Bêtise et exégèse dans l’Éloge de la Folie d’Érasme. Critique de l’exégèse et méthode de lecture  - article ; n°1 ; vol.65, pg 111-128
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Bêtise et exégèse dans l’Éloge de la Folie d’Érasme. Critique de l’exégèse et méthode de lecture - article ; n°1 ; vol.65, pg 111-128

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Réforme, Humanisme, Renaissance - Année 2007 - Volume 65 - Numéro 1 - Pages 111-128
18 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2007
Nombre de lectures 326
Langue Français

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Bêtise et exégèse dans l’ Éloge de la Folie d’Érasme Critique de l’exégèse et méthode de lecture
Dans un essai intitulé De la bêtise , Robert Musil dresse la liste des termes qui qualifient l’activité mentale des hommes « bêtes » : « pauvre, imprécise, incapable d’abstraction, confuse, lente, influençable, superficiel-le, bornée, rigide, pointilleuse, instable, décousue » 1 . Il suffit de comparer cette liste avec certaines déclarations de Dame Moria dans l’ Éloge de la Folie d’Érasme pour se rendre compte que la bêtise est l’un des thèmes principaux de ce petit ouvrage publié pour la première fois à Paris en 1511 2 : bêtise de l’oratrice elle-même qui semble se méfier des définitions et du raisonnement discursif 3 , qui semble préférer l’improvisation au discours longuement préparé 4 , qui fait l’éloge de l’oubli au détriment de la mémoi-re 5 ; bêtise des compagnes allégoriques de Moria – Amour-Propre, Flatterie, Oubli, Paresse, Volupté, Démence, Mollesse, Bonne Chère et Profond Sommeil 6 – qui peuvent toutes être classées en deux groupes, selon Jacques Chomarat 7 : l’attachement inconsidéré aux plaisirs des sens
1. R. Musil, De la bêtise , traduction de l’allemand par P. Jacottet, éd. Allia, Paris, 2000, p. 41. 2. Pour la traduction française de toutes les œuvres d’Érasme citées dans cette étude, nous ren-voyons à Éloge de la Folie, Adages, Colloques, Réflexions sur l’art, l’éducation, la religion, la guerre, la philosophie, Correspondance , éd. établie par C. Blum, A. Godin, J.-C. Margolin et D. Ménager, éd. R. Laffont, collection « Bouquins », Paris, 1992 (nous utiliserons les initiales EF pour désigner l’ Éloge de la Folie dans cette édition). Cet ouvrage contient également un Dictionnaire , p. LIX-CCXLI. Le texte latin de l’ Éloge de la Folie est en ligne sur internet : http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be. 3. « Qu’on n’attende donc pas de moi que selon l’usage de ces pauvres rhéteurs vulgaires je donne une définition et encore moins une division en règle de mon sujet ( me ipsam finitione explicem porro ut dividam, multo minus ) » (EF, chap. 4, p. 12). Nous utilisons le terme « sembler », car toutes ces déclarations de Moria sont très suspectes (pour le goût des divisions, voir par exemple la très célèbre distinction faite par Dame Folie au chapitre 38, entre démence et folie douce). 4. « Le discours que vous entendrez de moi sera, lui, improvisé et sans préparation ( extempora-riam quidem illam et illaboratam (...) orationem ), et d’autant plus sincère » (EF, chap. 3, p. 12). 5. « Voici un dicton antique : Je hais le convive qui a de la mémoire ; en voici un nouveau : Je hais l’auditeur qui a de la mémoire » (EF, chap. 68, p. 99-100). 6. Philautie, Kolakie, Léthé, Misoponie, Hèdonè, Anoia, Tryphè, Kômos, Négrètos Hypnos (EF, chap. 9, p. 15-16). 7. J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Erasme , Paris, Les Belles Lettres, 1981, tome II , p. 987.
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et l’inconscience et l’aveuglement sur soi-même ; bêtise enfin de la foule innombrable des « très illustres initiés de Moria » ( Moriae celeberrimi Mystae ) 8 qui tendent tous à l’oratrice la même oreille que celle de Midas 9 , symbole antique de la bêtise humaine 10 . Comme le remarque Jean Céard dans un article intitulé « La sottise, la stupidité dans les Adages d’Éras-me », l’ Encomium Moriae est moins un éloge de la folie qu’un éloge de la stupidité, de la sottise 11 . Rappelons également que l’écrivain allemand Jean-Paul Richter s’est inspiré du livre d’Érasme pour composer, durant l’hiver 1881-1882, un Éloge de la Bêtise , dont les premières lignes sont les sui-vantes : « Moi, la bêtise, j’emprunte tantôt telle forme respectable, tantôt telle autre pour me montrer aux hommes sous mon jour le meilleur ; mais je ne plais à chaque fois qu’à ceux qui me voient sous leur propre forme car cha-cun n’apprécie que la Bêtise qui ressemble le plus à la sienne » 12 . Encore faut-il définir cette bêtise mise en scène avec beaucoup d’adres-se par Moria. La bêtise ne peut pas être identifiée à toutes les notions dont l’oratrice fait l’éloge : quels sont les termes latins qui la désignent explici-tement ? Quelle relation entretient-elle avec la folie, notion elle-même très complexe et qui regroupe à la fois la vraie démence et toutes les formes d’illusion 13 ? Peut-on établir un lien entre la bêtise et l’animalité ? La bêti-se est-elle plutôt un phénomène humain ? Suppose-t-elle alors une relation particulière entre l’âme et le corps de l’homme ? La connaissance de l’an-thropologie érasmienne permet-elle d’affiner la définition de la bêtise mise en scène dans l’ Éloge de la Folie ? La bêtise louée par Moria est-elle dénon-cée par Érasme lui-même ? Nous avons choisi de privilégier, dans cette étude, la seule relation de la bêtise et de l’exégèse. Moria dénonce en effet la bêtise de certains théo-
8. EF, chap. 68, p. 100. 9. EF, chap. 2, p. 11. 10 Voir la note 4 de la page 11 de l’ Éloge de la Folie , op. cit. M. Fumaroli évoque également « la folie universelle s’éprenant de cette seule œuvre d’Erasme où elle se trouve le plus violem-ment fustigée, mais aussi où elle a exclusivement la parole. La Stultitia s’accroîtrait volon-tiers de cette preuve nouvelle de l’insatiable sottise humaine » (« L’éloquence de la Folie », dans Dix conférences sur Érasme. Éloge de la Folie. Colloques , études réunies par C. Blum, Champion-Slatkine, Paris Genève, 1988, p. 11). 11. J. Céard, « La sottise, la stupidité dans les Adages d’Érasme », dans Sottise et ineptie de la Renaissance aux Lumières. Discours du savoir et représentations romanesques , Littérales n° 34-35, Nanterre, 2004, p. 31. J. Céard remarque également qu’il manque en français comme en latin un terme général capable d’englober toutes les significations des termes sui-vants : sottise, stupidité, ineptie, absurdité, niaiserie. Pour la difficulté à traduire « Stultitia », voir également les analyses de J. Chomarat, op. cit. , p. 972. 12. Jean-Paul, Éloge de la bêtise , Collection Romantique n° 40, éditions José Corti, trad. par G. Bianquis. 13. Voir EF, chap. 38, p. 44-45.
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logiens scolastiques 14 qui, incapables de s’élever à l’esprit du texte, ne pro-duisent que sornettes et fadaises. Cette critique de Dame Folie doit être nuancée et non prise pour la réalité même de l’exégèse médiévale ; les sco-lastiques ont souvent été caricaturés par les penseurs humanistes 15 . Il faut également se méfier de Moria ; la malicieuse oratrice suggère parfois très habilement que cette bêtise n’est pas le seul fait des scotistes, mais peut aussi menacer le lecteur de l’ Éloge.
Bêtise des exégètes mis en scène dans l’ Éloge de la Folie Si Moria fait l’éloge de certaines formes de bêtise, faut-il identifier son discours à la pensée d’Érasme ou au contraire se méfier de tels propos ? Comme le remarque Daniel Ménager, « c’est elle [Folie] qui tient le discours que nous lisons. Érasme se tait, riant sans doute de l’embarras du lecteur, qui ne sait jamais quel crédit accorder à ce prodigieux bonimenteur » 16 . Or la critique de l’exégèse scolastique, qui nous intéresse dans cette étude, se donne à lire aux chapitres 53, 54 et 64 de l’ Éloge de la Folie . Les deux pre-miers chapitres cités s’inscrivent dans la partie nettement satirique de l’ouvrage, qui s’étend des chapitres 47 à 61, et où les convictions de l’auteur humaniste se devinent souvent derrière les paroles indignées de Moria 17 . Il faut pourtant rester prudent dans cette assimilation tentante entre le dis-cours de Folie et la pensée d’Érasme, comme l’a montré Jacques Chomarat : « si l’on analyse de plus près quelques passages, on constate que l’appa-rence de rigueur s’évanouit : à l’intérieur d’un même paragraphe Stultitia aligne sur le même plan des arguments qui expriment manifestement la pensée d’Érasme, d’autres qui en prennent le contre-pied, d’autres enfin qui restent incertains » 18 . Mais une solution s’offre au critique désireux de mieux comprendre la bêtise dénoncée par Érasme : comparer avec soin le discours de Moria et certains passages du Manuel du soldat chrétien
14. « Érasme vise moins saint Thomas et sa synthèse aristotélo-chrétienne, qui faisait raisonner et “disputer” les théologiens dans le cadre de la pensée logico-ontologique d’Aristote que les scolastiques décadents de la fin du XV e ou du début du XVI e siècle, qui s’exprimaient dans un pauvre latin, et dont l’argumentation virait à la ratiocination » (J.-C. Margolin, article « Aristote » du Dictionnaire , p. LXX). 15. Pour l’exégèse médiévale, voir essentiellement Henri de Lubac, Exégèse médiévale : les quatre sens de l’écriture , Paris, Aubier, 1959-1963, 4 vol., et Gilbert Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval : XII e -XIV e siècle , Paris, Éd. du Cerf, 1999. 16. D. Ménager, Érasme 1469-1536 , Desclée de Brouwer, Paris, 2003, p. 69. Pour une étude du système énonciatif dans l’ Éloge de la Folie , voir M. Fumaroli, art. cit. , p. 11-21. 17. Pour l’analyse de la structure générale de l’ Éloge de la Folie , voir J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme , op. cit. , p. 973-982. 18. J. Chomarat, op. cit. , p. 982.
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( Enchiridion ), qui date de 1504 19 , ou certains extraits de l’ Exhortation au pieux lecteur ( Paraclesis ), de La méthode d’Érasme de Rotterdam ( Methodus ) et de la Lettre à Paul Volz 20 , trois préfaces à la première édition du Nouveau Testament de 1516, où l’humaniste ne se cache plus derrière un masque et assume pleinement la paternité de ses écrits. Les chapitres 53 et 54 de l’ Éloge de la Folie dénoncent avec beaucoup de virulence la bêtise de certains hommes d’Église, théologiens ou prédica-teurs, qui préfèrent soulever toute une série de questions stupides plutôt que de pratiquer une véritable exégèse biblique. Les termes utilisés par Moria sont sans pitié : « ces délicieuses sornettes » ( his suavissimis nae- niis ) 21 , « ces sornettes et mille autres du même genre » ( his atque id genus bis mille nugis ) 22 , « ces fadaises » ( haec tam putida ) 23 , « histoire stupide et grossière » ( stultam aliquam et indoctam fabulam ) 24 , « balivernes ridi-cules » ( nugis deridiculis ) 25 . Ces expressions péjoratives sont habilement associées par Moria à un vocabulaire ironique, soulignant la fausse subti-lité de ces arguties : « innombrables finasseries encore plus subtiles » ( innumerabiles leptoleschiai [en grec], his quoque multo subtiliores ) 26 , « subtilité de jugement » ( in iudicando subtilitas ) 27 , « science peu commu-ne » ( doctrinam suam non vulgarem ) 28 , « étonnante subtilité » ( mira subti-litate ) 29 . Moria-Érasme amuse son lecteur par une surenchère de superla-tifs : « Ces subtilités déjà si subtiles sont rendues encore plus subtiles par les nombreuses écoles scolastiques » ( Iam has subtilissimas subtilitates subtiliores etiam reddunt tot scholasticorum viae ) 30 . Il est vrai que cette forme de bêtise prête très souvent à rire. Ainsi, les théologiens scotistes se demandent si Dieu aurait pu s’incarner « dans un diable, et dans un âne, et dans une citrouille, et dans un caillou. Dans ces conditions comment la citrouille ( cucurbita ) aurait-elle prêché, fait des miracles, été attachée à la croix ? » 31 . Moria se demande également :
19. Voir Érasme, op. cit. , p. 559-591 ; pour l’ensemble du texte, voir Érasme, Enchiridion militis christiani , int. et trad. par A. J. Festugière, Paris, Vrin, 1971. 20. Voir respectivement : Érasme, op. cit. , p. 593-606 ; p. 606-620 ; p. 620-641. 21. EF, chap. 53, p. 69. 22. EF, chap. 53, p. 70. 23. EF, chap. 54, p. 74. 24. EF, chap. 54, p. 75. 25. EF, chap. 5, p. 76. 26. EF, chap. 53, p. 65. 27. EF, chap. 53, p. 69. 28. EF, chap. 54, p. 73. 29. EF, chap. 54, p. 74. 30. EF, chap. 53, p. 66. 31. EF, chap. 53, p. 65.
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Qui avait pensé en effet qu’on n’est pas chrétien si l’on dit que les deux pro-positions : « Pot de chambre ( matula ), tu pues » et « Le pot de chambre pue », ou bien « Bouillir à la marmite ( ollae ) » et « Faire bouillir la marmite » sont également convenables si ces savants ne l’avaient enseigné ? 32 À la fin du chapitre 54, Moria s’en prend à un prédicateur, dont elle fait semblant d’apprécier particulièrement la « bêtise » : J’en ai entendu un autre, octogénaire, si théologien que vous l’auriez pris pour Scot ressuscité. Voulant expliquer le mystère du nom de Jésus ( myste-rium nominis Iesu ), il démontra avec une étonnante subtilité que tout ce qui peut être dit sur le sujet est caché ( latere ) dans les lettres mêmes de son nom. En effet, la désinence d’un mot n’a que trois cas, symbole évident de la divi- ne Trinité ( manifestum simulacrum divini ternionis ). Ensuite le premier, Iesus, a une flexion en s, le second, Iesum, en m, le troisième Iesu, en u : il y a là dedans un mystère ineffable : ces trois petites lettres indiquent, en effet, qu’il est le sommet, le milieu et l’ultime. Restait un mystère encore plus pro-fond que ceux-là, et qui tenait au raisonnement mathématique ; il divisa le nom de Jésus en deux parties égales de telle façon, évidemment, qu’il restait une penthémimère au milieu. Il montra ensuite que, chez les Hébreux, cette lettre est _, qu’ils appellent « syn » ; et en plus que « syn » dans la langue des scots, je crois, signifie « péché » ; par là il était donc manifestement démon-tré que Jésus est celui qui devait effacer les péchés du monde. 33 La bêtise, dans ce passage, n’est pas l’ignorance, bien au contraire. Elle naît d’une perversion de la pensée symbolique. Dans un essai intitulé La bêtise comme problème philosophique , Michel Adam différencie deux formes de bêtise 34 . La première, la plus commune, manque cruellement d’imagination : « pour le sot, les mythes, les symboles ne “donnent pas à penser”. La lune est ce qu’elle est au-dessus du clocher. Les oiseaux sont peu aériens, et il n’y a pas d’Ys au fond de la mer. L’image, pour le sot, est tout au plus illustration. Elle ne sera jamais évocation » 35 . La seconde forme de bêtise croit au contraire avoir de l’imagination ; elle se lance dans une interprétation qui se veut symbolique mais qui s’avère incapable de faire passer du corps à l’esprit même du symbole : « Le sot le plus dange-
32. EF, chap. 53, p. 69. 33. EF, chap. 54, p. 74. Cette exégèse peut rappeler celle de la Cabale juive. Pour cette question, voir A. Godin, « L’antijudaisme d’Érasme : équivoques d’un modèle théologique », BHR , 1985, tome 47, 3, p. 537-553. Cet auteur remarque : « Entre la froide théologie scolastique d’une part, laquelle ne transforme pas les cœurs, et les fumées de la Cabale juive, de l’autre, il y a une différence de degré mais non de nature » ( art. cit. , p. 542). Voir également du même auteur, l’article « Judaïsme », dans le Dictionnaire , op. cit. , p. CXLVII-CXLVIII. 34. M. Adam, « La bêtise comme problème philosophique », Bulletin de la Société de Philosophie de Bordeaux , n° 97, 1972. 35. M. Adam, art. cit., p. 9.
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reux est celui qui se suppose de l’imagination et qui est évidemment inca-pable de la diriger. C’est dans ce domaine que l’imagination est la folle du logis » 36 . Ces analyses de Michel Adam s’appliquent particulièrement au dernier passage cité de l’ Éloge de la Folie . Le prédicateur dénoncé par Moria n’ignore pas les lois de l’exégèse ; il les pervertit et ne permet pas le passage de la lettre à l’esprit 37 . Pour être plus exact, il n’offre pas à ses auditeurs une réflexion sur les valeurs chrétiennes ; il réifie le nom de Jésus et retombe dans une matérialité bien désolante. À cette utilisation abusive du nom du Christ, Érasme oppose le vrai travail du chrétien au début du canon 4 du Manuel du soldat chrétien : Place devant toi le Christ comme l’unique but de toute ta vie [...]. Par « Christ » pourtant, n’entends pas un vain mot, mais rien d’autre que la cha-rité, la simplicité, la patience, la pureté, bref, tout ce qu’il a enseigné. 38 Les théologiens qui s’inspirent de Scot commettent une terrible erreur : ils tentent de percer les mystères divins qu’il vaut mieux adorer de loin que profaner 39 . Leur bêtise est de laisser de côté un travail d’exégèse qui privi-légierait la connaissance de la « philosophie du Christ » 40 , utile à l’ensemble des hommes, et non la connaissance « hubristique » et vaine de l’essence de Dieu 41 . Certains théologiens « formés aux meilleures lettres [refusent au contraire de] souiller ( conspurcare ) la majesté de la théologie avec des mots et des pensées aussi froides et même aussi sordides » 42 . La bêtise des hommes d’Église, dénoncée par Moria-Érasme, semble vouloir s’élever du corps vers l’esprit du texte, mais ne fait que remplacer les mots par des délires interprétatifs qui restent bien matériels. Cette substitution du matériel au spirituel est une clé de lecture qui permet de
36. M. Adam, art. cit., p. 10. 37. De la même façon, ces prédicateurs connaissent les lois de la rhétorique, mais les utilisent à mauvais escient : « Allons ! vraiment, quel comédien, quel bateleur donnerait un meilleur spectacle que ceux-ci faisant de la rhétorique dans leurs sermons, avec un parfait ridicule ( ridicule ), mais en imitant de façon agréable ce que les rhéteurs ont enseigné sur l’art de par-ler ? » (EF, chap. 54, p. 73). 38. Le manuel du soldat chrétien , dans Érasme, op. cit. , p. 561 ; texte également cité par A. Godin à l’article « Christ » du Dictionnaire , p. XCI.  39. Pour ce thème très classique de la spiritualité, voir les analyses de D. Ménager, op. cit. , p. 83 et suiv. ; J. Chomarat, op. cit. , p. 31-51 ; A. Godin, « Érasme : “ pia / impia curiositas ” », dans La curiosité à la Renaissance , actes réunis par J. Céard, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1986, p. 25-36. 40. Voir André Godin, article « Philosophia Christi » du Dictionnaire , p. CXCIII-CXCIV. 41. « Mais, moins révérencieux que Paul, la plupart des hommes dans leur curiosité s’épuisent à atteindre l’inaccessible, par exemple dans les discussions sans fin sur l’essence de Dieu. Du coup, ils explorent en vain un domaine qui les détourne d’une vie pieuse. Le seul mystère qui vaille la peine d’être scruté c’est celui du dessein de salut de Dieu, enseigné par le Verbe incarné » (A. Godin, « Érasme : “ pia / impia curiositas ” », art. cit., p. 28-29). 42. EF, chap. 53, p. 68-69.
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mieux comprendre les chapitres 53 et 54 de l’ Éloge. Les comparaisons uti-lisées par Moria pour stigmatiser ses ennemis – ou plutôt ses initiés – sug-gèrent presque toutes cette retombée dans la matière. Au début du cha-pitre 53, Dame Folie se montre prudente : « Quant aux théologiens, il vau-drait peut-être mieux les passer sous silence, ne pas remuer cette Camarine 43 ». Les tenants de la scolastique médiévale sont assimilés à un marais dont les vapeurs méphitiques sont mortifères. Cette comparaison s’éclaire à la lecture d’un passage de La lettre à Paul Volz : Que si quelque Isaac ou si quelque membre de sa famille creuse et trouve un filet d’eau pure, aussitôt ils [les nouveaux Philistins] s’opposent et protes-tent, car ils comprennent que ce filet gênera leurs gains, gênera leur ambi-tion, même si elle le fait pour la gloire du Christ. Bientôt ils jettent dedans de la terre et, par une interprétation perverse, bouchent le filet d’eau, chas-sent celui qui le creuse, ou du moins souillent à ce point l’eau de boue et d’or-44 dures que, si l’on en boit, on avale plus de fange et de saleté que de liquide. Les théologiens, à l’instar des nouveaux Philistins, ne retrouvent pas la pureté du texte biblique ; ils jettent la confusion autour d’eux – représen-tée très matériellement par l’image des gravats – et empêchent la véritable compréhension des écrits bibliques. Dans La méthode d’Érasme de Rotterdam , l’humaniste évoque l’image de la vérité éternelle qui reluit « plus clairement en nous, comme sur un fleuve tranquille ou sur un miroir très net » 45 . Cette eau claire s’oppose aux vapeurs négatives de l’étang de Camarine. Au chapitre 53 de l’ Éloge de la Folie , Moria remarque encore : « Et vous imaginez leur bonheur quand ils façonnent et refaçonnent à leur guise les Saintes Écritures, comme si c’était de la cire molle » ( quasi cerae sint ) 46 . Au début du chapitre 64, Dame Folie s’exclame : « c’est le droit public des théologiens d’étirer le ciel, c’est-à-dire la Divine Écriture, comme une peau » ( pellem extendere ) 47 . Comme le suggèrent ces deux comparai-sons matérielles, l’exégèse scolastique substitue à la matérialité des mots une autre matière, malléable, verbeuse et inutile. Ces deux images annu-lent les prétentions des théologiens à accéder à un sens transcendant. La pesanteur est encore suggérée par l’image du « labyrinthe » ( e labyrinthis ) 48 qui empêche toute compréhension du texte 49 .
43. EF, chap. 53, p. 64. 44. Lettre à Paul Volz , p. 627-628. 45. La méthode d’Érasme de Rotterdam , p. 607. 46. EF, chap. 53, p. 69. 47. EF, chap. 64, p. 89. 48. EF, chap. 53, p. 66. 49. Pour une autre dénonciation de la pesanteur scolastique, voir l’ Exhortation au pieux lecteur : « À mon avis, personne ne peut se considérer comme chrétien parce qu’il discute, dans un
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Cette incapacité à s’élever à l’abstraction menace la santé mentale des exégètes eux-mêmes. Au chapitre 53 de l’ Éloge , Moria feint de se désoler devant le spectacle pitoyable que lui offrent des têtes « farcies » de stupi-dités :
Ces sornettes et mille autres du même genre leur bourrent et farcissent si bien la tête ( horum capita adeo distenta differtaque sunt ), que le cerveau de Jupiter n’était pas aussi gros, j’imagine, quand il accouchait de Pallas, et implorait la hache de Vulcain. Aussi ne soyez pas surpris si vous voyez leurs têtes si soigneusement serrées de tant de bandeaux dans les discussions publiques, car autrement elles éclateraient ( dessilirent ). 50 Cette description plaisante oppose la gestation de Jupiter qui accouche de la déesse de la Sagesse, à l’inquiétant gonflement de la Bêtise qui reste sté-rile et n’accouche jamais d’aucune vérité 51 . Mais la bêtise ne menace pas simplement le théologien-orateur : elle pétrifie également les auditeurs et les enferme dans la matérialité. Après avoir décrit la stupide virtuosité du vieillard qui tentait de retrouver le mystère de la sainte Trinité à partir du seul nom de Jésus, Moria décrit les effets d’un tel discours sur la foule qui l’écoutait : « Un exorde si nouveau laissa bouche bée tous les auditeurs ( inhiantes admirati ), surtout les théologiens, qui faillirent subir le sort de Niobé jadis » 52 . La malheureuse Niobé fut transformée en pierre « à la vue de ses sept fils percés de flèches par Apollon et de ses sept filles tuées de la même façon par Diane. Elle avait commis la faute d’être trop orgueilleuse de sa progéniture » 53 . Cette comparaison travaille encore une fois le sens du texte de manière souterraine : les malheureux théologiens qui constituent l’essentiel de l’assistance, bêtement enorgueillis par les fausses révélations du vieillard, ne connaissent aucune transformation spirituelle et restent à jamais pétrifiés dans le monde des arguties stupides 54 . À cette rhétorique de la bêtise s’oppose la vraie éloquence chrétienne tant désirée par Érasme et décrite dans l’ Exhortation au pieux lecteur en ces termes :
embrouillamini de termes épineux et pesants, des “instants”, des “relations”, des “quiddités”, des “formalités”, mais s’il garde et exprime ce que le Christ a enseigné et réalisé » (p. 602). 50. EF, chap. 53, p. 70. 51. Le matérialisme étouffe également les moines : voir EF, chap. 54, p. 72. 52. EF, chap. 54, p. 74. 53. Note 6, de EF, chap. 54, p. 74. 54. Pour la relation entre la stupidité et la pierre, voir les analyses de J. Céard, art. cit., p. 22. Pour la « bêtise » de certains pèlerinages qui induit une même pétrification, voir les remarques d’A. Godin : « Au lieu d’être ontologique, la transformation s’inscrit dans le registre de l’apparence, dans le domaine anarchique d’une chosification cumulative » (« Érasme et le sacré : “ Peregrinatio religionis ergo ” », dans Dix conférences sur Érasme , op. cit. , p. 126).
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Cette force n’est pas seulement capable de charmer les oreilles d’un plaisir destiné à mourir aussitôt ; elle laisse aussi dans le cœur des auditeurs des aiguillons tenaces, elle les ravit, elle les transforme, elle renvoie l’auditeur tout différent de ce qu’il était au départ. 55 Aux flèches de la bêtise qui immobilisent ses destinataires, s’opposent les aiguillons de l’intelligence qui transforment l’auditoire. La bêtise des théologiens et de leurs auditeurs est profondément liée au matérialisme dans lequel l’Église scolastique étouffe. La connaissance de l’anthropologie érasmienne nous permet d’affiner cette analyse. Dans le Manuel du soldat chrétien , Érasme développe une conception tripartite de l’être humain 56 , résumée ainsi par André Godin : « Trois parties composent cette véritable architecture qu’est l’homme. Dans la partie la plus basse de notre être, c’est-à-dire le corps ou la chair, le diable a inscrit la loi du péché. La chair est uniquement tournée vers les plaisirs honteux qui sont le lieu d’une cuisante défaite qui nous unit au démon. C’est en l’esprit, partie la plus haute de l’homme, que se réalise la ressemblance selon l’image divine, en l’esprit qu’a été gravée la loi éternelle du bien. [...]. Placée entre ces deux parties, l’âme est au carrefour de leurs appels contradictoires. Tiraillée (Érasme parle de “guerre civile”) entre la chair et l’esprit, elle est mise devant un choix qui la constitue dans sa liberté » 57 . Cette anthropologie peut tout à fait s’appliquer aux exégètes dénoncés dans l’ Éloge de la Folie . Au chapitre 54, les théologiens qui relient l’image ( simulacrum ) de la sain-te Trinité à la grammaire ne sont pas motivés par le pur amour du Christ et de leurs prochains : Ce suprême théologien avait sué huit mois entiers sur ce discours, si bien qu’aujourd’hui encore il est plus aveugle que les taupes, car toute l’acuité de sa vue a sans doute été détournée au profit de la finesse de son esprit. Mais notre homme ne regrette pas d’être aveugle et pense même qu’il a payé cher pour une telle gloire ! » ( ac parvo quoque putat emptam eam gloriam ). 58 À l’articulation du corps et de l’esprit, l’âme de l’exégète est fascinée par une hypothétique gloire. Souillé par une passion qui l’enracine dans la matière, le théologien est incapable de s’élever à l’esprit et ne produit donc qu’un univers de finasseries verbales 59 . La bêtise naîtrait de cette incapa-
55. Exhortation au pieux lecteur , p. 594. 56. Voir « Des trois parties de l’homme, l’esprit, l’âme et la chair » dans Enchiridion militis chris-tiani , éd. de A. J. Festugière, op. cit. , p. 123-126. 57. A. Godin, introduction à « Un chrétien libre dans le monde », dans Érasme, op. cit. , p. 554. 58. EF, chap. 54, p. 74. 59. L’attitude du vrai chrétien doit être le contraire de celle des théologiens dénoncés dans l’ Éloge. Voir ainsi dans l’ Exhortation au pieux lecteur : « Pas besoin pour y accéder de se barder de savoirs compliqués. C’est un viatique simple, à la disposition de n’importe qui ; il
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CHRISTINE PIGNÉ
cité à purifier l’âme 60 . Au chapitre 64, Moria-Érasme dénonce les interpré-tations abusives d’un passage de Luc où le Christ recommande à celui qui n’a pas de glaive de vendre « sa tunique pour en acheter un » 61 . Certains théologiens voient dans ce conseil une « défense contre la persécution » 62 et donc une apologie de la violence. Moria s’insurge contre une telle déforma-tion de l’esprit du christianisme et rappelle que le « glaive » doit être com-pris métaphoriquement : …ce glaive [n’est pas celui] avec lequel attaquent les brigands et les parri-cides, mais le glaive de l’esprit ( gladium spiritus ) qui pénètre dans les plus intimes replis de l’âme ( in intimos quoque pectoris sinus penetrantem ) et retranche ( amputat ) d’un seul coup toutes les passions ( affectus ) pour qu’il n’y ait plus rien d’autre dans le cœur que la piété. 63 Cette exégèse théorique est en quelque sorte illustrée par une ultime scène à laquelle Dame Moria a assisté en personne : Quelqu’un demanda quel texte des Saintes Ecritures ordonnait de vaincre par le bûcher les hérétiques plutôt que de les convaincre par la discussion ; un vieillard sévère ( senex quidam severus ) et, à en juger par son front sour-cilleux ( supercilio teste ), théologien, répondit de fort mauvaise humeur ( magno stomacho ) que cette loi venait de l’apôtre Paul, qui a dit : « Évite ( devita ) l’hérétique après une ou deux réprimandes ». Et comme il répétait ces paroles d’une voix tonitruante et que la plupart se demandaient avec étonnement ce qui lui arrivait, il finit par expliquer : « Tuez ( de vita ) l’héré-tique, et vite ! ». Certains se mirent à rire, mais il n’en manqua pas pour trou-ver ce commentaire parfaitement théologique. 64 Le désir de gloire n’est pas le seul sentiment capable de souiller l’âme de l’exégète : celle du terrible vieillard est pervertie par une haine inextin-guible. L’atmosphère du chapitre 64 n’est plus tout à fait la même que celle de chapitre 54 : le lecteur est invité, non plus à rire d’une telle bêtise, mais à en mesurer les effets néfastes et à en avoir peur. L’exégèse, faussée par une mauvaise articulation de l’esprit et du corps de l’exégète lui-même, jus-tifie les massacres de l’inquisition.
suffit d’apporter une âme pieuse et résolue, mais surtout dotée d’une foi simple et pure » (p. 596-597). Voir également La méthode d’Érasme de Rotterdam , p. 607. 60. Cette purification n’est pas synonyme d’une absence complète de passions, d’une ataraxie stoïcienne, mais d’une spiritualisation des affections naturelles : « Non seulement Érasme entend justifier les affections naturelles qui peuvent être spiritualisées et aiguillonnées vers le bien, mais surtout il met le doigt sur l’incompatibilité entre stoïcisme et christianisme » (J. Chomarat, op. cit. , p. 989). 61. EF, chap. 64, p. 89-90 ; voir Luc, XXII, 35-36. 62. EF, chap. 64, p. 90. 63. EF, chap. 64, p. 90. 64. EF, chap. 64, p. 91.
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Le chapitre 64 insiste sur la nécessité, pour le lecteur de la Bible, de tenir compte du contexte même de l’extrait qu’il doit commenter. À l’inver-se, les théologiens stupides fragmentent une partie du texte, se l’appro-prient et la souillent de leurs propres passions : C’est, je pense, à cet exemple que partout aujourd’hui les fils des théologiens détachent ( revulsa ), ici ou là, quatre ou cinq petits mots et, si besoin est, les accommodent à leur dessein ( etiam depravata ad suam accommodant utili-tatem ), même si ce qui précède ou ce qui suit n’a aucun rapport avec le sujet ou même va à l’encontre. 65 Cette attitude déviante ne pourrait-elle pas être celle du lecteur même de l’ Éloge de la Folie ? À vouloir détacher certains chapitres, l’exégète de cet ouvrage pourrait commettre de terribles contresens sur la pensée éras-mienne. Moria ne fustige pas seulement la bêtise de certains de ses initiés qu’elle invite à venir parader sur ses tréteaux 66 ; elle convie le lecteur de l’ Éloge à comprendre les dangers d’une lecture stupide à force d’être par-cellaire.
Bêtise et intelligence du lecteur de l’ Éloge de la Folie Au début de son étude sur l’ Éloge de la Folie , Jacques Chomarat remarque que certains critiques se plaisent à faire des interprétations très étranges du chef d’œuvre érasmien 67 . L’auteur de Grammaire et Rhétorique chez Érasme met en garde contre une telle lecture : « Éclairé par sa fami-liarité avec le reste de l’œuvre d’Érasme, le commentateur peut éviter les pièges auxquels se laissent prendre les exégètes qui prétendent fallacieu-sement à partir de quelques chapitres isolés conclure du fait au droit » 68 . Et certes, les pièges sont nombreux, tendus par une Dame Folie qui s’amu-se beaucoup de l’embarras de son auditoire. Moria empêche ainsi constam-ment son lecteur de se faire une idée définitive d’une même notion. Le cha-pitre 42, par exemple, est une reprise de la réflexion sur la Philautie, enga-gée au chapitre 22. Le premier chapitre cité traite de façon satirique d’un amour de soi poussé à l’extrême et qui en devient ridicule ou scandaleux : J’ai beau me presser, je ne puis passer sous silence ces gens qui ne diffèrent en rien du dernier des manœuvres, mais que c’est merveille de voir s’enor-gueillir d’un vain titre de noblesse. [...] Et pourtant grâce à notre si douce Philautie ( suavi Philautia ) ils mènent une vie parfaitement heureuse. Et il
65. EF, chap. 64, p. 89. 66. Pour l’image du théâtre dans l’ Éloge de la Folie , voir J. Chomarat, op. cit. , p. 995. 67. J. Chomarat, op. cit. , p. 970. 68. J. Chomarat, op. cit. , p. 987.
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