ELLE
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Entre sa pensée à ELLE, octogénaire en chaise roulante et celle des "debouts", le fossé s'évase...

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Publié le 29 octobre 2012
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Langue Français

Extrait

ELLE
ELLE
 I
ELLE les compta : sept. Il en restait sept, sur tous, sur le tout. Plus si on comptait les voisins, les petits cousins. Mais sur les proches, ça faisait sept. Sept de son âge ou presque à être encore en vie. Au début, il y dix ans, ELLE avait compté à l'inverse, fait le total des disparus. Maintenant, ELLE comptait les survivants. Bon, sept, ce n'était pas si mal, pas du tout le vide. Sa voisine Olga disait qu'elle, elle n'avait absolument plus personne de son âge. Et que comme, en plus, elle n'avait qu'une seule fille qui n'avait pas eu d'enfant, elle était seule, souvent. Enfin, seule parmi les autres. Seule au milieu des vieux eux aussi esseulés, survivants d'une existence achevée. Résistants d'une guerre perdue d'avance et où la libération ne serait pas à fêter. Bon, il lui restait : ses trois soeurs (toutes plus jeunes), deux cousines, un cousin et deux amies qu'ELLE ne voyait plus depuis qu'ELLE avait été amenée ici.
ELLE disait amenée, parce qu'ELLE avait été véritablement transportée ici, en ambulance. Après une vilaine chute, chez ELLE, on l'avait retrouvée, un seul os cassé, du genre à ne pas se réparer, un os qui avait cassé sa vie en deux. Avant : la maison, la solitude, mais la verticalité, la vie encore tournée vers l'extérieur. Après : l'hôpital et puis la Maison, celle avec un « M » majuscule, la dernière Maison, l'avant-dernière demeure. Et la vie assise dans une chaise, cassée, l'univers rétréci. Mais aussi : la communauté, la ruche, tout ce monde, tous ces vieux. Et toutes ces
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blouses blanches, toutes ces infirmières... Toutes ces blouses bleues, toutes ces nettoyeuses...
La vieillesse, ça se soigne (Que de personnel soignant!), mais ça ne se guérit pas. En revanche, ça se récure (Que de personnel d'entretien!), comme si c'était une maladie contagieuse. Comme si ça allait atteindre tout le monde, par contagion, si on ne mettait pas du détol partout. La vieillesse, ça se garde, ça se cerne de murs hauts et de fenêtres claires, ça s'anime de tricots et de tapisseries, ça s'occupe. Bon, mais en même temps, un vieux tout seul, ça s'électrocute, ça se fait dévaliser, ça se casse le col du fémur, ça se déshydrate. Ca s'oublie, enfin, seul, au fond de sa maison mal entretenue... seul, tout seul au fond de son veuvage interminable. Bon, au moins, ici, on était lavé , (mal) nourri, aéré, occupé.
Mais pas écouté. Vraiment pas écouté. C'était ça le pire. Vous entriez ici et vous deveniez un sous-homme, une sous-femme, un sous-être à la parole interprétable. Vous pouviez dire : « La chaise me fait mal aux fesses . » et ils comprenaient : la vieille se plaint encore. « Le poisson est froid. » et ils se disaient : la vieille ronchonne. « La télé va trop fort. » et ils disaient : « Votre sonotone est mal réglé. » Bref, vous pouviez dire n'importe quoi, c'était revu à la sauce vieux, à la sauce vieux geignard à ne pas écouter. Alors, parler de ce que vous aimiez danser le rock dans le temps, ce n'était pas la peine. Ils vous faisaient écouter des polkas d'avant quarante (quand votre grand-mère avait déjà du mal à danser) et des chansons réalistes qui avaient bercé votre mère à la fin de son adolescence. Vous pouviez dire : « On ne regarde pas le journal télévisé ? » et on vous répondait qu'à cette heure-là vous étiez couchés (Obligés, on vous bordait à dix-neuf heures!). Vous pouviez dire : « Mais je vote encore, moi ! », on semblait se demander comment vous pourriez bien mette un petit point rouge dans une case noire. ..
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 Et pourtant, et pourtant, enfermées dans une carcasse en difficulté, il
s'en agitait des pensées dans toutes ces têtes. Oh, différentes pour tous. Chez certains, c'était un chaos de souvenirs mélangés comme de la couleur dans une gouache. Un magma de vieilles histoires sorties du temps et de leur contexte. Chez d'autres, une pensée unique, en boucle. Comme celle de Bernadette qui répétait sans cesse : « Il faut que j'aille allaiter mon gamin, laissez moi partir! ». Ou celle de Jacques qui disait : « Six-zéro. Six-zéro. Je l'ai gagné ! Un match du tonnerre. Le meilleur du tournoi et c'est moi qui l'ai gagné ! ». Enfin, voilà, peut-être que pour ceux-là, voter ce serait difficile : Bernadette sortirait son sein dans l'isoloir et Jacques chercherait le court de tennis de l'administration communale. Mais enfin, ELLE, ELLE était encore capable de voter, d'écouter le journal télévisé si on la laissait faire, et de le comprendre. Et aussi de lire le journal pour distinguer les cons des un peu moins cons, et pour voter pour l'à peu près mieux de tous. Mais voilà, c'était difficile à accepter et sans doute même à organiser. Alors, ELLE n'irait pas voter le trois Mai, ELLE resterait à la Maison. Et ELLE compterait dans sa tête : « Sept, il en reste encore sept, ce n'est pas si mal. » Enfin, s'il en restait encore sept dans trois mois...
ELLE réalisait que depuis qu'ELLE était là, ELLE pensait sans cesse beaucoup. ELLE avait l'impression de penser de mieux en mieux, même si ELLE s'endormait sans cesse. En revanche, ELLE parlait peu, peur de na pas être écoutée sans doute. ELLE parlait, en fait, avec elle-même. Ca ne la dérangeait pas, bizarre. Autrefois, ELLE aimait discuter et même se disputer car ELLE avait son caractère, comme on dit. Bon, maintenant, depuis que sa vie était devenue une vie assise, ELLE ne discutait plus. ELLE se contentait de penser très fort : « Il fait trop chaud. », « Le café est infect. » ,« Nathalie, la nouvelle aide-soignante se fait le gardien de nuit. », « J'irais bien voter quand-même. ». Mais ELLE ne disait quasi rien. ELLE pensait intensément et, parfois, rêvassait qu'ELLE engueulait l'infirmière, le cuisiner ou l'aide-soignante qui galipettait à la salle de garde au lieu de répondre aux sonnettes.
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 II
« Bonjour Maman . ». C'était sa fille, venue interrompre le cours de sa pensée si fluide, si légère, si maîtrisée. Elle lui avait apporté des fraises. Elle dit : « Je t'ai apporté des fraises. » Tant qu'à faire, on pouvait aussi penser qu'ELLE était non seulement un peu sourde, mais aussi un peu aveugle. ELLE pensa très fort : « Je vois bien que ce ne sont pas des pêches. » et prononça : « J'aime bien les pêches. » Sa fille soupira profondément en regardant la porte comme si elle adressait son soupir au monde extérieur, au personnel, à tous les debouts compréhensifs. Et, de fait, ils comprendraient sûrement comme c'est pénible de bavarder avec une ingrate mère qui vous parle de pêches quand vous lui portez des fraises. Elle pensa: "C'est vrai, je parle pour des prunes! » Mais ELLE dit, à voix haute : « Les prunes aussi, je les aime bien. » Sa fille s'énervait vraiment et elle n'était là que depuis cinq minutes. ELLE se dit : « Ma pauvre, qu'est ce que tu ferais si tu n'étais écoutée par personne depuis des semaines. » ELLE convertit sa pensée en paroles : « Je suis là depuis des semaines. » Sa fille lui dit : « Tu sais, Maman, on n'avait pas le choix. Depuis que tu es en fauteuil, tu ne pouvais plus rester chez toi. »Bien sûr qu'ELLE le savait, ELLE avait encore sa tête, ELLE se voyait mal faire des courses, cuisiner ou arroser ses plantes en chaise roulante.
 ELLE n'allait pas se plaindre comme toutes celles (ou tous ceux) qui demandaient sans cesse à retourner dans leur maison depuis longtemps vendue. ELLE dit : « Tu vas vendre ma maison ? ». sa fille répondit : « Maman, ce n'est pas pressé, tu as tout le temps de penser à ça. Pour le moment, Serge va arroser tes fleurs deux fois par semaine et tout va bien. » ELLE réfléchit : aux fleurs, aux armoires, à l'odeur des pièces qu'ELLE pouvait presque encore sentir. ELLE demanda : « Ca sent encore dans la maison ? » Sa fille ouvrit des yeux immenses, puis une bouche interloquée. « Ca ne sent pas, Maman, on aère, on nettoie, on ne va pas laisser la maison s'abîmer. » ELLE réfléchit que, quand ils la vendraient, il fallait que la
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maison soit la mieux possible pour en tirer le plus d'argent. Ce serait bien pour payer la Maison d'ici, les soins, et pour aider les enfants. ELLE dit : « Il faut de l'argent pour aider ses enfants. » Sa fille lui fit remarquer qu'ELLE sautait du coq à l'âne et qu'ils n'avaient pas besoin d'argent.
Puis, étonnamment pour une opposée au coq-à-l'âne, elle lui demanda comment étaient les infirmières et si ELLE n'avait pas à se plaindre. « Normales, ce sont des infirmières normales. Il y a mieux, il y a pire. » Sa fille n'était pas rassurée. Elle lui demanda si on la traitait bien. C'était compliqué de répondre. Il aurait fallu expliquer la vieillesse à sa fille. Lui dire que les infirmières faisaient ce qu'il fallait et les nettoyeuses aussi. Mais il aurait fallu aussi lui dire que l'âge ça ne se soigne ni ne se nettoie. Ca reste là, collant et incrusté, incurable. En revanche, la cuisine, ça, on aurait pu l'améliorer, et le café aussi. ELLE dit : « Le café est infect. » Sa fille lui promit de lui acheter une machine à dosettes pour qu'ELLE puisse se faire une tasse correcte chaque fois qu'ELLE en aurait envie. Elle semblait soulagée de pouvoir faire quelque chose pour ELLE.
ELLE pensa que c'était une chouette fille et qu'elle lui avait aussi fait deux chouettes petites-filles. Deux jeunes femmes à peu près maintenant, puisque Lucie allait avoir dix-sept ans. ELLE dit : « Lucie va avoir dix-sept ans. » Sa fille dit : « Dans trois semaines. On va faire une petite fête. Tu veux venir, rien qu'un petit peu. Ou juste pour le gâteau si tu préfères ? » ELLE pensa qu'ELLE avait toujours détesté les pâtisseries et que sa fille devait le savoir pourtant. Mais qu'ELLE irait bien à la fête, ELLE sortirait de la Maison. Et ELLE pourrait demander à repasser par sa propre maison, pour la sentir un petit peu, mais ELLE se dit que ce serait difficile avec la chaise roulante, et qu'ELLE n'aimait pas voir le monde d'en bas, toujours du derrière sur cette chaise bleue qui lui faisait mal aux fesses.
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ELLE dit : « J'irais bien, mais j'ai mal aux fesses. » Sa fille la regarda de
nouveau avec surprise. ELLE lui demanda : « Le docteur a regardé ? » Mais ELLE pensait encore à la fête, à la maison, au gâteau. ELLE dit : « Regardé quoi ? ». Sa fille soupira. Elle commençait sans doute à en avoir assez de parler à une vieille assise et voulait retrouver les jeunes (ou les moins vieux) debout, ceux dont les pensées suivaient un fil droit et normal. Mais c'était une fille aimante et attentive, elle dit : « Ton derrière, Maman, est-ce que le docteur l'a regardé ? Tu as peut-être des escarres. » ELLE répondit que non, ELLE n'en avait pas, et ELLE pensa, très fort : « Mais j'en ai plein le... de cette chaise, ça oui ! ». Mais, gentiment, ELLE répondit à sa fille qu'ELLE montrerait bientôt ses fesses au docteur. ELLE n'était plus à une impudeur près.
Sa fille parla encore un petit peu, comme pour elle-même, de ses propres filles, de l'anniversaire et de Serge. Puis elle s'apprêta pour partir. ELLE avait l'impression d'avoir raté un petit passage, ELLE espérait bien ne pas avoir dormi. ELLE dit au revoir à sa fille et lui promit de manger les fraises. ELLE lui dit que c'était une blague, pour les pêches et que les fraises, c'était très bien. ELLE a-do-rait les fraises et ELLE commença délibérément à manger la barquette. Sa fille semblait plus détendue. Elle promit encore d'acheter la machine à café au plus vite et de la lui apporter dimanche. Elle l'embrassa longtemps, de la part de Serge et de la part des filles et reprit son manteau. ELLE la raccompagna, tout de même. ELLE fit un petit signe à sa fille sur le pas de la porte et rentra dans sa Maison.
III
ELLE avançait lentement, sur cette chaise qui ne roule qu'à la force des bras. Et ses bras étaient devenus si maigres... ELLE regardait les bras dodus des aides-soignantes, des bras qui devaient avoir bien plus de force que les siens, dont la peau chiffonnée paraissait si claire sur des os quasi visibles. Une aide-soignante lui
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demanda comment ELLE allait. ELLE répondit : « Comme mes bras. Vous, vous avez de gros bras, vous devez aller bien. » L'aide-soignante leva les yeux au ciel. Elle devait être vexée, elle se mit à pousser la chaise avec ses bras vaillants, vite, un peu plus vite que nécessaire, pour la ramener à sa table attitrée.
Ainsi remisée, remise à sa place, devant la table plastifiée, ELLE regarda les autres dames. Denise, qui avait des cheveux bleus, et des mains toutes bleues aussi, à cause des grosses veines saillantes, et puis qui mettait du vernis rouge. Elle tenait à son vernis, sa fille lui faisait une manucure chaque fois qu'elle venait. Mais, entre temps, le vernis craquait un peu et tombait par morceaux. Il devait y en avoir dans l'évier, la baignoire et les draps. Des petits confettis rouges tombés des mains violettes.
Denise lui demanda : « A quoi vous pensez ? » ELLE dit : « Aux couleurs : mauve et rouge, ça ne va pas ensemble. » Denise regarda sa robe : elle était noire. Celle de la voisine était grise. Les tentures étaient vert-bouteille et les murs vert clair. Denise dit : « Vous avez raison, mais il n'y a pas de mauve ici, ni de rouge, juste du vert. » ELLE regarda les murs, ils étaient d'un vert imprécis, presque jaune, un vert qui s'excusait presque d'être une couleur. ELLE connaissait bien ce vert-là, vert-hôpital ou vert " bâtiments publics " . Son école, autrefois, était déjà peinte de ce vert-là. ELLE dit : « On dirait mon école. » Denise quitta la table sans rien dire. L'autre dame se leva aussi, en la regardant longuement.
ELLE resta à sa table, à sa place, toute seule, longtemps. ELLE fixait le mur et, dans les traces des coups de pinceau, ELLE découvrait des images, comme les enfants en voient dans les nuages. ELLE voyait des silhouettes : celles d'enfants assis, à l'école, dans son ancienne école. Et puis celle de son père rentrant du potager avec sa salopette et sa bêche. Et celle de sa mère, qui lui servait à manger. ELLE pensa, tout haut : « Maman. ». L'infirmier qui s'était assis à côté d'elle ne soupira pas,
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lui. Il dit, doucement : « Elle n'est pas là. Vous êtes à la Maison : Le repos de l'ange, vous vous souvenez ? C'est votre fille qui est venue vous voir. Elle reviendra bientôt. Vous vous souvenez de votre fille ? ». ELLE le regarda avec terreur : comment pouvait-il penser qu'ELLE avait oublié sa fille ? ELLE n'oubliait jamais rien, ni personne...
Comme tout-à-l'heure, ELLE se mit à compter les survivants. ELLE dit, d'une voix agacée : « Il en reste sept, je les ai comptés. » L'infirmier changea d'attitude. D'une voix d'instituteur, un peu chantante, il dit : « Sept, d'accord. Il en reste sept! » Et il quitta la table sans lui dire au revoir. Il avait sûrement fini son service... C'est un autre qui la mettrait au lit, tantôt. ELLE ne devait pas oublier de lui montrer ses fesses, sa fille serait contente.
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