Le harcèlement moral en France : un concept juridique subjectif-objectif ? - article ; n°2 ; vol.5, pg 109-115
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Santé, Société et Solidarité - Année 2006 - Volume 5 - Numéro 2 - Pages 109-115
L’auteure évalue, sous le prisme du droit québécois, les problèmes liés à la reconnaissance des faits et à la preuve qui se posent en matière de harcèlement moral dans le droit français, malgré l’introduction de dispositions particulières dans le Code du travail par l’adoption de la Loi de modernisation sociale en 2002. La législation, tant française que québécoise, exige que le harcèlement moral produise des effets sur la victime. Plus précisément, le législateur français impose une atteinte portant soit sur la santé du salarié, sur sa dignité ou ses droits ou encore sur la compromission de son avenir professionnel. Les conséquences du harcèlement doivent aussi se faire sentir sur le milieu de travail du salarié. Quant aux comportements en cause, ils doivent présenter un caractère répété sans toutefois nécessiter d’abus de pouvoir entre le harceleur et le harcelé. Comme le harcèlement demeure une affaire de perception, il demeure difficile à démontrer. En fait, les seuls témoins sont souvent le harceleur et sa victime. Même s’il existe d’autres témoins, ceux-ci n’osent pas parler. Le législateur français a donc prévu une présomption de harcèlement et une protection pour les témoins afin de faciliter la preuve du salarié. Ces dispositions n’ont pas d’équivalent en droit québécois, mais semblent néanmoins insuffisantes, en raison de l’interprétation qu’en font les juges français.
From the perspective of Quebec law, the author examines the problems related to the recognition of facts and proof concerning moral harassment under French law, despite the fact that special provisions were introduced in the Labour Code when the Social Modernization Act was passed in 2002. Under both French and Quebec legislation, moral harassment is required to produce effects on the victim. More specifically, the French legislator imposes an effect on the employee’s health, dignity or rights or else on his or her career prospects being compromised. The consequences of the harassment should also be felt in the employee’s workplace. As regards the behaviour in question, it should be of a repeated nature without necessarily involving abuse of power between the harasser and the victim of harassment. As harassment is still a matter of perception, it remains difficult to demonstrate. In fact, often the harasser and the victim are the only witnesses, and even though other witnesses are present, they dare not speak out. The French legislator has thus provided for a presumption of harassment and protection for witnesses to make it easier for the employee to have proof. Quebec law has no such equivalent provisions. Nevertheless, these provisions seem to be inadequate because of the way French judges interpret them.
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Publié le 01 janvier 2006
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REGARDS CROISÉS SUR LES POLITIQUES PUBLIQUES VISANT À CONTRER LA VIOLENCE AU TRAVAIL
dossierSanté et travail
Le harcèlement moral en France: un concept juridique subjectif-objectif?
Julie BourgaultQUÉBEC Étudiante au doctorat en droit du travail, Université Laval
L’auteure évalue, sous le Résumé prisme du droit québé-cois, les problèmes liés à la reconnaissance des faits et à la preuve qui se posent en matière de harcèlement moral dans le droit français, malgré l’introduction de disposi-tions particulières dans le Code du travail par l’adoption de la Loi de modernisation sociale en 2002. La législation, tant française que québécoise, exige que le harcèlement moral produise des effets sur la victime. Plus précisément, le législateur français impose une atteinte portant soit sur la santé du sala-rié, sur sa dignité ou ses droits ou encore sur la compromission de son avenir profes-sionnel. Les conséquences du harcèlement doivent aussi se faire sentir sur le milieu de travail du salarié. Quant aux comportements en cause, ils doivent présenter un caractère répété sans toutefois nécessiter d’abus de pouvoir entre le harceleur et le harcelé. Comme le harcèlement demeure une affaire de perception, il demeure difficile à démon-trer. En fait, les seuls témoins sont souvent le harceleur et sa victime. Même s’il existe d’autres témoins, ceux-ci n’osent pas parler. Le législateur français a donc prévu une présomption de harcèlement et une protec-tion pourles témoins afin de faciliter la preuve du salarié. Ces dispositions n’ont pas d’équivalent en droit québécois, mais sem-blent néanmoins insuffisantes, en raison de l’interprétationqu’en font les juges français.
From the perspective of Abstract Quebec law, the author examines the problems related to the recog-nition of facts and proof concerning moral harassment under French law, despite the fact that special provisions were introduced in the Labour Code when the Social Modern-ization Act was passed in 2002.Under both French and Quebec legislation, moral harass-ment is requiredto produce effects on the victim. More specifically, the French legisla-tor imposes an effect on the employee’s health, dignity or rights or else on his or her career prospects being compromised. The conse-quences of the harassment should also be felt in the employee’s workplace. As regards the behaviour in question, it should be of a repeated nature without necessarily involv-ing abuse of power between the harasser and the victim of harassment. As harassment is still a matter of perception, it remains difficult to demonstrate. In fact, often the harasser and the victim are the only witnesses, and even though other witnesses are present, they dare not speak out. The French legislator has thus provided for a presumption of harassment and protection for witnesses to make it easier for the employee to have proof.Quebec law has no such equivalent provisions. Neverthe-less, these provisions seem to be inadequate because of the wayFrench judges interpret them.
SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ
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dossierSanté et travail
our faire face à l’ampleur grandis-sante du problème de harcèlement, 200P2 (Loi no2002-73 du 17 janvier 2002, la France a adopté la Loi de modernisation socialeen janvier J.O., 18janvier 2002, 1008). Le Québec a suivi de près en adoptant des dispositions pour contrer le harcèlement psychologique au travail dans la Loi sur les normes du tra-vail en décembre 2002, dispositions qui sont entrées en vigueur en juin 2004.
Étant donné que le harcèlement moral est un concept intangible et subjectif, il pose des problèmes quant à la reconnaissance des faits et à la preuve. Par exemple, une défi-nition trop étroite de la notion mettrait en péril l’atteinte de l’objectif du législateur, alors qu’une définition trop large englobe-rait, somme toute, des situations «normales » au travail (Bourgault, 2006). Pourtant, cette étape est essentielle à la maîtrise du fléau qu’est devenu le harcèlement. Ainsi, trois ans après l’adoption de loi française, la question se pose à savoir si les mécanismes relatifs à la reconnaissance des faits et à la preuve de harcèlement moral sont efficaces. Il est inté-ressant d’examiner le sujet sous le prisme du droit québécois. Pour répondre à cette ques-tion, nous analyserons d’abord les dispositions du Code du travail français permettant de caractériser le harcèlement moral, et ce, en parallèle avec la disposition québécoise cor-respondante. Nous examinerons ensuite les dispositions visant à faciliter la preuve du salarié.
La reconnaissance du harcèlement moral
Des auteurs ont procédé à une analyse sémantique du concept de harcèlement moral (Faulx, 2005). Ils ont déterminé trois pôles permettant de définir cette notion: les conséquences, les comportements et les ressources.
Voyons maintenant comment appliquer ce modèle en droit. Le législateur français circonscrit le harcèlement moral au travail principalement par la description de ses effets. L’article pertinent se retrouve dans le Code du travail français:
Art. L. 122-49. –Aucun salarié ne doit subirles agissements répétés de
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harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des con-ditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’alté-rersa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Quant à la définition québécoise, elle se retrouve dans la Loi sur les normes du travail:
Art. 81.18 –Pour l’application de la présente loi, on entend par «harcèle-ment psychologique» une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psycholo-gique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste.
Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte au salarié et pro-duit un effet nocif continu sur lui.
Les conséquences
Selon la conception du législateur français, les effets du harcèlement moral doivent se faire sentir tant sur la victime que sur son environnement de travail. Il en est de même dans la législation québécoise.
Conséquences pour la victime
En France, l’emploi du terme «susceptible de porter atteinte à» n’exige pas que la con-séquence soit avérée. Ainsi, il suffit que la conduiteait le potentiel de causer une atteinte à la dignité de la personne, une altération de sa santé physique ou mentale, ou encore la mise en péril de son avenir professionnel.
Au Québec, le législateur a au contraire exigé que les effets sur la victime, c’est-à-dire l’atteinte à la dignité ou à l’intégrité, soient avérés. De plus, les conséquences ne peuvent porter sur la mise en péril de l’avenir profes-sionnel ou une altération de la santé si elles ne constituent pas en elles-mêmes une atteinte à la dignité. La formulation de la loi française sur ce point nous apparaît plus appropriée, puisqu’elle ne cherche pas à mesurer les conséquences sur l’individu et est, par con-séquent, davantage de nature préventive.
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dossierSanté et travail
Ensuite, les conséquences pour la victime peuvent porter, soit sur sa santé, soit sur une atteinte à sa dignité ou à ses droits ou encore sur la compromission de son avenir profes-sionnel. L’atteinte à la santé vise tant la santé physique que la santé psychologique. C’est la loi du 17 janvier 2002 qui instaure la notion de santé mentale au travail (Boukhris, 2005). En précisant que les certificats médicaux ne seront utiles que pour constater l’altération de la santé, le législateur laisse aux juges le soin de déterminer l’existence d’un lien de causalité entre la dégradation des conditions de travail et l’atteinte à la santé (Manaouil, 2005).
Il peut aussi s’agir d’une atteinte à la dignité et aux droits du salarié. Ces deux éléments doivent être cumulés pour qu’il y ait harcèle-ment moral. Le Conseil économique et social définit la dignité comme étant «ce qui cons-titue [quelqu’un] comme personne à part entière, c’est-à-dire reconnue dans sa réalité humaine »(Boulanger, 2003). De même, le Conseil constitutionnel français a rendu, le 27 juillet1994, une décision consacrant la valeur constitutionnelle du principe de sau-vegarde de la dignité humaine. Il ressort de cette décision que:
[…] l’affirmation du principe de sau-vegarde de la dignité humaine a pour but de protéger les individus contre toute forme de dégradation ou d’asser-vissement, c’est-à-dire tout agissement visant à détruire physiquement ou moralement la personne, à l’abaisser ou à l’avilir. Il faut donc rapprocher le principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité humaine de l’article 3 de la Convention européenne de sauve-garde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales qui stigmatise les traitements inhumains ou dégra-dants.(Licari, 2000)
Quant à l’atteinte aux droits, il pourrait s’agir d’une atteinte à la personnalité ou à la vie, ou encore de traitements dégradants (Sapene, 2002), qui constituent par ailleurs une atteinte à la dignité.
Enfin, le travailleur peut en subir des conséquences professionnelles. Toutes les conséquences déjà énumérées compromet-tent de façon quasi systématique l’avenir
professionnel, car le travailleur n’est plus en mesure de fournir une activité satisfaisante (Sapene, 2002).
Conséquences sur le milieu de travail
Selon le législateur français, les consé-quences doivent aussi concerner l’environ-nement de travail en se manifestant par la dégradation potentielle des conditions de travail. En effet, les agissements doivent avoir pour cause ou pour effet une dégradation des conditions de travail (Bourgault, 2006). Au Québec, le législateur a plutôt exigé qu’une conduite doive entraîner un «milieu de travail néfaste» pour qu’elle soit quali-fiée de harcèlement. La législation française est donc encore une fois axée davantage sur la prévention que la législation québécoise. Par ailleurs, ce choix du législateur français témoigne de sa volonté d’ouvrir le champ de la protection aux situations où le harcèlement n’a pas encore atteint sa victime potentielle. Ainsi, la victime pourrait même intenter un recours avant que le harcèlement n’ait fait ses ravages. Toutefois, la jurisprudence actuelle semble passer sous silence le critère de la dégradation des conditions de travail et exi-ger la volonté de porter atteinte à la dignité ou à la santé des travailleurs (Orsay, 2004). Les juges limitent ainsi la portée de la loi en la réécrivant.
Néanmoins, tant la législation québécoise que la législation française portent un grand intérêt au milieu de travail, que ce soit aux conditions dans un cas ou, dans l’autre, au climat. Le dictionnairePetit Robertdéfinit le termedégradation, auquel réfère expres-sément le Code du travail français, comme une «détérioration graduelle». Nous croyons que la dégradation comporterait un degré de gravité encore moindre que l’effet néfaste. Certes, il doit y avoir dégradation des condi-tions de travail pour que l’on puisse conclure à un effet «néfaste »,mais toute dégradation des conditions de travail n’aura pas forcément un tel effet (Bourgault, 2006). D’ailleurs, ce critère législatif du droit français impose l’exis-tenced’une relation de cause à effet entre les agissements qui ont pour objet la dégradation des conditions de travail et les conséquences qui peuvent en résulter pour la santé des travailleurs (Picca, 2002).
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Les comportements
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D’une part, le législateur français a choisi de ne pas définir les types de comportements constituant du harcèlement moral. C’est sans doute pour ce motif que les auteurs français mentionnent qu’il s’est abstenu de donner une définition formelle, laissant aux tribunaux le soin de le faire (Thiébart, 2005). Le législateur fait plutôt référence à des agissements. Le dic-tionnairePetit Roberten donne la définition suivante :« suitede procédés et de manœuvres condamnables ».Il pourrait certainement s’agir autant de comportements, de paroles, de gestes ou d’actes imputables au harceleur, tout comme la loi québécoise le précise. Les comportements pouvant constituer du har-cèlement pourraient prendre la forme d’une rupture de communication, d’insultes et de menaces, d’absencede consignes,d’ordres et de missions de travail contradictoires ou dépourvus de sens, de surcharge de travail, etc. (Sapene, 2002). Certains estiment que l’absence d’une liste de comportements laisse place à un grand nombre de plaintes abusives, ce qui incite les juges à interpréter restricti-vement la loi (Orsay, 2004).
D’autre part, le Code du travail français insiste sur la nécessité de la répétition pour qu’un comportement soit considéré comme du harcèlement. Cette exigence s’explique sur le plan sémantique. En effet, l’action de harceler impose la répétition des actions, de sorte que seule la référence à des agisse-ments répétés peut justifier l’emploi du termeharcèlement(Picca, 2002). Néanmoins, le législateur français n’exige pas la répétition en matière de harcèlement sexuel (Boukhris, 2005), et ce, malgré la sémantique du terme harcèlement. Pour sa part, le législateur qué-bécois considère qu’une seule conduite grave peut constituer du harcèlement, si elle pro-duit un effet nocif continu.
Les ressources
Les ressources ne devraient pas être déter-minantes en ce qui concerne l’aspect légal du harcèlement moral. En réalité, ce dernier pôle fait référence au déséquilibre des ressources entreharceleuretharcelé. Ainsi, le déséqui-libre pourrait entraîner un abus de pouvoir du harceleur. Cette situation nécessite donc l’intention de harceler. Les différentes défi-nitions ne sont pas unanimes sur la nécessité
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de l’imposer, mais le législateur français a, tout comme le législateur québécois, décidé de ne pas exiger l’intention de harceler. D’ailleurs, l’emploi des termes «ayant pour objet ou pour effet »laisse croire qu’il pourrait y avoir har-cèlement moral sans que le harceleur n’ait l’intention de provoquer un effet nocif sur la victime (Faulx, 2005; Sapene, 2002). Néan-moins, il semble que, jusqu’à maintenant, les juges tiennent compte du caractère intention-nel dans l’appréciation de la dégradation des conditions de travail (Hirigoyen, 2005). En effet, la dégradation des conditions de travail pourrait prendre trois formes (Sapene, 2002): £ le harcèlement gratuit dans le but de détruire une personne; £ le harcèlement visant à pousser une per-sonne à la démission; £ le harcèlement stratégique pour créer une émulation entre salariés. Nous pouvons remarquer que toutes ces formes de dégradation des conditions de travail exigent l’intention du harceleur de provoquer une telle dégradation. Cependant, les termes de la loi laissent entendre que la responsabilité de l’auteur du harcèlement sera engagée selon les effets entraînés par son comportement, et non par son seul compor-tement (Manaouil, 2005). Alors, les juges ajoutent à la loi l’exigence de volonté déli-bérée (Orsay, 2004).
La preuve du harcèlement moral
Malgré la détermination d’éléments permet-tant de le caractériser, le harcèlement moral demeure difficile à démontrer pour une vic-time. En effet, il s’agit de gestes intangibles dont les seuls témoins sont souvent le harce-leur et sa victime. Même s’il se trouve d’autres témoins, ceux-ci n’osent pas parler, en géné-ral, de peur de perdre leur emploi ou de subir le même sort. En fait, il s’agit d’un concept subjectif dont les limites sont difficiles à établir étant donné que le harcèlement est souvent une affaire de perception (Bour-gault, 2006). Le législateur français a donc édicté deux moyens pour faciliter la preuve du salarié: une présomption en faveur de la victime et une protection pour les témoins. Ces dispositions n’ont pas d’équivalent en droit québécois.
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La présomption
dossierSanté et travail
Le législateur français a inscrit une pré-somption en faveur de la victime à l’article L. 122-52 du Code du travail, qui se lisait comme suit:
En cas de litige relatif à l’application des articles L. 122-46 et L. 122-49, le salarié concerné présente des éléments de fait laissant supposer l’existenced’un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ses agissements ne sont pas constitutifsd’un tel harcèlement et que sa décision est justifiéepar des éléments objectifs étrangers à tout har-cèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. (soulignements de l’auteure)
Selon cet article, le travailleur devait démontrer des éléments de preuve laissant croire au harcèlement, alors que l’employeur devait prouver qu’il ne s’agissait pas de har-cèlement mais bien de décisions justifiées par des éléments objectifs (Ravisy, 2002; Picca, 2002). Néanmoins, le Conseil consti-tutionnel a émis une réserve d’interprétation concernant cette disposition. Le Conseil cons-titutionnelexerce un contrôlea prioride la légalité de la loi. Les réserves d’interpréta-tion qu’il émet sont présumées faire partie intégrante de la loi (Pélissier, 2002):
[…] les règles de preuve plus favorables à la partie demanderesse instaurées par les dispositions critiquées ne sau-raient dispenser celle-ci d’établir la matérialité des éléments de fait précis et concordants qu’elle présente au sou-tien de l’allégation selon laquelle la décision prise à son égard constituerait une discrimination en matière de loge-ment ou procéderait d’un harcèlement moral ou sexuel au travail […] (Conseil o constitutionnel, Décision n2001-455) (soulignement de l’auteure).
En d’autres mots, la victime n’est pasdis-pensée d’établir des faits précis et concordants (Sauret, 2002; Mazeaud, 2002). À la suite de cette réserve d’interprétation, le législateur français a, en janvier 2003, modifié la for-mulation de la loi en remplaçant les termes
« présentedes éléments de fait laissant sup-poser l’existence d’un harcèlement» par « établitdes faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement» (Charbonneau, 2003). Désormais, le salarié doit donc appor-ter des éléments de preuve (Hirigoyen, 2005).
Le tribunal compétent, soit le Conseil des Prud’hommes, est réticent à modifier son approche antérieure concernant leharcèle-ment moral au travail. En fait, il semble rejeter toute approche trop subjective (Hirigoyen, 2005). Depuis l’entrée en vigueur de la loi, beaucoup de plaintes visent un objet autre que le harcèlement moral comme motif secon-dairede la plainte. Souvent, une plainte de harcèlement moral accompagne le licencie-ment du salarié. En 2004, 85% des plaintes déposées au Conseil des Prud’hommes de Paris invoquaient des pratiques de harcèle-ment moral, dont seulement 5% ont été jugées recevables et ont donné lieu à une con-damnation (Hirigoyen, 2005). Cette situation s’expliquerait par l’abondance des plaintes qui rend plus difficile à faire passer le harcèle-ment avéré, les juges voulant éviter d’ouvrir une boîte de Pandore (Orsay, 2004).
Dans la pratique, la présomption semble inefficace, imposant encore un fardeau trop lourd à la victime. De fait, même si elle par-tage le fardeau de la preuve entre le salarié et l’employeur, le salarié doit tout de même faire la preuve de la matérialité des éléments de fait. Pour ce faire, il est généralement nécessaire de faire entendre les témoins du harcèlement.
La protection des témoins
Les témoins d’une situation de harcèlement sont souvent réticents à la dénoncer, soit par peur de subir le même sort ou par crainte de subir des représailles dans leur emploi. Pour favoriser le témoignage de ces salariés, le législateur français a adopté une dispo-sition visant à protéger les témoins qui dénoncent le phénomène,à l’alinéa2 de l’article L. 122-49 du Code du travail:
Aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d’affec-tation, de qualification, de classification,
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de promotion professionnelle, de muta-tion oude renouvellement de contrat pour avoir subi, ou refusé de subir, les agissements définis à l’alinéa précé-dent ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés.
Conclusion Nous sommes à même de constater que les tribunaux français sont très réticents à rece-voir les recours concernant le harcèlement moral au travail, étant donné que la notion n’a pas été clairement définie par le législateur et vu l’abondance des plaintes déposées. Ainsi, la présomption est pratiquement sans objet, compte tenu de l’exigence des juges au regard de la preuve. En fait, les juges français sem-blentavoir peur d’ouvrir une boîte de Pandore s’ils interprètent la notion de harcèlement moral conformément au texte de loi. La preuve du harcèlement basée sur les effets plutôt que sur le comportement du
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harceleur constitue un critère purement subjectif (Orsay, 2004). Le critère subjectif-objectif est le test utilisé en droit québécois pour interpréter la notion de harcèlement en milieu de travail (Brunelle, 2000). En effet, le salarié doit démontrer que le com-portement est objectif, c’est-à-dire que la conduite est vexatoire. Toutefois, le caractère vexatoire s’apprécie dans la perspective de la victime, montrant du même coup le carac-tère subjectif du harcèlement moral. L’effet sur le milieu de travail s’apprécie quant à lui de manière objective et la conséquence pour la victime nécessite plutôt d’évaluer les effets sur celle-ci. L’objectivation du compor-tement se fait donc selon le modèle d’éva-luation de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. L’utilisation d’un tel critère pourrait constituer une ave-nue intéressante pour les juges français, qui demeurenthésitants lorsqu’il s’agit de qualifier un comportement de harcèlement moral.
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