Henri BERGSON (1932)
Les deux sources
de la morale
et de la religion
Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole,
professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi
Courriel: mgpaquet@videotron.ca
dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
fondée dirigée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htmHenri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 2
Cette édition électronique a été réalisée par Gemma Paquet,
bénévole, professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi à
partir de :
Henri Bergson (1932)
Les deux sources de la morale et de la religion.
Une édition électronique réalisée à partir du livre Les deux sources de la
morale et de la religion. Originalement publié en 1932. Paris : Les Presses
euniversitaires de France, 1948, 58 édition, 340 pages. Collection
Bibliothèque de philosophie contemporaine..
Polices de caractères utilisée :
Pour le texte: Times, 12 points.
Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes
Microsoft Word 2001 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Édition complétée le 14 août 2003 à Chicoutimi, Québec.
Avec la précieuse coopération de M. Bertrand Gibier, bénévole, professeur de
philosophie, qui a réécrit en grec moderne toutes les citations ou expressions
grecques contenues dans l’œuvre originale : bertrand.gibier@ac-lille.fr.Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 3
Table des matières
Chapitre I: L'obligation morale
Nature et société. - L'individu dans la société. - La société dans
l'individu. - Obéissance spontanée. - Résistance à la résistance. - L'obli-
gation et la vie. - La société close. - L'appel du héros. Force propulsive de
l'émotion. - Émotion et création. Émotion et représentation. - Libération de
l'âme. Marche en avant. - Morale close et morale ouverte. Le respect de soi.
- La justice. - De l'intellectualisme en morale. - L'éducation morale. -
Dressage et mysticité
Chapitre II: La religion statique
De l'absurdité chez l'être raisonnable. - La fonction fabulatrice. -La
fabulation et la vie. - Signification de l' « élan vital ». - Rôle social de la
fabulation. - Thèmes généraux de fabulation utile. - Assurance contre la
désorganisation. - Assurance contre la dépression. - Assurance contre
l'imprévisibilité. - Du hasard. - « Mentalité primitive » chez le civilisé. -
Personnification partielle de l'événement. - De la magie en général. - Magie
et science. - Magie et religion. - Déférence à l'égard des animaux. - Toté-
misme. - Croyance aux dieux. - La fantaisie mythologique. - Fonction
fabulatrice et littérature. - De l'existence des dieux. - Fonction générale de
la religion statique
Chapitre III: La religion dynamique
Deux sens du mot religion. - Pourquoi l'on emploie un seul mot. -Le
mysticisme grec. - Le mysticisme oriental. - Les prophètes d'Israël. - Le
mysticisme chrétien. - Mysticisme et rénovation. - Valeur philosophique du
mysticisme. - De l'existence de Dieu. -Nature de Dieu. Création et amour. -
Le problème du mal. - La survie. De l'expérience et de la probabilité en
métaphysique
Chapitre IV: Remarques finales. Mécanique et mystique
Société close et société ouverte. - Persistance du naturel. -Caractères de
la société naturelle. - Société naturelle et démocratie. - La société naturelle
et la guerre. - L'âge industriel. - Évolution des tendances. - Loi de dicho-
tomie. - Loi de double frénésie. - Retour possible à la vit simple. -
Mécanique et mystique.Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 4
Du même auteur
Aux Presses universitaires de France
Œuvres, en 1 vol. in-8º couronné. (Édition du Centenaire.) (Essai sur les
données immédiates de la conscience. Matière et mémoire. Le rire.
L'évolution créatrice. L'énergie spirituelle. Les deux sources de la morale et
de la religion. La pensée et le mouvant.) 2e éd.
Essai sur les données immédiates de la conscience, 120e éd., 1 vol.in-8º,
de la « Bibliothèque de Philosophie contemporaine ».
Matière et mémoire, 72e éd., 1 vol. in-8°, de la « Bibliothèque de
Philosophie contemporaine ».
Le rire, 233e éd., 1 vol. in-16, de « la Bibliothèque de Philosophie
contemporaine ».
L'évolution créatrice, 118 éd., 1 vol. in-8°, de la« Bibliothèque de
Philosophie contemporaine».
L'énergie spirituelle, 132e éd., 1 vol. in-8°, de la «Bibliothèque de
Philosophie contemporaine ».
La pensée et le mouvant, Essais et conférences, 63e éd., 1 vol.in-8º, de
la « Bibliothèque de Philosophie contemporaine».
Durée et simultanéité, à propos de la théorie d'Einstein, 6e éd., 1 vol. in-
16, de la « Bibliothèque de Philosophie contemporaine ». (Épuisé)
Écrits et paroles. Textes rassemblés par Rose-Marie MOSSÉ-
BASTIDE, 3 Vol. in-8°, de la « Bibliothèque de Philosophie contem-
poraine ».
Mémoire et vie, 2e éd. Textes choisis, 1 vol. in-8° couronné, « Les
Grands Textes ».
Retour à la table des matièresHenri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 5
Chapitre I
L'obligation morale
Retour à la table des matières
Le souvenir du fruit défendu est ce qu'il y a de plus ancien dans la
mémoire de chacun de nous, comme dans celle de l'humanité. Nous nous en
apercevrions si ce souvenir n'était recouvert par d'autres, auxquels nous
préférons nous reporter. Que n'eût pas été notre enfance si l'on nous avait
laissés faire ! Nous aurions volé de plaisirs en plaisirs. Mais voici qu'un
obstacle surgissait, ni visible ni tangible : une interdiction. Pourquoi
obéissions-nous ? La question ne se posait guère ; nous avions pris l'habitude
d'écouter nos parents et nos maîtres. Toutefois nous sentions bien que c'était
parce qu'ils étaient nos parents, parce qu'ils étaient nos maîtres. Donc, à nos
yeux, leur autorité leur venait moins d'eux-mêmes que de leur situation par
rapport à nous. Ils occupaient une certaine place : c'est de là que partait, avec
une force de pénétration qu'il n'aurait pas eue s'il avait été lancé d'ailleurs, le
commandement. En d'autres termes, parents et maîtres semblaient agir par
délégation. Nous ne nous en rendions pas nettement compte, mais derrière nos
parents et nos Maîtres nous devinions quelque chose d'énorme ou plutôt
d'indéfini, qui pesait sur nous de toute sa masse par leur intermédiaire. Nous
dirions plus tard que c'est la société. Philosophant alors sur elle, nous la
comparerions à un organisme dont les cellules, unies par d'invisibles liens, seHenri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 6
subordonnent les unes aux autres dans une hiérarchie savante et se plient
naturellement, pour le plus grand bien du tout, à une discipline qui pourra
exiger le sacrifice de la partie. Ce ne sera d'ailleurs là qu'une comparaison, car
autre chose est un organisme soumis à des lois nécessaires, autre chose une
société constituée par des volontés libres. Mais du moment que ces volontés
sont organisées, elles imitent un organisme ; et dans cet organisme plus ou
moins artificiel l'habitude joue le même rôle que la nécessité dans les œuvres
de la nature. De ce premier point de vue, la vie sociale nous apparaît comme
un système d'habitudes plus ou moins fortement enracinées qui répondent aux
besoins de la communauté. Certaines d'entre elles sont des habitudes de
commander, la plupart sont des habitudes d'obéir, soit que nous obéissions à
une personne qui commande en vertu d'une délégation sociale, soit que de la
société elle-même, confusément perçue ou sentie, émane un ordre imperson-
nel. Chacune de ces habitudes d'obéir exerce une pression sur notre volonté.
Nous pouvons nous y soustraire, mais nous sommes alors tirés vers elle,
ramenés à elle, comme le pendule écarté de la verticale. Un certain ordre a été
dérangé, il devrait se rétablir. Bref, comme par toute habitude, nous nous
sentons obligés.
Mais c'est une obligation incomparablement plus forte. Quand une gran-
deur est tellement supérieure à une autre que celle-ci est négligeable par
rapport à elle, les mathématiciens disent qu'elle est d'un autre ordre. Ainsi
pour l'obligation sociale. Sa pression, comparée à celle des autres habitudes,
est telle que la différence de degré équivaut à une différence de nature.
Remarquons en effet que toutes les habitudes (le ce genre se prêtent un
mutuel appui. Nous avons beau ne pas spéculer sur leur essence et leur
origine, nous sentons qu'elles ont un rapport entre elles, étant réclamées de
nous par notre entourage immédiat, ou par l'entourage de cet entourage, et
ainsi de suite jusqu'à la limite extrême, qui serait la société. Chacune répond,
directement ou indirectement, à une exigence sociale ; et dès lors toutes se
tiennent, elles forment un bloc. Beaucoup seraient de petites obligations si
elles se présentaient isolément. Mais elles font partie intégrante de l'obligation
en général ; et ce tout, qui doit d'être ce qu'il est à l'apport de ses parties,
confère à chacune, en retour, l'autorité globale de l'ensemble. Le collectif
vient ainsi renforcer le singulier, et la formule « c'est le devoir» triomphe des
hésitations que nous pourrions avoir devant un &voir isolé. A vrai dire, nous
ne pensons pas explicitement à une masse d'obligations partielles, addition-
nées, qui composeraient une obligation totale. Peut-être même n'y a-t-il pas
véritablement ici une composition de parties. La force qu'une obligation tire
de toutes les autres est plutôt comparable au souffle de vie que chacune des
cellules aspire, indivisible et complet, du fond de l'organisme dont elle est un
élément. La société, immanente à chacun de ses membres, a des exigences
qui, grandes ou petites,