La Tragédie du roi Christophe : une esthétique de la différence - article ; n°1 ; vol.44, pg 81-94
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Description

Cahiers de l'Association internationale des études francaises - Année 1992 - Volume 44 - Numéro 1 - Pages 81-94
14 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1992
Nombre de lectures 159
Langue Français

Extrait

Jacqueline Leiner
La Tragédie du roi Christophe : une esthétique de la différence
In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1992, N°44. pp. 81-94.
Citer ce document / Cite this document :
Leiner Jacqueline. La Tragédie du roi Christophe : une esthétique de la différence. In: Cahiers de l'Association internationale
des études francaises, 1992, N°44. pp. 81-94.
doi : 10.3406/caief.1992.1780
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1992_num_44_1_1780LA TRAGÉDIE DU ROI CHRISTOPHE :
UNE ESTHÉTIQUE DE LA DIFFÉRENCE
Communication de Mme Jacqueline LEINER
(University of Washington)
au XLIIIe Congrès de l'Association, le 22 juillet 1991
Le 1er juin dernier, La Tragédie du Roi Christophe
entrait « généralement », pour reprendre l'expression consac
rée, au répertoire de la Comédie-Française. C'était un
événement: un écrivain francophone n'appartenant pas
à l'hexagone pénétrait pour la première fois dans la Mai
son de Molière, introduisant, dans un français lumineux
et secret, une étonnante nouveauté: l'esthétique de la
Différence.
Césaire s'exprime en acculturé: l'étrangeté profonde
de l'œuvre résulte «du télescopage continu de deux lan
gages culturels distanciés, à l'intérieur de la même langue,
la française» (1), et non du fait — comme on aurait pu
le croire — que des acteurs blancs jouent des noirs. La
noirceur de la peau s'est révélée à cette occasion et — à
notre grand étonnement — s'est révélée une chose tout à
fait contingente. « Structurée à l'exemple des drames éli-
sabéthains, des œuvres du Siècle d'or espagnol ou du
(1) René Ménil, « Pour une lecture critique de Tropiques», Tropiques, 1
(Paris, réédition Jean-Michel Place, 1978), p. XXIX. 82 JACQUELINE LEINER
théâtre moderne », la tragédie de Césaire prend ses dis
tances vis-à-vis de la littérature française, et s'inscrit pour
tant sur le fond premier de cette littérature. Théâtre total,
elle intègre poésie, chant, danse, folklore, contes français
et haïtiens, elle pratique l'alternance de la prose et des
vers, illustre à la fois le destin du héros et celui de son
peuple, met en scène, à la manière d'Eschyle, un grand
drame collectif, à la manière de Shakespeare une véritable
tragédie politique; elle reprend avec Hugonin, le nègue
candiot, homme de plaisir du Saint-Domingue colonial,
le bouffon du théâtre, le fou du Roi Lear.
Cette imagerie baroque qui suggère l'Autre (l'Antillais)
ne débouche pas sur un grand conquérant, sur un point
de vue égocentrique. Elle donne à voir, «révèle ce que
ces gens pensent en eux-mêmes et d'eux». Ce «verbe
savoureux » nous fait sentir, éprouver l'écart entre nous-
même et ce qui est fondamentalement l'Autre. La sensa
tion théâtrale devient une intuition de la Différence, une
co-naissance au monde.
Nous recevons un choc en retour de la représentation,
un choc qui est une approche personnelle de l'Autre,
« l'apostrophe d'un milieu au spectateur, apostrophe qui
le pénètre, l'assaille, le réveille et le trouble ». L'insolite,
le mystérieux, c'est l'aspect phénoménal de l'altérité. Dans
La Tragédie du Roi Christophe, il est engendré par l'h
ybridation d'un modèle : la tradition occidentale de l'art.
« Sans quelques étrangetés dans les proportions, écrivait
Gauguin, il n'y a pas de beauté exquise ». Ces étrangetés
provoquent l'ivresse du sujet à concevoir son objet, à le
connaître différent de lui, à sentir le Divers (2) et expli
quent le succès de La Tragédie du Roi Christophe. Mais
cette Différence fournit aussi à l'œuvre littéraire la « force »
par laquelle s'accomplit « la forme » et qui, seule, la rend
(2) Victor Segalen, cité par Marc Gontard, Victor Segalen, une esthétique de
la différence (Paris, L'Harmattan, 1990), p. 14. LA TRA GÉDIE DU ROI CHRISTOPHE 83
possible, «la forme qui n'est qu'une concentration de
l'énergie, son temps-mort », écrit Jacques Derrida (3).
* *
Quelles sont les formes que cette différence va sécréter ?
Que nous révèleront-elles ? Nous verrons, au cours de
cette étude, que microforme et macroforme provoquent
en nous un sentiment d'exotisme, exotisme étant pris au
sens étymologique du préfixe exo : « Tout ce qui est « en
dehors » de l'ensemble de nos faits de conscience actuels,
quotidiens, tout ce qui n'est pas notre « tonalité mentale »
coutumière» (4). L'exotisme désigne donc l'expérience
de l'altérité au sens le plus général du terme. «Il n'est
pas, comme l'a bien senti Victor Segalen, cet autre écrivain
de la Différence, une adaptation, la compréhension par
faite d4m hors soi-même qu'on étreindrait en soi, mais la
perception aiguë et immédiate d'une incompréhensibilité ».
Et Victor Ségalen ajoute : « Ceux là goûteront pleinement
l'admirable sensation, qui sentiront ce qu'ils sont et ce
qu'ils ne sont pas» (5). L'exotisme au sens propre du
mot (c'est-à-dire « non contaminé par l'idéologie coloniale
ou par un usage touristique ») suscite, crée une émotion
esthétique. Or, dès l'ouverture de la pièce — si elle est
jouée intégralement et non mutilée comme aujourd'hui
par un metteur en scène étranger à l'art théâtral — , nous
sommes apostrophés par un lexique de la Différence:
Abrogat ! Abrogat (6) n 'est pas mort, Pétion est un poulet
savane (7), carrez-les, carrez-les (8). Nous sommes dans
(3) Cf. Ibid., p. 39.
(4) Cf. ibid., p. 13.
(5) Cf. ibid. p. 34.
(6) En créole : supprimé, révoqué.
(7) En : poule vulgaire, inapte au combat.
(8) En créole : mettez-les en position de 84 JACQUELINE LEINER
la gagaire (mot haïtien, pitt en martiniquais), c'est-à-dire
dans l'arène où se poursuivent les combats de coqs. Ail
leurs, on nous parlera de bahayonde, de ceïba ou mapou,
de cirouelle, de monbin, tous arbres haïtiens, etc.
A travers toute la pièce, le matériau linguistique vaudou
triomphera dans un contact direct avec le spectateur,
sans jamais être défini, qu'il s'agisse ďabobo, salut aux
esprits pendant la cérémonie vaudou, de mazonne, texte
destiné à prendre congé d'un loa (divinité haïtienne), de
nom vaillant, terme attaché à l'un des stades de l'initiation.
Le panthéon vaudou sera représenté par Legba (loa qui
ouvre les barrières mentales), Damballah Wedo (dieu
des sources), Shango (dieu du tonnerre), Ogoun
des combats), Ogou Badagry (dieu protecteur), Agoué
(dieu des océans), Loké (dieu guérisseur), Baderre (dieu
des vents), Zeide Baderre Codonozonne (loa de l'artillerie),
Baron Samedi (esprit de la mort), Bakulu Baka (génie
rusé, mal faisant) (9).
Cet inventaire linguistique d'Haïti, qui désigne sa géo
graphie physique et mentale, ses aires culturelles, sans
jamais les expliciter, contribue à ce sentiment d'étrangeté
qui se dégage de la pièce. Mais cette technique peut aussi
présenter un danger ; Césaire en a conscience et s'en ex
plique : « Disons que si je nomme avec précision (ce qui
fait parler de mon exotisme), c'est qu'en nommant avec
précision je crois que l'on restitue à l'objet sa valeur
personnelle comme quand on appelle quelqu'un par son
nom; on le suscite [...] dans sa valeur-force, unique et
singulière (10)». Il s'agit ici d'une conception africaine
du « nommo » qui dans un texte français peut conduire
au folklorisme. René Ménil, critique antillais et fondateur
(9) Cf. Régis Antoine, La Tragédie du Roi Christophe d'Aimé Césaire, Paris,
Bordas, 1984, p. 85 sq. (« Lecto-guides francophonies »).
(10) Lettre à Lilyan Kesteloot in : Lilyan Kesteloot, Aimé Césaire, Paris,
Seghers, 1962, p. 197 («Poètes d'aujourd'hui», 85). LA TRAGÉD

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