la Diète, le gouvernement. Dans les relations avec les pays sujets, la langue ne pose pas de problèmes particuliers, no-tamment du fait que le souverain sadresse à ses sujets dans leur langue (Knüsel 1994: 201). Les cantons nont dailleurs jamais tenté de modifier les pratiques linguistiques de leurs sujets (Raffestin 1990b: 537). Ce dernier fait explique en partie la permanence des frontières des langues en Suisse, particulièrement entre lallemand et le français, et la relative stabilité de la répartition linguistique de la population de nationalité suisse (Camartin 1985: 258; Knüsel 1994: 256). Par ailleurs, labsence de question linguisti-que dans lancienne Confédération sexplique certes par labsence de mo-tifs de conflits, cest-à-dire de communication entre gens de langues diffé-rentes (Haas 1985: 60), mais sans doute davantage par le peu de pertinence de ce critère didentification (voir aussi Altermatt 1996: 142). Cest avec léphémère République helvétique (1798-1803) que la Suisse devient véritablement un Etat au sens moderne. Avec la rédaction des textes législatifs en français, en allemand et en italien, considérés comme langues de rang égal (Message 1991: 5), apparaît ce que lon pourrait considérer comme la première politique des langues de la Suisse plurilingue. Légalitarisme apporté par la République helvétique se traduit donc par la consécration des trois langues principales comme langues officielles (Knüsel 1994: 204s.), ainsi que par un statut identique pour lensemble des cantons. 1848 marque la naissance effective de la Suisse moderne et démocrati-que. Le fait quun article posant légalité des langues allemande, française et italienne soit introduit dans la Constitution de 1848,3 dans celle de puis 1874, ne saurait être ramené uniquement à la volonté des Suisses ou de ses élites de construire un Etat multilingue. En effet, la Constitution fédérale de 1848 remplace lancienne Constitu-tion confédérale suite à la guerre civile duSonderbund. Cette courte guerre oppose les cantons catholiques conservateurs aux cantons protestants favo-rables à une stricte séparation de lEglise et de lEtat. La nouvelle constitu-tion qui met fin à la Confédération dEtats souverains au profit dun Etat
3 Cest en 1938 que le romanche acquiert le statut de langue nationale, mais non de langue offi-cielle. Depuis le 10 mars 1996, le romanche est langue officielle pour les rapports que la Confédéra-tion entretient avec les citoyens romanches (article 116 de la Constitution fédérale).