L'engagement scientifique et l'intellectuel démocratique. Le sens de l'affaire Dreyfus - article ; n°48 ; vol.12, pg 71-94

Vincent Duclert

Description

Politix - Année 1999 - Volume 12 - Numéro 48 - Pages 71-94
L'engagement scientifique et l'intellectuel démocratique. Le sens de l'affaire Dreyfus.
Vincent Duclert [71-94].
L'affaire Dreyfus est tenue pour l'événement fondateur des intellectuels. Ceux-ci ne sont pas constitués uniquement par des artistes ou des gens de lettres, au premier rang desquels Emile Zola avec son «J'Accuse... !». L'affaire Dreyfus révèle en effet un engagement scientifique majeur qui repose sur des conceptions du savoir éclairant la cité républicaine et participant au mouvement démocratique. Il ne s'agit pas cependant d'un simple transfert de pouvoir des savants dans la société. Il n'existe pas de savants en politique, mais seulement des engagements intellectuels fondés sur la critique de la science et la défense d'un principe de vérité dans la justice.
Scientist Mobilization and the Democratic «Intellectuel». The Case of the Dreyfus Affair.
Vincent Duclert [71-94].
With the Dreyfus affair, the figure of «intellectuel» emerges in France. These «intellectuels» are not only artists or letteraries (like the most known of them, Emile Zola with his «J'Accuse...! »). They are also scientists. The author describes the modalities of formation and intervention in the public space of this group, based on the valorisation of the «esprit scientifique».
24 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

• Publié par: POLITIX
• Publié le: 01 janvier 1999
• Nombre de lectures: 73
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 2 Mo

Extrait

Vincent Duclert
L'engagement scientifique et l'intellectuel démocratique. Le sens
de l'affaire Dreyfus
In: Politix. Vol. 12, N°48. Quatrième trimestre 1999. pp. 71-94.
Résumé
L'engagement scientifique et l'intellectuel démocratique. Le sens de l'affaire Dreyfus.
Vincent Duclert [71-94].
L'affaire Dreyfus est tenue pour l'événement fondateur des intellectuels. Ceux-ci ne sont pas constitués uniquement par des
artistes ou des gens de lettres, au premier rang desquels Emile Zola avec son «J'Accuse... !». L'affaire Dreyfus révèle en effet un
engagement scientifique majeur qui repose sur des conceptions du savoir éclairant la cité républicaine et participant au
mouvement démocratique. Il ne s'agit pas cependant d'un simple transfert de pouvoir des savants dans la société. Il n'existe pas
de savants en politique, mais seulement des engagements intellectuels fondés sur la critique de la science et la défense d'un
principe de vérité dans la justice.
Abstract
Scientist Mobilization and the Democratic «Intellectuel». The Case of the Dreyfus Affair.
Vincent Duclert [71-94].
With the Dreyfus affair, the figure of «intellectuel» emerges in France. These «intellectuels» are not only artists or letteraries (like
the most known of them, Emile Zola with his «J'Accuse...! »). They are also scientists. The author describes the modalities of
formation and intervention in the public space of this group, based on the valorisation of the «esprit scientifique».
Citer ce document / Cite this document :
Duclert Vincent. L'engagement scientifique et l'intellectuel démocratique. Le sens de l'affaire Dreyfus. In: Politix. Vol. 12, N°48.
Quatrième trimestre 1999. pp. 71-94.
doi : 10.3406/polix.1999.1808
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1999_num_12_48_1808L'engagement scientifique et
l'intellectuel démocratique
Le sens de l'affaire Dreyfus
Vincent Duclert
Centre de recherches historiques
École des hautes études en sciences sociales
LA CONDAMNATION du capitaine Dreyfus le 22 décembre 1894
puis sa dégradation au cours d'une parade à l'École militaire le 5
janvier 1895 conduisirent des savants français, des «hommes de
science» reconnus professionnellement et socialement1, à s'engager en
faveur du droit violé et de la vérité bafouée, honorant ainsi leur
responsabilité particulière et jusque-là surtout théorique envers la
République2. D'individuel et privé, leur engagement devint public et
Ce texte est une version modifiée de l'article intitulé «De l'engagement des savants à
l'intellectuel critique : une histoire intellectuelle de l'affaire Dreyfus» qui a paru dans un
dossier composé par W. Z. Silverman et V. Datta («Intellectuals and the Dreyfus Affair»,
Historical reflections, 24 (81), 1998). La troisième partie de cet article relative à
l'historiographie des intellectuels ne figure pas dans la présente version. L'auteur et la
rédaction de Politix remercient les éditeurs d'Historical Reflections qui ont bien voulu
autoriser cette publication partielle et modifiée.
1. Le «savant» existe à la fin XIXe siècle. La littérature consacre cette figure de progrès
qui dispose déjà de son Panthéon avec Renan ou Pasteur et qui s'identifie à un grand
courant moderniste traversant le savoir et la société. Les savants constituent une
profession puissante, à la fois ouverte et structurée, dressant des frontières avec les
érudits d'une part, les techniciens de l'autre, et s'affranchissant à l'inverse des limites
nationales pour esquisser une véritable «internationale scientifique». La figure du savant
est définie par des formations (dans les grandes écoles souvent interdisciplinaires, dans
les facultés des lettres, des sciences, de médecine et de droit), des professions où
l'enseignement se lie à la recherche, des productions définies par des publications ou
des brevets, des institutions qualifiantes caractérisées par le renouvellement de
l'université, le renforcement des grandes écoles nées de la Révolution à l'Empire libéral,
l'avènement des instituts de recherche qui bouleversent les formes de diffusion et de
production des savoirs, la permanence de l'instance des académies, des médiations enfin
comme les revues qui animent largement ce monde et qui fabriquent son identité, ou les congrès qui rassemblent les réseaux disciplinaires mais nourrissent aussi la
pratique d'une communauté scientifique élargie. Cette élite moderne postule des groupes
nombreux : il suffit parfois d'appartenir à l'un de ces groupes pour être porteur d'un
savoir, pour se dire «savant» et être reconnu comme tel. Le facteur disciplinaire n'est
plus impératif car l'un des caractères fondamentaux de ce mouvement scientifique est
précisément d'étendre les critères de scientifïcité à l'ensemble des savoirs rationnels, y
compris la philosophie qui développe une pensée critique sur les énoncés et les contenus
de la science.
2. Le lien entre les savants et la République avait été posé lors de la Révolution française
et depuis, la science était une valeur revendiquée par les républicains qui avaient même
institué de véritables «savants de la République» en s'appropriant les grands noms de la
science française, Renan, Pasteur, Cl. Bernard, Berthelot, Taine, Michelet, Lavisse.
L'affaire Dreyfus va éprouver la réalité de ce lien chez plusieurs d'entre eux (Berthelot,
[suite de la note page suivante]
Politix, n°48, 1999, pages 71 à 94 71 Les savants et le politique
collectif à la suite de la démission des forces politiques républicaines
attestée par la dérive nationaliste du Parlement et par la soumission
du gouvernement à la raison d'État imposée par l'État-major. Le
nombre des savants, leur appartenance institutionnelle et leur
détermination personnelle font sens pour cet engagement dreyfusard
qui est d'abord un engagement scientifique aux conséquences
politiques. Ces hommes interviennent comme savants dans l'affaire
Dreyfus, et indiquent pour leur engagement des raisons structurelles
qui sont autant d'accès aux données principales du monde de la science
au tournant du siècle. Cette mobilisation des savants repose sur un
groupe social puissant ; elle bénéficie du souvenir d'engagements
républicains anciens et souvent méconnus ; elle dévoile une pensée
scientifique nouvelle commune à l'ensemble des sciences mais intégrant
la spécificité de chacune et la nécessité des échanges, une pensée
critique développée contre le scientisme et motivée par la question
sociale, une pensée intellectuelle qui fonde le modèle de l'intellectuel
démocratique aujourd'hui recherché.
Des interventions clairement établies, un corpus important de textes
publics complété par des correspondances privées et couronné par une
importante controverse avec une minorité de savants antidreyfusards
valident cette hypothèse centrale d'un rôle civique du savoir scientifique
à la fin du XIXe siècle, d'une relation entre des pratiques de science et
une conscience de citoyenneté, révélée dans l'affaire Dreyfus de
manière collective et individuelle et qui débouche sur la naissance d'un
type d'intellectuel, l'intellectuel critique devenu au XXe siècle l'intellectuel
démocratique. Les contraintes de la mobilisation dreyfusarde, les filtres
des mémoires de l'Affaire et les formes de l'histoire contemporaine ont
conduit, selon nous, à l'occultation de ce modèle intellectuel qui explique
pourtant beaucoup du succès passé et présent des intellectuels.
Presque seule parmi les spécialistes, Madeleine Rebérioux a su
démontrer pour les historiens dreyfusards le lien qui avait uni une
pratique scientifique avec un engagement civique1. Il a fallu aussi les
textes fondateurs de Pierre Vidal-Naquet et de Maurice Blanchot - le
premier revenant sur son comme historien dans la guerre
d'Algérie2, le second proposant une lecture éthique de l'engagement
Lavisse) et en révéler la solidité chez beaucoup d'autres, moins connus mais plus
engagés. La participation de savants étrangers renforcera l'hypothèse de la relat