Les oiseaux volent toujours par deux
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Description

Poussée par la société entière à intégrer le monde des adultes, le "monde en gris", une enfant se réfugie dans le dessin, dernier bastion de la joie et des couleurs. Sa rencontre avec un étourneau étonnement solitaire va changer sa perception du monde.
Originellement écrite en anglais sous le titre 'Birds fly by set of two', la nouvelle a été modifiée et adaptée au français. La version traduite s'inscrivait dans un projet plus large de recueil de nouvelles.

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Publié le 28 décembre 2016
Nombre de lectures 3
Licence : En savoir +
Paternité, pas d'utilisation commerciale, pas de modification
Langue Français

Extrait

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Les oiseaux volent toujours par deux
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Pour Pip Carr
Les oiseaux volent toujours par deux
Chaque fois que la petite fille regardait par la fenêtre, elle voyait un monde en gris. L'hiver, surtout, les couleurs disparaissaient, et ne restait que le gris de l'asphalte gris, le gris des nuages et le gris des hommes en manteau gris, au teint gris et aux pensées noires. Chaque fois que la petite fille regardait par la fenêtre, elle rêvait d'un monde tout en couleurs. Dans sa petite chambre, les crayons étaient rois. Ils étaient éparpillés partout : sur le bureau, le lit et le parquet, de sorte qu'il était impossible de faire un pas sans marcher sur l'un d'eux. Et, caché sous le lit de l'enfant, se trouvait un trésor. Des cahiers griffonnés, peinturlurés, couverts de songes et de couleurs. Des cahiers de cours, accumulés depuis son plus jeune âge. Car l'enfant avait un don. Dès que le sommeil l'enveloppait le soir, son esprit s'envolait loin de ce monde morne, à la rencontre des merveilles dont elle avait toujours rêvé. Elle n'avait pas dix ans qu'elle connaissait déjà tous les continents. En rêve, elle avait enfoui ses pieds dans les sables du Sahara. Elle avait arpenté des sentiers abrupts, sillonné le flanc des montagnes chinoises. Elle avait vu, de ses yeux vu, les glaciers des deux pôles et les fjords du nord. En rêve, elle parcourait le monde. En classe, ses doigts s'agitaient, irrités, jusqu'à ce que le doux contact d'un crayon vienne les apaiser. Alors la magie opérait. Les pages vierges, les marges de ses cahiers, chaque espace disponible était mis à profit. Et elle dessinait. Autour d'un calcul s'enroulaient les branches d'un arbre. Une terre desséchée et fendue s'étendait sous une poésie. Les dunes jaunes du Sahara couvraient des pages et des pages. L'enfant représentait, en vert, les forêts chinoises. Et les champs de glace étaient de mille teintes de bleu.
Sous le lit de l'enfant grandissait son trésor. Car le temps courrait et glissait entre les doigts de la petite fille. Le temps courrait, et sous son sommier, les cahiers s'accumulaient. Mais alors qu'on la pressait de grandir, elle freinait des quatre fers, effrayée par le monde gris dans lequel elle devait entrer. Ses rêves, elle le savait, étaient voués à disparaître. Pas de couleurs dans un monde tout en teintes de gris. Malheureusement, colorier les pages d'un cahier ne suffit par pour colorer le monde. Et le monde des adultes, du point de vue de l'enfant, était trop triste pour qu'on y vive : on y parlait d'économie, de crise, d'emploi et de chômage. Les politiciens, dont on faisait grand bruit ? Rien d'autres que de petits hommes gris. Et tous ces adultes qui agissaient comme si leur motivation
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première était de rendre le monde plus fade et plus insupportable encore ! Surtout pas de couleur, surtout pas de gaieté ! Les couleurs vives devaient très vite délaver. Les graffitis colorés, sur les murs gris des immeubles devaient être effacés. Des couches de béton gris devaient être étalées. Les quelques fleurs sauvages devaient être arrachées. Même en hiver, la plus grise des saisons, les hommes enfilaient des manteaux gris et des vestes grises, comme si ils voulaient se fondre dans le paysage. Surtout, surtout, ne pas se faire remarquer. Ne pas enfiler de manteau trop coloré. Ainsi le temps glissait entre les doigts de la petite fille. Fermer le poing ne suffisait pas à le retenir, et elle ne voyait pas d'autre choix que de continuer à dessiner. Le temps passait et le cœur de l'enfant devenait chaque jour plus amer. Lorsque la tristesse faisait mine de l'abandonner un moment, elle relevait la tête et regardait par la fenêtre. Espérant que le monde change. Que les couleurs reviennent. Un jour, alors qu'elle dessinait, assise sur le plancher, un mouvement soudain attira son attention. Elle se leva, s'approcha de la fenêtre et baissa les yeux vers son jardin. Un oiseau s'était posé dans l'herbe. Il sautillait sur les brins tendres, battant des ailes par intermittence, sans reprendre cependant son envol. On aurait dit qu'il attendait. La petite fille resta un long moment sans bouger. Car ce n'était pas un oiseau ordinaire. Pas un vulgaire pigeon, ni un banal moineau. Non.
C'était un étourneau.
Avez-vous déjà entendu les trilles d'un étourneau ? Avez-vous déjà observé cet oiseau de près ? De loin, il paraît terne, un plumage banal. De près, ses ailes se parent des plus belles couleurs. Cet étourneau ne faisait pas exception à la règle. Son plumage était sombre, lustré, paré de reflets iridescents ; bleus, verts, et rouges. Et ces reflets fascinaient l'enfant. Ils avaient la couleur de ses rêves. Elle tenta d'ouvrir la fenêtre, mais le grincement des gonds fit fuir l'oiseau, qui s'envola d'un coup, dans un grand claquement d'ailes. Un instant plus tard, il avait disparu au-dessus des toits, et la petite fille retournait à ses dessins. Non, décidément. Le monde ne changeait pas. Les couleurs ne revenaient pas. Mais l'étourneau revint le lendemain. Et il se percha dans un arbre tout proche, dont les branches venaient caresser le rebord de la fenêtre. Petit ménestrel à plumes et au chant insouciant. Il offrait à la ronde ses trilles et gazouillis, sautillant, battant des ailes, comme impatient. Ce fut le chant de l'oiseau qui réveilla l'enfant. Empressée, elle se précipita vers sa fenêtre, plaqua
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ses mains sur la vitre. L'oiseau la regardait de ses drôles d'yeux ronds. Le regard de la petite fille glissa sur ses plumes, se perdit dans les reflets qui s'y nichaient. Elle voulait retenir chaque couleur, pour les reporter sur papier. Elle fit alors une découverte : les ailes de l'oiseau étaient mouchetées de blanc. Elle ne s'en était pas rendue compte, la veille. Il y avait donc encore des couleurs en ce monde. Il y avait donc encore des découvertes à faire.
Ce fut ainsi chaque jour pendant plusieurs semaines. L'oiseau revenait, se posait de plus en plus près de la fenêtre, chantait, voletait d'un endroit à un autre, tandis que l'enfant l'observait, et toujours découvrait de nouveaux détails. Son chant. Le brillant de son œil. La façon dont il inclinait le bec sur le côté pour l'observer. Les reflets blottis entre ses ailes. Le frémissement de ses plumes, qu'il gonflait dans le vent. Elle avait essayé de le dessiner à plusieurs reprises, mais cela semblait impossible. Elle ne parvenait qu'à esquisser une représentation imparfaite. C'était bien la première fois qu'un dessin lui résistait. C'était bien la première fois que ses œuvres étaient moins belles que la réalité. Bien qu'elle ait abandonné ses projets de dessins, elle ne se lassait pas d'admirer l'étourneau. À chacun de leurs rendez-vous, il la conduisait vers de nouvelles découvertes. Il suffisait qu'il se pose sur une branche pour qu'elle remarque le motif si particulier de l'écorce. Si il atterrissait sur l'herbe, elle découvrait que les brins ondulaient sous le vent. Une grande marée verte, aussi verte que ses crayons. Des merveilles subsistaient à deux pas de chez elle. Nul besoin de traverser les continents pour en rencontrer. Lentement, l'étourneau lui redonnait goût en la vie. Elle passait des heures à l'attendre, et quand il apparaissait, elle était la plus heureuse enfant sur terre. Pour n'importe quel adulte, l'oiseau n'était qu'un oiseau. Aux yeux de la petite fille, il comptait plus que père et mère. Du jour au lendemain, elle montra un intérêt soudain pour l'ornithologie. Ses parents s'en réjouissaient. Enfin elle s'intéressait à autre chose qu'à ses dessins ! L'enfant était avide, avide d'en savoir plus sur l'espèce de l'oiseau. Elle apprit ainsi que les étourneaux sont des migrateurs, qu'ils vivent et qu'ils volent généralement en groupe. Toujours en groupe, jamais solitaires. Formant d'immenses nuées dans le ciel. Pourquoi, alors, son étourneau à elle demeurait-il seul ? Pourquoi ne vivait-il pas avec ses frères ? Pourquoi ne voyageait-il pas, et restait-il dans ce jardin étroit ? Il avait pourtant des ailes … Mais il ne s'en servait pas. Il semblait toujours attendre, attendre impatiemment. Peut-être, justement, se sentait-il seul. Peut-être était-ce justement cela, qu'il attendait : un autre étourneau pour le suivre et voyager. Un autre étourneau, et puis il s'envolerait.
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Et la fille se mit à souhaiter qu'un autre oiseau apparaisse.
Car dans le monde des enfants, le ciel est bleu, et les oiseaux volent toujours par deux.
L'oiseau se posait chaque fois de plus en plus près, et vint le jour où il se percha sur le rebord de la fenêtre. De l'autre côté de la vitre, la petite fille n'osait pas remuer un muscle. Elle avait bien trop peur de l'effrayer. Un geste de trop, et il s'envolerait. Mais l'oiseau restait là, à l'observer de ses yeux ronds, sautillant comme à son habitude, tapant du bec sur le carreau. Et une idée frappa l'enfant. Elle se dit que peut-être, peut-être que cet oiseau, qui avait pour lui le monde entier, tentait de la convaincre, elle, de lui faire comprendre, à elle, qu'elle aussi vivait dans ce monde, et que le voyage n'était pas réservé à ceux qui ont des ailes. Alors l'enfant ouvrit doucement sa fenêtre, et l'oiseau ne s'envola pas. Le soleil illuminait ses plumes, et elle reconnu, dans ses reflets, le bleu des fjords et des glaciers, le verts des forêts ancestrales, le rouge des terres d’Afrique. La brise froissait le plumage de l'oiseau : le vent charriait une odeur de sable, de sel et de terres lointaines. Ce soir là, la petite fille ne parvint pas à s'endormir. Lorsqu'elle se laissa enfin gagner par le sommeil, ce fut pour sombrer dans des rêves agités, où elle arpentait ses dessins, portée par le chant de l'étourneau. Et comme si cela ne suffisait pas, elle fut réveillée en pleine nuit par une violente bourrasque. Elle se redressa en sursaut et se rendit compte qu'elle avait laissé sa fenêtre ouverte. Le vent s'engouffrait dans sa chambre, renversait ses livres, faisait voltiger ses feuilles et ses cahiers. Elle se rua, pieds nus, vers la fenêtre pour la fermer. Et le calme retomba sur la chambre. L'enfant balaya la pièce du regard, pour mesurer l'étendue des dégâts. Il n'y en avait pas beaucoup. La chambre était juste plus en désordre qu'à l'habitude. Ses cahiers avaient atterri un peu partout sur le plancher, et l'un d'entre eux était ouvert. Elle s'approcha, s'accroupit pour le refermer … Se figea. Sur une double page s'étalait un immense dessin, une suite de dunes coloriées au crayon jaune. Et dans un coin de la page, griffonné par une main qui n'était pas la sienne, ce message : « Si tu pouvais réaliser un vœu ... » La petite fille s'assit en tailleur, le cahier sur ses genoux, et réfléchit un court instant. Puis, saisissant un feutre, elle écrivit : « Devenir le second oiseau. »
Au matin, lorsque la mère de l'enfant entra dans sa chambre pour la réveiller, elle fut surprise de trouver le lit vide, et les draps défaits. Le sol était jonché de feuilles et de pastels, et, sur l'un des cahiers, une main enfantine avait dessiné un désert. Dans le ciel bleu, au dessus des dunes,
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planaient deux oiseaux stylisés. Alors la mère entendit les trilles et les sifflements d'un étourneau. Elle se précipita à la fenêtre, juste à temps pour apercevoir, au dessus des toits, deux oiseaux qui s'éloignaient.
L'espace d'une seconde, elle trouva cela logique. Le ciel devrait toujours être bleu. Et les oiseaux voler toujours par deux.
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