PRATIQUES N° 68, Décembre 1990
LA PHILOSOPHIE À L’ÉPREUVE
DE LA DISSERTATION
Nicole GRATALOUP
I.
1. LA DISSERTATION PHILOSOPHIQUE : ÉTAT DES LIEUX
1.1. « Dans les conditions actuelles, la plupart des copies de baccalau-
réat ne répondent pas aux exigences minimales d’une dissertation de philoso-
phie, et l’épreuve n’offre pas un instrument fiable d’évaluation des compétences
effectivement acquises par les élèves. Pour de multiples raisons — la diversité
illimitée des sujets, leur extrême généralité et leurs liens trop indirects avec ce
qui a été étudié pendant l’année, l’appel à des capacités rhétoriques inaccessi-
bles à la majorité des élèves actuels et particulièrement ceux de l’enseignement
technique —, elle apparaît aux candidats comme mystérieuse et aléatoire ; son
caractère non-maîtrisable suscite l’angoisse, le bachotage ou l’abandon, et met
peu à peu en cause l’enseignement philosophique lui-même. »
Tel est le constat sévère que l’on peut lire dans le rapport de la Commis-
sion de Philosophie et d’Epistémologie dirigée par J. Derrida et J. Bouve-
resse (1), et bien des symptômes pourraient témoigner qu’il n’est pas exagéré :
le fait que, lors des commissions d’harmonisation, les correcteurs contestent
très souvent la formulation des sujets, qu’ils jugent ambiguë, trop subtile ou
complexe, mal rédigée, source de malentendus ou de contresens, ou encore non
conforme ou dans un rapport indirect et biaisé avec le programme de la série (2) ;
le fait aussi que les moyennes du Bac., toutes sections confondues, dépassent
rarement 8, peuvent descendre aux alentours de 5, n’atteignent qu’exception-
(1) Rapport de la mission de réflexion sur l’enseignement de la philosophie (Commission philosophie et épisté-
mologie), Juillet 1989 (p. 3).
(2) Voir, par exemple, le « Rapport sur le Baccalauréat 1988 », in L’Enseignement Philosophique (revue de
l’Association des professeurs de philosophie), juillet-août 1989 (p. 55).
89nellement 9 (3). Il est clair que ces chiffres traduisent un énorme décalage entre
les performances réalisées par les candidats et les attentes (légitimes ou non,
c’est un autre débat) des correcteurs, et obligent à s’interroger sur l’adéquation
entre les modalités d’apprentissage de la dissertation et l’évaluation qui en est
faite au Bac.
Il est clair aussi que « l’image » de la dissertation philosophique qu’ont la
plupart des élèves est bien celle d’un exercice difficile, et surtout aléatoire,
l’image d’une « loterie philosophique » , pour reprendre le titre d’un article du
Monde de l’Education d’avril 1989. Objecter, comme l’ont fait certains, que cet
article était démagogique, ne règle pas le problème de la prégnance de cette
image chez les élèves (dont témoigne le succès des innombrables Mémo-Bac,
SOS-Bac, etc.), et de la part de vérité qu’elle contient.
1.2. Comment interpréter l’ensemble de ces constats ? Faut-il incriminer
les élèves ? Faut-il, comme on l’a mille fois entendu, incriminer leur mauvaise
maîtrise de la langue (« mais que font donc les professeurs de Français ? » !),
leur inculture, leur forte perméabilité au discours médiatique, leur manque de
motivation, l’absence de formation à la réflexivité dans les autres disciplines ?
Ou bien le faible horaire et le faible coefficient dans les sections scientifiques et
techniques, les conditions de travail difficiles des enseignants de philoso-
phie ? (4). Faut-il au contraire incriminer l’exercice lui-même ? La dissertation
serait-elle une survivance du passé, un exercice désormais inadapté (parce que
faisant appel « à des capacités rhétoriques inaccessibles à la majorité des
élèves actuels ») ?
Ainsi posées, ces questions ne sont pas pertinentes : se demander, pour
résumer, si, « les choses étant ce quelles sont » (c’est-à-dire les élèves étant
ce qu’ils sont), il faut « sauver » la dissertation ou s’en débarrasser, n’est pas
une bonne question, parce qu’elle fige (« fétichise » pourrait-on dire) les deux
éléments du problème : elle fige les élèves dans une situation globale de
handicap socio-culturel quasi-généralisé, et méconnaît de ce fait leurs capacités
effectives et potentielles de questionnement et de réflexion philosophique ; elle
fétichise la dissertation comme étant la seule forme possible d’écriture philoso-
phique, elle en fait une forme vide, une pure rhétorique, oblitérant ainsi la
dynamique propre au questionnement philosophique. Ce faisant, elle passe aux
profits et pertes le problème de l’apprentissage ; il est significatif, à cet égard,
que l’idée même d’une didactique de la philosophie soit, pour beaucoup d’ensei-
gnants de cette discipline, une idée proprement inconcevable.
A l’inverse, je voudrais montrer que l’important, pour que l’enseignement
de la philosophie assume une fonction proprement formatrice, est de penser les
conditions pédagogiques et didactiques de l’apprentissage par tous les élèves
d’un usage théorique et philosophique de la langue et de l’écriture, de l’acqui-
sition des compétences linguistiques, discursives et cognitives qui permettent
(3) Voir, par exemple, les chiffres cités par Michel JAMET : « Echec et réussite au Baccalauréat en philosophie »,
in L’enseignement philosophique, novembre-décembre 1989 (p. 60, note 2) : les notes relevées en 1986 dans
l’Académie d’Amiens vont de 5,6 en série E à 8,4 en série A3 pour le B.S.D. et de 5,14 en série F3 à 7,5 en
série G1 pour le BTn.
(4) Cf. MUGLIONI (Jacques), « Quelle école pour l’enseignement philosophique », in Philosophie, Ecole, même
combat, Paris, P.U.F., 1984 : L’enseignement philosophique « suppose une maîtrise suffisante de la langue
pour donner à l’expression conceptuelle et discursive la rigueur sans laquelle il serait dérisoire de prétendre
philosopher. A cet égard, les professeurs de philosophie constatent depuis plusieurs années déjà chez leurs
élèves des carences qu’il leur est de plus en plus difficile de compenser par l’adaptation de leur propre
enseignement [...]. On voit mal comment s’y prendre avec des élèves qui non seulement ignorent le sens des
mots les plus simples, mais encore ne savent pas délimiter la proposition dans la phrase... » (pp. 18 et 20).
90« l’exercice d’une pensée libre », usage et compétences dont une dissertation
réussie peut manifester la présence, mais dont une dissertation ratée ne
manifeste pas nécessairement l’absence.
2. LA PARTIE ÉMERGÉE DE L’ICEBERG : SUJETS,
INSTRUCTIONS OFFICIELLES, CRITÈRES D’ÉVALUATION
2.1. Les sujets de dissertation philosophique (je ne parlerai pas ici du
troisième sujet ou sujet-texte), se présentent généralement sous la forme d’une
question, souvent très courte ; la forme « citation » assortie d’un « qu’en
pensez-vous ? », dont on trouvait encore quelques exemplaires il y a une dizaine
d’années, a quasiment disparu. On peut tenter une classification de ces
questions de la manière suivante :
— une recherche de définition, ou l’appréciation d’une définition propo-
sée : « Qu’est-ce que prendre conscience ? » (B 1986) ; « Etre libre, est-ce faire
ce qui nous plaît ? » (FGH 1988) ; « Avoir le droit pour soi, est-ce être juste ? »
(B 1987).
— une confrontation de deux concepts formant paradoxe, contradiction :
« Un acte de justice ne risque-t-il pas d’être un acte de vengeance ? » (CDE
1986) ; « La passion est-elle une aliénation ? » (CD 1982) ; « L’imagination
est-elle l’ennemie de la vérité ? » (F12 1987).
— l’élucidation des conditions de possibilité d’un phénomène ou d’une
thèse : « Le désir suppose-t-il la connaissance préalable de son objet ? » (A
1982) ; « Peut-on parler de vérité dans le domaine politique ? » (B 1982) ;
«