Musées « civilisants » du Québec et du Canada : les enjeux politiques et publics - article ; n°1 ; vol.6, pg 156-165
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Culture & Musées - Année 2005 - Volume 6 - Numéro 1 - Pages 156-165
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Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2005
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Langue Français

Extrait

POINT DE VUE
MUSÉES « CIVILISANTS » DU QUÉBEC ET DU CANADA : LES ENJEUX POLITIQUES ET PUBLICS Thierry Ruddel
A « utant dans l’œuvre d’art, l’individu moderne s’abandonne apparemment au déchaînement de sa collectivité, autant dans son existence économique et poli-tique il subit le jeu de forces imperson-nelles… Et quand nos plus subtils penseurs cherchent à traduire politique-ment leur philosophie, une structure invisible les condamne à répéter les lieux communs séculaires… la vision du prophète inspiré n’arrive plus à dépasser les horizons bornés du nationalisme… » (Charbonneau, 1987 : 7.) Dans ce bref texte, j’aimerais faire part d’une réflexion concernant l’in-fluence de l’État sur deux musées de civilisation au Canada et leurs publics. Elle synthétise les conclusions aux-quelles je suis parvenu après avoir tra-vaillé, participé et analysé des musées depuis de nombreuses années. Après dix-neuf années passées au musée de l’Homme à Ottawa (devenu, au milieu des années 1980, le musée canadien des Civilisations) et sept années au musée national des Sciences et de la T echno-logie, je dirige le Programme d’enseigne-ment en muséologie à l’université de Toronto depuis six ans. Ayant présente-ment un peu de temps pour réfléchir, j’en profite pour livrer ici une pensée 1 personnelle basée sur cette expérience . Si ce texte est critique, son but n’est pas de juger des politiciens, ni des muséo-logues ou de nos collègues historiens, mais d’identifier plutôt l’enjeu politi-queetrouvent confrontés.auquel ils se r Eneffet, la plupart des spécialistes de musée sont tellement engagés dans leurs disciplines qu’ils ne pensent pas avoir le temps, ni n’entrevoient la nécessité, deréfléchir à leur rôle dans les pr ojets politiques impliquant leurs institutions. Anxieux pour leur avenir, les jeunes
conservateurs, aussi compétents soient-ils, hésitent, avec raison, à critiquer leur propre musée. Et ceux qui se tr ouvent satisfaits de la manière dont leur carrière a été légitimée par l’institution tr ouvent supportables les compromis exigés par la situation politique. Reste les plus conscients et les plus téméraires, qui, lorsqu’ils entreprennent d’en débattre à l’intérieur du musée, se voient obligés de payer le prix de leur obstination et sont parfois contraints de quitter l’éta-blissement. En respectant les règles du professionnalisme, ils essayent pourtant d’établir un équilibre entre les standards de la recherche et le mandat politique et national de leurs institutions. Mais, l’absence de réflexion critique dans un milieu muséal relativement étroit et dans lequel les étudiants diplômés,les fonc-tionnaires et les pr ofessionnels se sen-tent liés et contraints par leurs désirs de travailler dans ou avec ces institutions ou de protéger leurs collègues,n’est pas pour leur faciliter la tâche. Quantaux universitaires qui peuvent procéderà l’analyse et encourager au débat, ils ont souvent un rapport ambigu avec l’his-toire populaire et l’interprétation des ar-tefacts, deux aspects importants des musées. Et ce, même s’il y a des spécia-listes qui s’attachent à analyser l’histoire des musées et de la politique cultur elle 2 canadienne . e À la fin duXXsiècle, deux grands musées sont inaugurés au Canada : le musée delaCivilisation à Québec en 1988 et, l’année suivante, le musée canadien desCivilisations à proximité de la capi-tale fédérale du Canada à Hull. Cetteuti-lisation, presque simultanée, d’un pluriel et d’un singulier est pour le moins cu-rieuse sinon équivoque. Pour les auto-rités fédérales comme québécoises, le sens du mot combine accomplissement communautaire et appartenance à un humanisme universel, tout en évitant d’autres nomenclatures traditionnelles qui insisteraient sur l’Homme ou la Nation. Ainsi, en 1979, le rapport du gouver-nement sur le projet de musée à Qué-bec se réfère à une citation de Claude
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Lévi-Strauss : « Toute civilisation humaine, aussi humble soit-elle, se présente sous deux aspects majeurs : d’une part, elle est dans l’univers, d’autre part, elle est elle-même un univers. » (Ministère des Affaires cultur elles, 1979.) D’après ce même document, le musée apparaît comme un « stimulant à l’interprétation culturelle et sociologique de l’homme d’ici et, par voie de comparaisons, de l’homme universel » (Ibid. : 21 et 22.). Le terme « civilisation » sous-entend, aussi bien, une homogénéité des peu-ples et des valeurs pour le musée de laCivilisation du Québec, qu’un même poids et une même longévité des cul-tures pour le muséedesCivilisations à Hull. Puisque, au Canada, l’implantation des sociétés d’origines européennes est récente, l’usage d’une telle nomenclature paraît tout à la fois prétentieux et pater-naliste : il n’est pas certain que les Canadiens d’origines autres, de l’Asie par exemple, s’identifient àlacivilisa-tion québécoise ou àdescivilisations canadiennes. Pour les membres des nou-velles couches de population en visite dans ces musées, il n’est pas évident que les approches « civilisantes » intègrent la multiplicité des valeurs ou la diversité des expériences qu’ils ont vécues. Les noms nous en disent beaucoup au sujet de leurs ambitions, de leurs r essem-blances, de leurs différences, des publics visés. Mais ce sont les contextes socio-politiques dans lesquels ils ont vu le jour qui nous livrent les clés pour com-prendre leurs façons d’aborder la ques-tion des publics.
ORIGINES POLITIQUES
Décrivant les querelles de politiques cul-turelles entre le gouvernement fédéral et celui du Québec, Diane Saint-Pierre prétend que « d’un côté comme de l’autre, ils ont fait de la culture une question d’unité nationale, d’affirmation et d’épanouissement de la nation, tantôt canadienne, tantôt canadienne-française, puis québécoise, de légitimation de leur existence distincte dans un contexte
nord-américain » (Saint-Pierre, 2003 : 1). Les deux musées sont, en effet, créés dans un contexte où s’affrontent ces deux courants nationalistes concurrents hérités des années 1960. Dès 1951, la Commission Massey du gouvernement fédéral suggère d’accr oître le soutien aux arts et aux sciences sociales afin d’encourager l’essor d’une culture dis-tincte et indépendante des États-Unis (Handler, 1988). Des r ecommandations du même ordre sont faites au gouver-nement du Québec, mais elles mettent l’emphase sur la défense de la langue et la culture, aussi bien que sur le renforce-ment des liens avec la France (Harvey, 2003). La visite du général de Gaulle en 1967 et l’influence de son ministre des Affaires culturelles André Malraux con-tribuent à promouvoir l’importance des idées de démocratisation et d’inter disci-plinarité dans les musées. Ces institu-tions sont censées substituer, aux valeurs issues de la r eligion et d’une classe sociale « dominante », celles que portent les principes d’humanisme et d’unité nationale, de telle sorte qu’un individu puisse « se demander ce qu’il fait sur la terre » (Malraux, 1996 : 321). Le rapport entre une culture et un nationalisme progr essif et ouvert sur lemonde est bien reçu au Québec (Aquin, 1974 : 60). Créé en 1961, le mi-nistère des Affaires culturelles du Qué-bec est, d’après le Pr emier ministre de l’époque, Jean Lesage, « en quelque sorte, un ministère de la civilisation canadienne-française, […] le premier, le plus grand et le plus ef ficace serviteur du fait français en Amérique, c’est-à-dire, de l’âme de notre peuple» (Simard, 1992). En 1965, le ministre des Affaires culturelles ancre le programme de nouveau Québec dans la définition que, en 1952, Malraux a donnée de la culture : « La culture nous apparaît donc comme la connaissance de ce qui a fait l’homme autre chose qu’un accident de la 3 nature . » L’arrivée d’expositions françai-ses au Québec au début des années 1960 donne une pr emière forme de concré-tisation à l’idée du ministre français
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d’établir un « métro aérien » par lequel laculture pourrait être échangée entre le Québec et la France (Young & Ruddel, 2004). Et, de fait, entre 1960 et 1980, tout un éventail d’institutions sera créé, avec comme point d’orgue l’ouverture de l’Institut québécois de recherche sur la culture qui doit « contribuer au déve-loppement culturel du Québec ». Réagis-sant, favorablement aussi, aux idées de Malraux, le gouvernement fédéral crée, quant à lui, un secrétariat d’État pour laCulture, met sur pied de nombreux organismes et, au début des années 1970, lance un programme important de dé-mocratisation et décentralisation de la culture. Même s’il est évident que les musées ont été créés par l’État, n’est-il pas curieux que le rôle de celui-ci dans leur fonctionnement soit si souvent négligé, de sorte qu’il échappe à la réflexion, c’est-à-dire aussi bien au jugement et à la critique ? Pourtant, il nous semble important de considérer les implications de ces créations politiques afin de mieux comprendre la nature de leur contenu et de leurs expositions, les acteurs sociaux qui sont associés à leurs pr ojets, aussi bien que leurs attitudes envers les visi-teurs. Tandis que le musée delaCivi-lisation à Québec(MCQ)est créé par le ministère des Affaires culturelles du Parti Québécois afin de mettre en valeur l’his-toire de la nation, son homologue fédé-ral, le musée canadiendesCivilisations (MCC), choisit, comme l’une de ses priori-tés, la commémoration des communau-tés culturelles du Canada. En effet, les fonds pour la création de ces nouveaux édifices sont votés pendant une période où le multiculturalisme est en vogue dans la capitale du Canada et le nationa-lisme dans celle du Québec (Stolarik, 2003 : 123). Même si ces deux appro-ches semblent opposées, elles se res-semblent en ce sens qu’elles essayent, toutes deux, d’enrôler leurs populations dans des mouvements politiques. Mais tandis que le gouvernement du Québec défend l’existence d’une nation distincte
du Canada, le gouvernement fédéral veutjustifier l’insertion de l’histoire québécoise dans un multiculturalisme pancanadien. Ainsi, les perspectives d’in-tégration des deux musées négligent certaines des particularités de leurs populations, aussi bien que leurs désirs de garder leurs spécificités. Leurs man-dats respectifs correspondent aux objec-tifs des partis politiques au pouvoir. Instrumentalisées à des fins politiques, ces institutions sont aussi « civilisantes », car elles entendent amener leurs visi-teurs à mieux compr endre la nature de leur passé et de leur présent dans une région ou dans un pays et, par le fait même, de partager le point de vue d’une collectivité « nationale ».
DES MUSÉES DINCLUSION
C’est lors d’une période de luttes poli-tiques entre le Parti Québécois et le Parti Libéral fédéral à Ottawa que le ministre Denis Vaugeois et ses collègues aux Affaires culturelles du Québec proposent la création d’ « un musée de l’Homme d’ici ». Bien que le nom change par la suite, l’orientation demeure : préparer des expositions sur l’histoire du Québec, y compris celle des autochtones, avec comme complément celles provenant de l’extérieur du pays qui confirmeraient l’existence d’une nation unique. Il n’est donc pas surprenant que les expositions de ce qui va devenir leMCQmettent en vedette l’histoire du Qué bec franco-phone et négligent celle des anglopho-nes de la province aussi bien que ceux 4 du Canada . Cette homogénéité duMCQn’est pas aussi évidente auMCCoù sont conçus de vastes espaces qui concernent, tout aussi bien, les pr emières nations, les com-munautés culturelles, l’histoire (surtout desBlancs), les enfants et les expo-sitions temporaires. Cette diversité du musée fédéral n’est pourtant pas l’indica-teur d’une démarche inclusive ou démo-cratique : la plupart des communautés sont tenues à l’écart de la galerie de l’His-toire du Canada, et, quand elles y sont
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représentées, leur présence est plutôt symbolique (une blanchisserie signifie laprésence de Canadiens d’origine chi-5 noise) . Lorsque la spécificité des dif-férents groupes est valorisée, c’est en montrant comment ils s’intègr ent et par-ticipent aux activités du pays en tant que « bons citoyens ». Ces expositions, comme celles du musée en général, évi-tent, aussi bien à un niveau interculturel (l’ensemble des communautés) qu’à un niveau intraculturel (chaque commu-nauté considérée en soi), toute question susceptible de soulever des contro-verses, que cela touche le racisme, le sexisme, ou l’accueil et le traitement réservés aux autochtones ou aux immi-grés. Puisque les associations commu-nautaires consultées dans la planification et la conception des expositions enten-dent démontrer que leurcivilisationest à la hauteur de celles des autres groupes représentés au musée, elles ont choisi de mettre en évidence, essentiellement, les caractères les plus flatteurs de leur 6 culture. Ainsi, les artefacts et les images exposés sont plutôt des objets r emar-quables, sans, nécessairement, être repré-sentatifs d’une communauté culturelle. Ils ne sont pas différents de ceux qu’on pourrait trouver dans d’autres genres de musées. Avant tout, la réalisation, au musée national, d’une exposition emblé-matique d’une communauté exprime l’accession de ses délégués à l’élite du groupe et contribue davantage à la recon-naissance de leur statut social qu’elle favorise l’accès à la citoyenneté de ses membres. Et, tandis que pour le plus grand nombre, se voir r eprésenter au musée paraît une contrepartie symbo-lique bien faible au r egard d’une dou-loureuse expérience de discrimination, l’intégration culturelle devient moins importante que voir être reconnues leurs spécificités identitaires. D’ailleurs ce sen-timent d’un particularisme à préserver se trouve encouragé auMCCmême, puisque, à quelques exceptions près, les exposi-tions, traitant des premières nations et des communautés culturelles, sont localisées
à des étages dif férents, donc séparées spatialement les unes des autres, tout comme d’avec celles qui illustrent l’his-toire de la société « dominante ». Dès leur phase de conception, les exposi-tions temporaires consacrées à des com-munautés différentes sont considérées comme étant distinctes, et le fait qu’une exposition portant sur une communauté culturelle différente soit planifiée prati-quement chaque année, et cela pour les cinq prochaines décennies, signale aux participants que leur prochain tour au musée arrivera bien un jour ! Ainsi, au lieu d’aider à l’intégration dans la culture nationale, la commémoration muséale des communautés culturell es renforce les distinctions en leur sein, la ségréga-tion entre les groupes, le cloisonnement de la société en général. Dès lors que les porte-parole de la communauté exposée se trouvent valo-risés, le rôle « civilisant » du musée est attesté et fait figure d’indicateur de succès aux yeux des instances politiques qui demeurent à l’arrière-plan. Ceci im-plique qu’il semble exister une entente implicite au sujet de l’enjeu que repré-sentent les inter-relations entre musées et communautés. Dans de nombreux cas, cette entente se matérialise par une délégation de responsabilité, de la part des muséologues aux mandataires de lacommunauté, dans la conduite et la réalisation des projets d’expositions. Du même coup, le musée ne peut plus être tenu comptable d’une représentation partielle ou fautive, puisque la décision a été endossée par la communauté elle-même à travers ses représentants. Enfin, avec l’engouement récent pour une collaboration avec les communautés culturelles et les acteurs locaux et pour les solutions d’accessibilité que semble offrir l’Internet, les musées suivent des pistes qui peuvent les amener à des culs-de-sac. Sans traiter de ce dernier sujet qui demande une analyse particulière, j’aimerais en questionner le bien-fondé. Que les politiciens et leurs représentants muséaux cherchent à inclure et même à intégrer des immigrés récents par le
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biais de nouvelles technologies de la communication et de l’information n’est-il pas révélateur d’un espoir de solutions faciles ? Et même s’il est trop tôt pour évaluer l’influence possible d’Internet sur la démocratisation de la culture, il faut souligner « les illusions concernant le miracle éducatif que l’on serait en droit d’attendre en usage démocratique » (Caillet, 2003 : 156). Il est clair qu’aussi longtemps que le musée demeure pri-sonnier d’une idéologie nationaliste, son ouverture aux communautés cultur elles, comme au public en général, demeurera limitée, et ce, en dépit de l’utilisation des nouvelles technologies.
LES MUSÉES ET LEURS PUBLICS:QUELQUES CONTRADICTIONS
La conjonction d’une série de cir cons-tances, comme l’intérêt d’un nombre croissant de visiteurs et de politiciens pour les lieux patrimoniaux, amène les grands établissements à créer, entre 1970 et 1990, des services éducatifs, de publi-cité, de marketing et d’évaluation d’ex-positions.
Le musée canadien des Civilisations et ses stratégies face aux visiteurs Répondant, au début des années 1990, à l’injonction du gouvernement fédéral de contribuer davantage à leur auto-financement, les musées nationaux intro-duisent la tarification des entrées et partent à la recherche de sponsors et de partenaires privés pour leurs pr ojets. Tout en r endant ces lieux moins acces-sibles au grand public, ce contexte de marchandisation de la culture contraint les professionnels à viser l’accroissement de la fréquentation et à s’ajuster auxcri-tères de satisfaction des visiteurs. Ainsi débute une série de comportements dis-cutables qui, en plus de soulever des questions d’ordre déontologique, met en doute le souci et le respect des musées pour leurs publics. Prenons le cas du musée canadien desCivilisations. Répondant, au début des années 1990, aux critiques provenant
de journalistes et de visiteurs qui repro-chent aux expositions une faiblesse des contenus et une pauvreté des artefacts, le directeur fait état des résultats d’un sondage où apparaît que plus de 85 % des visiteurs sont « satisfaits » de leur visite. Il passe sous silence, le fait que le taux de satisfaction dépasse 95 % dans les autres musées nationaux alors que l’attrait de la nouveauté d’un musée inauguré récemment devrait l’avantager. Au lieu de mobiliser les résultats du son-dage dans une perspective comparatiste, il entend donc l’utiliser comme un r eflet fidèle de la réalité (Donnat, 2003 : 13). Un peu plus tard, en 1991, lors d’une entrevue avec un jour naliste montréa-lais, il soutient l’idée que la mission de l’établissement n’est plus de satisfaire l’éducation muséale mais d’encourager le tourisme culturel. Réduisant, en outre, la diversité des touristes à un gr oupe homogène, cette annonce fait appel au rôle économique de l’institution, selon une conception courante en cette fin de siècle. Ce principe justifie la réor ganisa-tion complète du service éducatif, en dépit du fait que les visites des gr oupes scolaires représentent une part essen-tielle du nombre total des entrées, parti-culièrement pendant l’hiver. Cette nouvelle philosophie d’action paraît devoir atteindre son sommet avec l’utilisation des reproductions dans les expositions. Ayant déjà utilisé des co-piesnon identifiées comme telles lors d’une exposition temporaire consacrée à l’archéologie, le dir ecteur en étend la pratique aux nouvelles expositions per-manentes. Peu importe que la fabrica-tion de copies (d’un manteau de métis dans la salle d’histoire du Canada) s’avère dispendieuse, elle semble appor-ter une solution aux problèmes de restauration et de sauvegarde des origi-7 naux . Il faudra attendre que Duncan Cameron, ancien dir ecteur du musée de Glenbow (Calgary), dénonce le subter-fuge lors de l’émission de télévisionThe Fifth Estate, pour que les répliques exposées au musée canadien des Civili-sations soient enfin identifiées comme
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copies et non plus comme des pièces authentiques.
La civilisation d’un public homogène à Québec Dotées d’un des plus gros budgets annuels qui se r encontrent habituellement dans les musées canadiens, les exposi-tions duMCQse distinguent de celles de son voisin fédéral à plusieurs égards. Craignant moins de surprendre et déran-ger leurs visiteurs que leurs homologues fédéraux, les concepteurs québécois intè-grent dans leurs présentations une vision plus critique du passé. Cependant, jus-qu’au début des années 1990, un com-mentaire des collections par des textes rédigés uniquement en français ne facili-tait pas la dif fusion de cette perspective vers le public non francophone. Puisque l’établissement était situé dans une ville francophone et que sa politique linguis-tique s’ajustait à celle d’un gouverne-ment provincial qui souhaitait défendre et promouvoir le français dans une Amérique du Nord anglophone, cette emphase sur une langue et un public n’est pas pour surprendre. Mais une telle pratique n’a guère favorisé l’évolution de l’institution vers une ouverture digne d’un musée national. En tout cas, plus de dix ans après la mise en place d’un commentaire bilingue des collections, les visiteurs résidant à Québec métro-pole ou dans le reste de la pr ovince constituent toujours, en 2003, les deux tiers du public (r espectivement 28 % et 37 %) alors que ceux originaires des autres provinces du Canada n’en r epré-sentent que 7 % (même s’ils ont gagné 3 % depuis 1993). Et si une évolution se fait dans le sens d’une montée en puis-sance du public touristique au détriment du public local, au mieux, ce souci des an-glophones a permis de faire venir davan-tage de touristes des États-Unis (en 1991, ils n’étaient que 4 %, aujourd’hui, ils 8 sont 14,5 %) . Considérons un autre point. Le musée présente un nombre important d’exposi-tions provenant d’autr es continents et à l’occasion desquelles les visiteurs peuvent
découvrir différentes cultures. Cepen-dant, avec l’exception des Premières Nations, il met rarement en évidence l’histoire des communautés cultur elles du Québec. Cette même absence de diversité est également patente dans la composition du corps professionnel de l’institution qui est surtout d’origine fran-çaise. Pourtant, le nombre de 650 000 visi-teurs par an n’est-il pas signe de sa réus-site ? Comparé aux 750 000 visiteurs quise rendent annuellement au Royal British Columbia Museum(RBCM)à Victoria sur l’île de Vancouver, ville qui est également siège d’un gouvernement provincial et pôle touristique régional, la fréquentation musée à Québec ne semble pas exceptionnelle. La comparaison avec leRBCMest pertinente au moins à un autre titre : celui d’une politique des col-lections. En ef fet, le musée de V ictoria se donne, pour premier objectif, le déve-loppement d’une collection qui repré-sente toutes les communautés culturelles 9 de la région . Par contre, la direction du MCQsemble vouloir dire que l’intérêt qu’on accorde aux collections est secon-daire par rapport à celui qu’on doit au public. Un tel argument, qui met singu-lièrement deux des aspects fondamen-taux des musées en opposition l’un avec l’autre (Simard, 2004 : 239-249), néglige, en outre, le rôle central de l’institution dans la préservation du patrimoine. Si le MCQcontinue à préparer des expositions basées sur des collections privées ou issues d’autres institutions publiques, il risque tout aussi bien de voir les arte-facts n’être plus la propriété du Québec, que de dépendre de la bonne volonté et des priorités d’acteurs privés ou institu-tionnels, tels ceux représentant les pro-vinces voisines (avec par exemple, le Royal Ontario Museum à Toronto) ou tels ceux représentant le gouver nement fédéral (avec par exemple, le musée canadien des Civilisations).
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CONCLUSION
Quand les musées de civilisations sont créés par la volonté politique, la con-fiance dans leurs ambitions est telle que les voix qui appellent à une réflexion sont rares. Celles qui se font entendre émanent surtout de groupes d’intérêt spécialisés qui œuvr ent plutôt à la péri-phérie des institutions et veulent préser-ver ou promouvoir des droits acquis. L’enthousiasme des dirigeants pour des projets « du siècle » fait obstacle à une écoute de ceux qui semblent s’y oppo-ser. Au lieu de reconnaître le bien-fondé d’observations mettant en question leurs plans, les directeurs de ces établisse-ments cherchent plutôt des solutions rapides aux problèmes qui se présentent à eux. Quant aux personnels en titre de ces musées qui se montrent critiques, ils sont généralement marginalisés, à l’ins-tar de ces employés qui ont pris, au début des années 1990, le parti d’aban-donner leurs fonctions à la division d’histoire duMCCquand a été conçue et inaugurée la galerie consacrée à l’his-toire du Canada. Il n’est donc pas aisé de soulever des questions embarrassantes au sujet des lieux patrimoniaux de grandes tailles qui entendent mettre en évidence l’impor-tance de l’histoire nationale et valoriser l’intégration des communautés cultu-relles dans un monde indivisible, dans l’espace comme dans le temps. Même si, faisant preuve de r ecul, ceux qui s’inté-ressent à l’histoire des musées peuvent mesurer les difficultés qu’ont r encon-trées d’anciennes réalisations, ils ne par-viennent guère à dompter l’exaltation des directeurs de nouveaux projets natio-naux. Il nous semble évident, par exemple, que les musées decivilisation(s)du Québec et du Canada constituent des lieux qui, en plus de marquer une sépa-ration entre groupes francophones et ceux du reste du Canada, divisent l’hu-manité selon une efficacité remarquable. Suivant notre argumentaire, les particu-larités du nationalisme muséal limitent aussi bien les possibilités d’inclusion
qu’ils entretiennent le peu de courage des muséologues à mettre en évidence les effets néfastes d’une telle orientation. Et si les pr ofessionnels des musées continuent de déléguer aux communau-tés culturelles les décisions concer nant la forme et le contenu des expositions, ils encouragent l’isolement de ces grou-pes et, par le fait même, abdiquent leur responsabilité de garant de l’objectivité auprès des publics. Vers quoi les mène une bonne conscience qui serait fondée sur la représentation déshistoricisée d’un passé non seulement fragmentaire mais 10 dénué de controverses ? Malgré l’implication des associations et des acteurs locaux dans la préparation des expositions et des événements cultu-rels variés, et malgré les études du public et les évaluations des pr oduits muséaux, les muséescivilisantstendent e à perpétrer l’ethnocentrisme duXXsiècle. Leur assujettissement aux partis poli-tiques au pouvoir, leurs présentations simplistes, assimilatrices ou intégratives du passé, l’abdication de leurs responsa-bilitésface aux communautés cultu-relleset aux visiteurs futurs, révoquent en doute leur désir de bien servir leurs publics.
NOTES
1. Bien que cette réflexion soit d’ordre personnel, elle s’inscrit dans un projet d’histoire des musées qui est basé sur d’autres études, y compris celles faites avec le pr ofesseur Brian Young de l’université McGill de Montréal. Voir, par exemple, mon bref historique :« Museums » inOxford Companion to Canadian Historyde 2004 et la confér ence que Brian Young et moi avons donnée à l’université de Colombie-Britannique(UBC), le 25 novem-bre2004 :Une histoire croisée : CulturalPolitics in Central Canada during the period of Quebec’s Quiet Revolution. Même si j’assume la
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responsabilité pour ce texte, il a profité des conversations avec BrianYoung et Jacqueline Eidel-man. Je les r emercie aussi pour leurs commentaires. 2. Un nombre important de spécia-listes travaille sur ces deux sujets, mais peu procèdent à une étude des musées dans leur contexte politique. Pour des études récentes des politiques culturelles des gou-vernements fédéraux et québécois, voir Saint-Pierre (2003) et Harvey (2003 : 31-81). V oir également, Tarpin (1998). 3. Ministère des Af faires culturelles. 1965.Rapport annuel. Québec. L’influence de Malraux est évidente dans les publications mêmes du gouvernement puisqu’il paraît sur deux photographies du premier rapport. Le rapport entre Malraux et ses collègues aux gouvernements québécois et fédéral est décrit dans Young et Ruddel (2004). 4. Sur la centaine d’expositions por-tant sur le Québec et le Canada entre 1990 et 1998 environ 5 % trai-tent le dernier sujet. 5. Cet exemple illustre des problèmes de représentation culturelle dans une exposition nationale car en juxtaposant une blanchisserie « chi-noise » à côté d’autr es éléments représentant la société dominante, on risque de souligner des stéréo-types et de séparer ce groupe des autres et ceci malgré les meilleures intentions des conservateurs. Et il y a un écart pas simplement entre leurs intentions de bien représen-ter des groupes, mais il y a aussi décalage dans le temps et dans le contenu entre des études des conservateurs et des expositions. Ainsi, l’exposition est ouverte quel-ques années avant la parution d’une étude des blanchisseries par le conservateur de l’Asie, Ban Sang Hoe dont le contenu dépasse celui trouvé dans la reproduction muséale
d’une blanchisserie chinoise. Voir Hoe (2003). 6. Voir à ce sujet, Bégin (1998) et Peressini (1994). 7. La fabrication d’objets comprend également ceux qui n’existent pasdans la collection du musée, comme, par exemple, un bateau de Viking ou la salle d’un collec-tionneur britannique au Canada au XIXsiècle. Voir, à propos de ce e dernier sujet, Rygiel (1991 : 53-55). 8. Ces chiffres émanent de l’enquête réalisée, tout au long de l’année 2003,à la billetterie du musée de la Civilisation auprès de tous les visiteurs qui acquittent un droit d’entrée, groupes organisés exclus. On notera par ailleurs que les tou-ristes français constituent 7,7 % du public et les autres touristesétran-gers 5,7 %. Je remercie A. Allaire, chargé d’études au service de la recherche du musée, de m’avoir fait parvenir ces données. 9. Royal British Columbia Museum. Annual report, 2003-04, p. 2 et 3. 10. Même s’il faut réfléchir davantage avant de proposer des réponses à ces questions complexes de repré-sentation, il me semble important que les scénarios d’exposition soient soumis à des évaluations de spécialistes extérieurs aux musées. Voir à ce sujet les pr opositions faites par Meera (2002 : 90-105).
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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