Là où s écrasent les vagues
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Là où s'écrasent les vagues

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Description

Une jeune fille amoureuse de la mer se fait les yeux d'un peintre aveugle, le temps d'un été.
Écrite en 2014 dans le cadre d'un concours littéraire (Presqu'île de Quiberon, Morbihan) cette nouvelle a remporté le 2ème prix de sa catégorie.

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Publié le 28 décembre 2016
Nombre de lectures 5
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Langue Français

Extrait

Là où s'écrasent les vagues
Morgane Russeil-Salvan
Pour Solenn
Là où s'écrasent les vagues
J'ai toujours adoré la mer. Je ne sais pas trop pourquoi. Quand je rencontre quelqu'un qui
a peur des eaux sombres, ou qui fronce le nez, l'air dégoûté, lorsque l'odeur des algues est trop
forte, je ne peux m'empêcher de me demander ce qui ne va pas chez lui. Que lui est-il arrivé,
pour qu'il soit insensible à la beauté de la mer ? Aux étendues de sable, aux rivages écorchés,
cicatrisant sans cesse là où s'écrasent les vagues ?
J'ai toujours adoré la mer, mais je n'aurais jamais imaginé qu'on puisse l'aimer au point de
vouloir y mourir. Et puis, lorsqu'on est âgé de dix-sept ans à peine, la mort nous paraît loin. Elle
ne touche que les vieillards grisonnants, et l'on croit, naïvement, que l'on bénéficiera d'un
traitement de faveur. Qu'on sera épargné. Tout cela est si loin …
Je m'étais levée tôt, ce matin-là. Mes parents étaient encore endormis. À croire que ne
suis pas une fille normale. Je me lève tôt pendant les vacances, alors que je pourrais me reposer.
Je me lève tôt pour aller arpenter la côte, nue de touristes à cette heure. Ma côte. Je la connais
par cœur. Lorsque j'étais encore une enfant, pas plus haute que trois pommes, mes parents
avaient coutume de m'emmener faire le tour de la presque-île à vélo. Je m'installais du mieux
que le pouvais dans le panier, à l'arrière du vélo paternel. Et je prétendais que c'était confortable.
Mon père n'avait pas eu le temps de donner le moindre coup de pédale, que déjà, je lui
demandais de rouler plus vite. Et ainsi nous partions pour une matinée sur les routes, les
chemins, les sentiers, à rouler contre le vent et à se faire gifler par les embruns.
Mais aujourd'hui, mon père n'est plus en état de perpétuer cette tradition. Des souvenirs,
voilà tout ce qu'il en reste. Des souvenirs au goût de pas-assez. Peut-être est-ce la raison pour
laquelle je pars seule, tous les matins. J'enfourche mon vélo, et je traverse Port Maria endormi,
pour rejoindre la partie de la presque-île que je préfère : la côte sauvage.
1
Sauvage, elle l'est. La mer, à l'ouest de la presque-île, est perpétuellement fouettée par les
vents. L'eau se soulève, et retombe, et recommence, sans se fatiguer, jamais. Elle mord et dévore
les roches déchiquetées qui percent la surface de l'eau. Elle leur donne une forme agressive,
pointue, comme si la terre, en-dessous des flots, faisait ses dents. Et contre l'armée de la mer se
sont élevées des murailles : les falaises de la côte sauvage, un à-pic tombant droit dans les
vagues, rongé, assiégé, mais qui tient-bon.
J'aime la mer. J'aime la côte. J'aime la couleur de l'eau, qui n'est jamais tout à fait la
même. J'aime l'humeur changeante de cette force de la nature. J'aime l'odeur des embruns, leur
goût salé sur la langue. J'aime les galets polis que l'on trouve en bas des falaises. J'aime la lande
qui surplombe les vagues, et l'herbe rase et sèche qui la recouvre. J'aime abandonner mon vélo à
la terre, et chercher le chemin qui me permettra de descendre au plus près de l'eau. J'aime
m'écorcher les mains sur la pierre, m'y tordre la cheville, et choisir le rocher le moins escarpé
pour m'y percher.
Et j'aime observer ce rituel tous les matins. Scrupuleusement. Rigoureusement. À
l’identique. Rien ne change, jamais. Ou plutôt, je n'y change jamais rien. Mais on ne peut prévoir
les actions d'autrui.
Lorsque je me suis assise sur ce rocher, ce matin-là, je n'avais aucune idée de ce que ce
simple geste allait entraîner. Et pourtant, aujourd'hui, lorsque je regarde en arrière, je me dis qu'il
n'aurait pas pu en être autrement. Comme si l'achat de notre maison de vacances, à Quiberon, par
mes parents, nos ballades à vélo, la maladie de mon père, et mon rituel matinal, ne prenaient tout
leur sens qu'à ce moment, qu'à cet instant. Comme si tout était prévu d'avance. Et pourtant, on ne
peut pas prévoir. On ne peut pas prédire. Mais que se serait-il passé, si j'avais voulu déroger à ma
vieille habitude, ce matin-là ? Si j'étais tout simplement restée chez moi ? Que serait-il advenu
du jeune homme en haut de la falaise ?
Car il y avait un jeune homme. Mon regard est tombé sur lui par hasard, alors que je
tournai la tête vers l'est, pour admirer la falaise en contre-jour. C'est là que je l'ai vu.
2
Il se tenait debout dans le vent, au bord du gouffre. Je ne pouvais discerner ni la couleur
de ses cheveux, ni les traits de son visage, brouillés par la lumière du jour naissant. Il portait une
longue veste, taillée dans ce tissu dont je ne parviens jamais à me souvenir du nom, mais qui me
fait irrésistiblement penser à l'Angleterre. Vêtement inadapté pour la saison. J'étais moi-même
exposée aux embruns et assise dans l'ombre, et pourtant, je ne portais qu'un chemisier qui laissait
mes bras nus.
Ma première pensée fut donc : « Il est fou. » Puis je me rendis compte qu'il était bien trop
près du vide, bien trop raide, bien trop triste. « Il est fou » répétai-je en pensée. Mais avec
panique, cette fois. Le jeune homme avait le regard perdu. Il fixait l'eau en furie sans la moindre
expression, comme si les vagues lui avaient ravi son âme. Et puis, soudain, il arqua les épaules,
fléchit les genoux, donna une brève impulsion vers l'avant.
Pas le temps de réfléchir. Je criai :
— OHÉÉÉÉÉÉÉÉÉ !
L'autre se figea. L'espace d'une seconde, je me revis, enfant, assise devant le vieux
magnétoscope parental, et appuyant sur le bouton stop.
Rembobinons, à présent. Le jeune homme se redressa. Fit un pas en arrière. Rien qu'un
pas, mais j'étais soulagée.
— Heu … Reste où tu es, d'accord ? Je monte tout de suite ! Ne saute pas, s'il-te-plaît ! On peut
peut-être … Je ne sais pas … Discuter ?
Tout en parlant, je me ruais vers la falaise. Vite ! Vite ! Vite ! Surtout agir vite ! Pas le
temps de chercher des prises confortables. J'escaladai l'à-pic comme je le pouvais, en manquant
d'y laisser trois fois ma peau. Tout le temps que je passai agrippée à la paroi, je le passai plongée
dans la terreur. Parce que le jeune homme n'était plus dans mon champ de vision, et qu'il pouvait
sauter à tout moment, sans même que je ne m'en aperçoive.
3
Lorsque je parvins au sommet de la falaise, j'étais rouge, suffocante, et soufflant comme
un chien. Mais le jeune homme était-là. Il était là !
Le soulagement me terrassa.
— Je suis là. Je suis là, répétai-je à l'attention du suicidaire.
Il ne me regardait pas. Mais il parla :
— Il y avait quelqu'un ? J'ai cru que j'entendais des voix. En fait, c'est peut-être vrai. Je n'en sais
rien. Je ne peux pas vérifier. Peut-être que je deviens fou, que j'imagine tout ça parce que je veux
encore un peu vivre.
Je restai muette une seconde. Il parlait comme si je n'existais pas vraiment. J'étais juste à
sa gauche, pourtant.
— Je suis là, répétai-je, faute de mieux.
Il sursauta, et se tourna enfin vers moi. Et alors je compris. Le jeune homme était
aveugle.
— Dis-moi, fit le jeune homme. Est-ce que tu aimes la mer ?
Je ne savais pas comment réagir. Un homme avait tenté de mettre fin à ses jours, sous mes yeux,
et cette idée même me privait de mes moyens. Je répondis avec un peu de retard :
— Oui. Beaucoup, oui.
— Et qu'est-ce que tu aimes, dans la mer ?
Quelque chose se débloqua. Une clé dans une serrure. Je lui racontai tout. Mon enfance,
loin de la mer, ma découverte avec les flots, ici, sur la presque-île. La maison de vacance. Le
vélo. Mon père. Sa longue maladie. La fatigue dans ses membres. Mon chagrin. La mer comme
seule confidente. La mer capable de raviver les souvenirs heureux, le bonheur et la douleur. Le
bonheur passé, et la douleur, présente. Toutes ces choses que je n'avais jamais confiées à
quiconque. Et tandis que je parlais, la douleur s'envola, le vent la poussa vers la mer, et la mer
l'avala.
4
Il m'avait écoutée, les yeux posés sur moi, sans me voir. Son regard était léger comme
l'air. Léger comme l'était devenu mon père.
— Quand je n'étais qu'un gamin – cela fait bien longtemps – un pêcheur m'a dit qu'on ne prend
la mer qu'une seule fois. On embarque, et on ne revient pas. Sur le coup, je n'ai pas compris.
Il avait une voix douce. Et il parlait très bas, comme si il ne voulait pas troubler le bruit
des vagues et du vent.
— J'ai pris la mer, j'avais dix ans. Je n'ai pas cessé de la peindre. Pas un seul jour n'a passé sans
que je ne saisisse un pinceau. Pas depuis mes dix ans.
Et il parla. Il me parla de sa vie de peintre. De la peinture qui le rongeait, qui lui faisait
mal s'il ne lui obéissait pas. De son impuissance face à la mer, de l'impossibilité de la quitter des
yeux. De son amour de la falaise, du pied de la falaise, là où s'écrasent les vagues. Puis il me
parla de sa maladie. Des ombres envahissant peu à peu sa vision. De la peur du noir. Des
couleurs qui disparaissent, de la peinture redevenue simple peinture, la même odeur, la même
texture.
— Je ne peux plus peindre ! Je ne peux plus voir la mer ! JE NE PEUX PLUS PEINDRE LA
MER ! Hurla-t-il.
Et son cri fut happé par les vagues. Il se tenait la tête, crispait les doigts autour de ses longues
mèches folles.
— Je veux juste mourir, murmura-t-il. Et le chuchotis, gémissant, douloureux, était plus pénible
à entendre que son cri.
J'avais mal. J'avais mal comme si je devenais infirme à sa place. Et une idée folle me
traversa l'esprit et les lèvres, avant que je ne puisse la retenir :
— Je ne peux pas peindre pour toi. Mais je peux te prêter mes yeux. Je connais cette côte par
cœur. Chaque recoin m'est familier. Et je peux tout te décrire.
Était-ce juste le fruit de mon imagination ? L'espace d'une seconde, je vis l'espoir animer
le regard mort de l'aveugle. Et il accepta.
5
Le reste des vacances, nous l'avons passé ensemble. Je venais le chercher à vélo, le matin.
On se promenait le long de la côte. Je m'arrêtai lorsqu'il le souhaitait, et je lui prêtais ma voix et
mes mots. Je me rappelle de sa chaleur, dans mon dos, sur mon vélo. De ses bras serrés autour de
ma taille. Qui se crispaient à chaque heurt. Il criait parfois de peur dans mon oreille, lorsque
j'allai trop vite. Il criait, et puis il riait. Il avait l'air heureux.
J'étais heureuse aussi. Je redécouvrais le plaisir d'être accompagnée. La solitude peut-être
douce, mais seulement lorsque l'on ne porte pas de blessure. Car sinon même la mer ne peut rien
pour nous, et le sel de son eau ronge nos plaies. La mer est belle. Mais elle l'est davantage à
deux.
Vint le jour de la séparation. Car je ne vivais sur la presque-île que pendant les vacances,
et l'été s'achevait. Je n'ai pas gardé un clair souvenir de nos adieux. Je sais juste que lorsque je lui
ai annoncé mon départ, ses yeux se sont perdus à nouveau, dans le vague, dans les vagues. Et j'ai
eu mal au cœur.
Vous connaissez maintenant mon histoire. J'aurais aimé qu'elle s'arrête là. Mais l'histoire
a une suite. L'histoire a une fin.
L'été suivant, je suis retournée à Quiberon. Seule. J'étais majeure. J'étais libre. J'étais en
manque. Alors j'ai jeté mes affaires dans le hall. J'ai enfourché mon vélo. J'ai roulé sans
m'arrêter jusqu'à notre point de rendez-vous. Ce coin de falaise si particulier où nous nous étions
rencontrés. J'ai couru vers la falaise. Il serait là. Il serait là. Il serait-là !
Il n'était pas là. Il n'y avait personne. Juste une croix, plantée au bord du gouffre.
Il n'était pas là, mais je pouvais l'imaginer. Le regard happé par la mer et sa beauté. Contemplant
le pied de la falaise. Là où s'écrasent les vagues.
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