Troublerêve de Christophe Kauffman
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Description

Résumé L’Entrerêve, c’est cette zone à l’intérieur de laquelle plusieurs mondes évoluent, interagissent, s’affrontent, et existent bel et bien, pour peu que le cerveau utilise vraiment toutes ses capacités, que l’on soit endormi – car c’est bien là l’état le plus propice à la libération de l’esprit – ou complètement réveillé – ce qui requiert de l’entraînement ! Surveillé sans le savoir depuis sa tendre enfance par les Doyens de l’Entrerêve, Jeremy, ado de 14 ans plutôt mal dans sa peau, est soudain confronté à une réalité qui dépasse en tout point ce que l’imagination la plus débridée peut inventer. Il détient un pouvoir qui crée d’importants troubles dans les courants éthérés de l’Entrerêve. Toute une mythologie va se mettre en mouvement, des êtres disparus depuis des lustres vont renaître à la vie… Ce pouvoir, dont il ne sait rien et qu’il ne maîtrise pas, va faire de Jeremy la cible d’une secte plusieurs fois millénaire : L’Uun. Son meilleur ami, Théo, va lui aussi se retrouver embarqué dans cette incroyable aventure, pour le meilleur… ou peut-être pour le pire… Sept mondes sont en grand danger… Mais au-delà des mondes, c’est à la vie elle-même que l’Uun semble vouloir s’en prendre. Jeremy va devoir agir, qu’il le veuille ou non… Lui seul pourra les sauver, lui seul pourra les rêver… DU MÊME AUTEUR Chaos blanc, polar, Édition Numeriklivres 2013. Christophe Kauffman TROUBLERÊVE ISBN : 978-2-89717-634-1 numeriklire.net Prologue Le néant. Immuable, intemporel, le néant.

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Publié le 26 mai 2014
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Licence : En savoir +
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Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Résumé
L’Entrerêve, c’est cette zone à l’intérieur de laquelle plusieurs mondes évoluent, interagissent, s’affrontent, et existent bel et bien, pour peu que le cerveau utilisevraiment toutes ses capacités, que l’on soit endormi – car c’est bien là l’état le plus propice à la libération de l’esprit – ou complètement réveillé – ce qui requiert de l’entraînement ! Surveillé sans le savoir depuis sa tendre enfance par les Doyens de l’Entrerêve, Jeremy, ado de 14 ans plutôt mal dans sa peau, est soudain confronté à une réalité qui dépasse en tout point ce que l’imagination la plus débridée peut inventer. Il détient un pouvoir qui crée d’importants troubles dans les courants éthérés de l’Entrerêve. Toute une mythologie va se mettre en mouvement, des êtres disparus depuis des lustres vont renaître à la vie… Ce pouvoir, dont il ne sait rien et qu’il ne maîtrise pas, va faire de Jeremy la cible d’une secte plusieurs fois millénaire : L’Uun. Son meilleur ami, Théo, va lui aussi se retrouver embarqué dans cette incroyable aventure, pour le meilleur… ou peut-être pour le pire… Sept mondes sont en grand danger… Mais au-delà des mondes, c’est à la vie elle-même que l’Uun semble vouloir s’en prendre. Jeremy va devoir agir, qu’il le veuille ou non… Lui seul pourra les sauver, lui seul pourra les rêver…
DU MÊME AUTEUR Chaos blanc, polar, Édition Numeriklivres 2013.
Christophe Kauffman
TROUBLERÊVE
ISBN : 978-2-89717-634-1 numeriklire.net
Prologue
Le néant. Immuable, intemporel, le néant. Pourtant… Un mouvement. Un soubresaut. Une volonté qui naît de ce vide au cœur duquel le temps ne semblait pas avoir sa place. En cet endroit, rien n’est incarné. Nul corps pour servir de réceptacle à ce qui vient de se réveiller. Seuls les remous tempétueux qui agitent les forces de l’Entrerêve portent témoignage de ce qui est train de se passer. Une volonté s’est réveillée. Une entité ? Non. Il faudrait pour cela que la chose trouve une limite, une frontière. Mais rien ne la limite. Il n’y a ni temps ni espace pour le faire. La chose est à la fois le tout et la plus petite des portions de ce tout. Elle est pure voracité, envie qui confine à la démence. Et elle vient de se réveiller. Déjà, tout change. L’espace qui n’était que vide, le néant qui n’était que négation, en est bouleversé. Dans le gigantesque appétit qui se creuse, l’impalpable élément se cristallise, se concentre, se forge une identité. Ce qui n’était qu’un « cela » devient le Sombre. Mais son nom est légion.
Chapitre 1
La faculté de rêverie est une faculté divine et mystérieuse, car c’est par le rêve que l’homme communique avec le monde ténébreux dont il est environné. Charles Baudelaire
Ils sont nombreux à croire que les êtres agissant dans l’Entrerêve sont doués de tous les pouvoirs. Ces gens réagissent comme si la faculté de rêver leur était inconnue ! Comme s’ils méconnaissaient les limites auxquelles ils sont eux-mêmes soumis. Certes, pour chacun des sept mondes, les habitants des six autres sont des êtres fantastiques, souvent issus de légendes aussi anciennes que le vivant, mais la différence n’a jamais fait la puissance ou le pouvoir. Pourtant, puissance il y a et pouvoir aussi. Mais d’une forme si différente, si inattendue parfois, qu’elle leur est bien souvent inaccessible. Mythe et vérité de l’Entrerêve Chapitre des croyances répandues.
*** Jeremy était encombré. Depuis quelques mois, son corps s’était développé avec une rapidité sournoise. Il était entré dans une période de maladresse et de démarche ridicule. Les vases, les livres, les tasses, tous les objets se mettaient à chuter autour de lui sans qu’il ait jamais l’impression de les avoir touchés, ni même de les avoir approchés. Les intérieurs garnis de bibelots fragiles étaient devenus de dangereux repaires où s’embusquait toute la malice des farfadets de son enfance. La plupart des adolescents s’accommodent assez vite de cette passe transitoire et singeant parfois la démarche languide des paresseux, ils traversent leur vie du pas lent et mollasson de ces animaux. Hélas, Jeremy n’était pas de cette race-là. Jeremy était un petit gros. Plutôt charmant, l’œil vif, le geste énergique, prompt à sourire, mais un petit gros. Un problème qu’il portait (etporter étaitbien le mot) de plus en plus difficilement. Quatre-vingt-treize kilos de chairs pour un mètre soixante-cinq à peine. L’archétype du gros plein de soupe, du bouboule, du porcinet ! Ses vêtements eux-mêmes s’étaient ligués pour le trahir. Toujours mal taillés, à la fois trop étroits et trop longs, ils lui donnaient un air continuellement dépenaillé. À peine avait-il enfilé un pantalon et une chemise (qu’il prenait soin de ne jamais rentrer dans son pantalon) qu’il avait déjà l’air mal attifé. Lui qui prenait un soin méticuleux de sa propreté, passant un temps toujours plus long dans la salle de bain ceu’évidemment sesarents trouvaient fort louchen’en étaitas sorti deuis dix
minutes qu’il aurait bien voulu reprendre une douche. Ce matin-là, tournant un dos massif au miroir embué de la salle de bains, Jeremy jaugeait d’un œil sombre les fringues que sa mère lui avait préparées la veille. Jeans et T-shirt. — Puuuutain ! Bien sûr, Jeans et T-shirt étaient de mise pour un jour d’école. Ils constituaient même l’essentiel (pour ne pas dire la totalité) de son costume quotidien. Mais ceux qu’il avait sous les yeux lui étaient inconnus. Neufs. Plus neufs qu’il n’est raisonnable de l’être quand on a quatorze ans. Un jeans tout droit sorti d’un magasin bon marché, encore raide et portant des plis parfaitement ordonnés, rectilignes et aussi visibles que le nez au milieu de la figure d’un clown. Un jeans d’un bleu qu’aucun passage en machine n’avait encore délavé. Sans usure. Sans aucun de ces éléments qui font d’un jeans quelque chose de portable, quoi ! Et un T-shirt jaune. Pas un jaune passe-partout qui aurait gentiment oscillé entre l’ocre de bon aloi et le brun trop clair, non monsieur ! Un jaune soleil. Un jaune canari. Un jaune qu’on aurait bien aimé pouvoir éteindre tellement il était voyant. — Mais meeeerde ! Jeremy n’avait aucune peine à imaginer le tableau qu’il allait offrir s’il sortait affublé de ces fringues-là. Un énorme canari. Un Titi qui aurait bouffé son gros minet. Comment sa mère ne comprenait-elle pas qu’elle lui foutait sa vie en l’air avec des conneries pareilles ? Jeremy enfila donc pantalon et T-shirt en grommelant des imprécations lugubres. « Évidemment, il est trop petit ! » Décidément, sa mère ne parvenait pas à s’y faire. Son gamin, le gros chérubin qu’elle avait chouchouté de tout son cœur de mère depuis quatorze années, n’en était plus un ! Jeremy était en passe de devenir un homme ! Et même s’il semblait prendre de l’ampleur en poids plutôt qu’en taille, elle aurait dû comprendre que continuer à l’habiller dans les rayons enfants des magasins ne servait plus à rien. Le T-shirt était juste assez étroit pour souligner son ventre d’un bel éclat jaune flamboyant de soleil levant. « Je vais avoir l’air d’une aurore boréale ! » Le jeune garçon prit une grande inspiration et chercha au fond de lui le courage de se retourner vers le miroir. L’image que celui-ci lui renvoya correspondait exactement à celle qu’il craignait de voir : le comble de la mocheté et du ridicule. Ce à quoi Jeremy réagit avec un trait d’humour féroce, la seule chose qui puisse le sauver d’une dépression-minute. « Je fais du deux en un ! Un vrai champion des poids lourds… » Il laissa longtemps son image s’enfoncer dans son esprit, s’imprégnant du tableau qu’il allait offrir au monde tout au long de la journée jusqu’à ce que cette image lui paraisse banale. Enfin, presque banale… « Putain, moi-même je me foutrais de ma gueule si je me croisais dans un couloir… À condition qu’on soit assez mince pour me croiser, évidemment ! » Puis il se rapprocha de son reflet pour observer son visage. En le regardant d’assez près, il parvenait presque à le voir tel qu’il aurait pu être… Un autre lui-même. En plissant les yeux, sous un certain angle, en travaillant la lumière du matin d’une main levée, en créant des ombres particulières, il voyait d’autres traits, plus fins, plus fermes, plus volontaires. Là, certains jours, pendant une fraction de seconde, le miroir lui renvoyait une image qui le faisait presque beau… Autour de ses yeux, la seule partie de lui qu’il eut
sauvée, un visage se modelait, qui était celui qu’il aurait pu avoir, dans une autre vie, un autre monde, une existence dans laquelle les corps de phoque ne vous tombent pas dessus irrémédiablement quels que soient les efforts que vous faites pour vous en débarrasser. Ce visage-là, il en avait l’absolue certitude, était le sien. Son vrai visage qu’un sort inutilement cruel lui faisait dissimuler sous tant de lard. Et ce visage-là n’était pas si laid… Mais après deux minutes d’observation romantique, Jeremy fut ramené à une réalité plus brutale. « J’ai un bouton, en plus ! » — Hé ! T’as bientôt terminé ? J’ai un travail qui m’attend, moi ! La voix de son père, une voix du matin d’une tonalité radicalement inamicale, venait de le secouer comme elle le faisait à peu près tous les jours. — Ouais ! Deux secondes… — Deux secondes, tu parles ! Merde, Jeremy, ça va faire vingt minutes que tu traînes là-dedans ! Qu’est-ce que tu fous ? Le garçon eut un dernier regard pour son reflet, suivi d’une grimace qui mêlait tristesse et colère, puis il ouvrit la porte. — Voilà, voilà ! J’ai quand même droit à un peu d’intimité, merde ! Dévalant les escaliers, il refusa d’accorder la moindre attention à ce que son père râlait dans son dos. Il n’était pas encore au rez-de-chaussée que les effluves des œufs brouillés le faisaient saliver. Mais il s’était promis de résister cette fois-ci. Une promesse qu’il se faisait jour après jour, mais qu’il ne parvenait à tenir que rarement. « Comment tu veux que je résiste à ça ! Je suis mort de faim, moi ! » Sa mère se tourna vers lui avec un sourire désarmant. Jeremy avait beau trouver que le monde entier était englué dans une bêtise sans nom, que tout ce qui n’était pas lui était souvent aussi débile qu’une coupure de pub dans une émission littéraire, la seule vision du sourire de sa mère parvenait presque à lui rendre sa bonne humeur. Presque. — M’man, tu pourrais pas arrêter de faire des œufs le matin ? Tu crois vraiment que c’est bon pour moi ? — Mais mon chéri… À chaque fois, c’était le même topo. Elle prenait un air totalement égaré lorsqu’il lui parlait de son problème de poids et il en perdait tous ses moyens. Pour sa mère, un garçon en bonne santé était un garçon bien gras, dodu et rond. Le moindre soupçon de creux devait être rempli de bonnes choses sucrées, beurrées ou huilées. « On m’élève comme un goret… Si ça se trouve, un de ces jours, on va me vendre sur le marché ! » Alors, lorsqu’elle lui lançait ce regard perdu, avec cet éclat brillant, signe d’un début d’humidité aux coins des yeux, Jeremy oubliait souvent les promesses qu’il s’était fait la veille et il se mettait à table devant une assiette déjà remplie de trois œufs brouillés fumants sous une tranche de lard grillé à point. Manger n’était plus un besoin à satisfaire, c’était un acte de générosité et de gratitude pour sa maman. Peu importe ce que cela devait lui coûter pour le reste de son existence. Les œufs de l’amour, ça ne se refuse pas. Ce jour-là, comme un jour sur trois à peu de chose près, Jeremy n’attraperait son bus que par la conjugaison d’une chance insensée et du retard chronique du chauffeur. Le temps d’avaler ses œufs au lard, un petit verre d’eau et un grand morceau de chocolat et il s’était précipité sur son sac d’école puis sur la porte.
De plus en plus pressé, Jeremy oublia successivement ses clefs, son téléphone portable et son portefeuille. Il sortit donc de chez lui trois fois, faisant naître chez son père un énervement exponentiel et chez sa mère une tendresse plus sirupeuse encore que de coutume. La course jusqu’à l’arrêt de bus aurait dû être effrénée. Elle ne le fut pas pour les raisons qu’on imagine. — Ho ! Jem ! En point de mire de Jeremy, le bus de 7 h 31 était sur le point de quitter son arrêt. Le rater signifiait la certitude d’un retard au collège Saint-Boniface. Le 7 h 31 représentait l’ultime possibilité (et encore n’était-ce qu’unepossibilité) d’arriver dans les temps pour rejoindre les rangs des élèves sans être arrêté, sermonné et souvent sanctionné par Mme Ruissenfosse, gardienne des enfers et incidemment de l’unique porte d’entrée de Saint-Bo aux heures matinales. En voyant le bus allumer son clignotant gauche de l’autre côté du carrefour, Jeremy avait déjà toutes les raisons du monde de regretter l’ampleur de son petit-déjeuner. Les œufs et le lard n’avaient pas cessé de lui adresser les reproches les plus gras depuis son départ (enfin, ses départs) de la maison. La course n’était pas longue, mais douze minutes de marche rapide lorsqu’on emporte avec soi vingt kilos de matériel et quatre-vingt-treize de chair et d’os, ça vous userait n’importe qui. Jeremy avait l’impression que son cœur livrait ses derniers soubresauts depuis la huitième minute ! Lorsqu’il vit que le bus était sur le point de démarrer, il s’imagina qu’un dernier sursaut d’énergie (fut-il le plus surhumain des sursauts) lui suffirait à l’attraper. Il avait, faut-il le dire, une science assez aiguë de l’in extremis et la perspective d’une nouvelle engueulade de Mme Ruissenfosse aurait donné des ailes à un cheval de trait. Mais c’était sans compter sur l’intervention de Théo. — Hééé ! Jem ? Mais t’énerv pas comme ça ! — Je… Je me… Je m’énerve pas, hoqueta Jeremy en regardant le bus détruire définitivement tout espoir de ponctualité pour ce matin. Une sueur abondante venait de lui détremper le front et dévalait sans aucune pitié sur les rondeurs de ses joues. Jeremy se laissa aller contre un mur, abandonnant pour un instant son sac à dos pour récupérer avec difficulté une respiration qui lui échappait en saccades essoufflées. Il aurait pu l’avoir, ce bus, mais il ne pouvait pas résister à Théo. Son meilleur pote. Pas tout à fait sonseulmais il s’en fallait de peu. De toute façon, avec un ami pote, comme celui-là, Jeremy se disait souvent qu’il ne lui en fallait pas d’autres. Théo envahissait à lui seul une sérieuse partie de son temps libre. « Et même du temps pas libre » sourit-il intérieurement. — Putain, Théo ! On va encore… — Avoir des ennuis ! Oui, je sais. Mais on ne dit pas « putain » ! Un peu de respect, merde ! Oh, regarde celui-là, il a pris une fusée dans l’cul ! Jeremy ne put retenir un éclat de rire. Théo lui désignait un homme d’une cinquantaine d’années qui se tenait le dos si droit que sa démarche donnait en effet l’impression qu’un réacteur à fusion lui poussait l’arrière-train par petits bonds. Le type était affligé d’une sorte de sautillement grotesque qui le faisait avancer par saccades tous les trois pas. Les deux amis s’écroulèrent de rire sous les regards peu amènes du type qui fit un nouvel écart en arrivant à leur hauteur, faisant sombrer les deux ados dans une agonie hurlante de rires entrecoupés de hoquets qui dura presque cinq minutes.
C’est pour ce genre de plaisirs que Jeremy n’aurait laissé tomber Théo pour rien au monde. Il était le seul à pouvoir le plonger dans des états d’euphorie tels qu’il en oubliait presque complètement ses soucis. En réalité, Théo avait été prénommé Théophile par des parents qui n’avaient sans doute pas eu suffisamment d’imagination pour saisir à quel point ils allaient mettre leur rejeton dans l’embarras quelques années plus tard. — À leur décharge, rigolait souvent Théo, ils sont blacks, et les blacks vous savez… Ce qui, venant d’un grand échalas aussi noir qu’on peut l’être, avait le don de mettre les gens dans une drôle de gêne où se mélangeait autant d’incrédulité que d’incompréhension. À les voir de loin, Jeremy et Théo étaient aussi dissemblables qu’on peut l’être. Le gros blanc et le grand noir auraient presque pu être les héros d’une série humoristique et certains ne manquaient pas de le leur rappeler avec une régularité parfaitement déplorable. Mais ni l’un ni l’autre n’en avaient cure. Ils s’étaient découvert une communauté d’esprit qui élevait leur amitié au rang d’expérience esthétique en constant renouvellement. Ils étaient si proches dans leur vision du monde que bien souvent le regard de l’un se prolongeait par une réflexion de l’autre et que, de rebond en rebond, leur connivence se terminait régulièrement dans des éclats de rire qui les laissaient épuisés, les côtes douloureuses et la mâchoire tétanisée. — Qu’est-ce que tu foutais ? interrogea Jeremy en sachant que la réponse ne serait pas claire. — Je testais ma capacité à résister à l’autorité. — Et ? — J’ai gagné ! Aujourd’hui serait donc une journée buissonnière. « Bon, mettons une matinée… » Jeremy en avait l’habitude, mais il ressentit comme souvent un léger pincement au cœur. Les deux amis allaient certainement finir par réintégrer le collège, mais ce ne serait sans doute pas avant midi et il leur faudrait expliquer les raisons de leur absence du matin. Rien de très grave en soi, mais ces absences étaient de plus en plus fréquentes, et si Jeremy avait pu jusque-là dissimuler ses micro-fugues à ses parents, il pressentait que ça n’allait plus pouvoir durer très longtemps. Et le jour où son père l’apprendrait serait sans aucun doute un fort mauvais jour… En attendant, autant profiter de l’instant présent. — Un café ? Théo prit un air offusqué. — Du café ? Tu bois du café, toi ? Et l’empreinte écologique, t’y as pensé ? — Ouais. J’y ai pensé, c’était un mardi, je crois ! — Pour moi, ça sera coca ! Dans la rue du Collège Saint-Boniface, les commerces traditionnels s’étaient au fil du temps transformés en pièges à étudiants en se muant en snack, fast-food, friterie ou vendeur d’alcool et de tabac. Il y subsistait pourtant un unique café à l’ancienne. L’endroit était peu éclairé, tapissé de boiseries qui l’assombrissaient encore et nanti d’un immense bar, sorte de bateau pirate échoué dans un coin de la salle. C’est là, au Café des Arts, que Théo et Jeremy passaient le plus clair de leur temps lorsque leur besoin de liberté les éloignait de l’école. La patronne, monument de gentillesse dont le gabarit aurait pu donner des complexes d’infériorité à Jeremy lui-même, était connue des habitués sous le sobriquet de
« maman ». Ceux qui l’appelaient « madame » étaient aussitôt relégués au rang de commis voyageur et généralement laissés pour compte dans un coin du café où ils devaient attendre leur commande avec une infinie patience. Les autres, ses gamins comme « maman » les nommait avec une inébranlable logique, étaient traités avec l’amour un peu bourru qu’une mère ourse peut avoir pour ses oursons. Maman n’hésitait jamais à bousculer un peu ses clients trop assidus aux boissons alcoolisées ou trop peu pressés de rentrer chez eux. Qu’ils soient jeunes ou vieux, étudiants ou notaires, lorsque maman les sentait trop présents, elle s’écartait de son bateau pirate (chose rarissime chez elle) et vous les empoignait par le colback pour les remettre sur le trottoir avec un « allez, gamin ! Il est temps maint'nant » qui sonnait le glas des veilles trop longues ou trop solitaires. Lorsqu’avec Théo, ils en passaient le seuil un peu trop souvent dans la même semaine, Jeremy ne pouvait nier qu’une légère appréhension lui tenaillait le ventre. Et si c’était son tour ? Si lui aussi venait à subir la suprême humiliation d’être poussé dehors par la tenancière, une énorme maman qui enterrerait définitivement sa réputation en lui ébouriffant les cheveux d’un air rigolard sur l’air du « allez, gamin ! Il est temps ! » Grâce à Dieu, ce jour ne semblait pas encore levé. Et c’était tant mieux, parce qu’aujourd’hui, Jeremy se sentait particulièrement enclin à s’affaler longuement sur une banquette de vieux cuir en sirotant son jus. Jeremy songeait souvent que le café de maman ne fermait jamais. En tout cas, il n’avait jamais trouvé porte close au café des Arts. Bien entendu, ni lui, ni Théo n’étaient passés par là aux petites heures de la nuit, mais cela n’empêchait pas la certitude de Jeremy. — Un endroit pareil, ça ne ferme pas ! Sûr ! — Tu crois que maman dort sur place ? s’était interrogé Théo. Jeremy s’était aussitôt imaginé une pièce secrète, dissimulée derrière l’une des étagères de vieux bois qui soutenaient des bouteilles si anciennes que leur contenu pouvait aussi bien être des potions magiques. Dans cette pièce, maman aurait installé un immense lit à baldaquins, tendus de tissus aux dentelles surannées et couvert de coussins colorés, dans lequel elle aurait pris un repos transitoire entre deux clients de nuit. Une pièce que n’auraient éclairée que quelques bougies et dans laquelle maman se serait permis une robe de nuit taillée dans une flanelle immense, douce et satinée par l’usage, diffusant alentour les fragrances fleuries d’un parfum presque étourdissant. — Ho, Jem ! Tu dors ? Appuyé contre le coin de la pièce, se sentant plus profondément à sa place ici que partout ailleurs, Jeremy s’ébroua. — Ouais… Je suis crevé… Et en le disant, il constata à quel point c’était vrai. Les nuits de Jeremy avaient longtemps été parfaites. Il s’endormait rapidement, sombrant dans un sommeil profond dès que sa tête se laissait aller sur l’oreiller. Une fois happé par le sommeil, rien ne pouvait le réveiller. Depuis tout petit, au grand étonnement de ses parents à qui d’aimables connaissances avaient prédit qu’avec les enfants, il ne faut plus s’attendre à avoir un sommeil vraiment réparateur, il avait eu des nuits paisibles, sans heurts, sans cris ni larmes. En fait, Jeremy dormait si bien et si fort que sa mère avait fini par s’en inquiéter. Là où d’autres parents, moins chanceux, auraient crié au miracle, la mère du garçon avait commencé à se relever aux heures les plus incongrues pour s’assurer de la bonne santé de son rejeton. « Il fait trop calme, ici » se disait-elle, et inquiète, elle marchait à pas de loup jusqu’à la chambre de son fils pour l’observer longuement dans son sommeil. Elle restait plusieurs
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