Le concept d'opinion publique au XVIIIe siècle - article ; n°1 ; vol.1, pg 349-365

Mona Ozouf

Description

Sociologie de la communication - Année 1997 - Volume 1 - Numéro 1 - Pages 349-365
17 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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• Publié par: SOCIOLOGIE_DE_LA_COMMUNICATION
• Publié le: 01 janvier 1997
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Extrait

Mona Ozouf
Editions Gallimard
Le concept d'opinion publique au XVIIIe siècle
In: Sociologie de la communication, 1997, volume 1 n°1. pp. 349-365.
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Ozouf Mona, Editions Gallimard. Le concept d'opinion publique au XVIIIe siècle. In: Sociologie de la communication, 1997,
volume 1 n°1. pp. 349-365.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_004357302_1997_mon_1_1_3847CONCEPT D'OPINION LE
PUBLIQUE AU XVIIIe SIÈCLE
Mona OZOUF
© Éditions Gallimard. Publié in « L'homme régénéré »,
essais sur la Révolution Française, 1989.
349 - vations révolutionnaires. On trouverait
dans un texte beaucoup plus connu de
Sébastien Mercier (2) un sentiment iden
tique de vie fiévreuse et éphémère.
Car il s'agit de la disparition d'une idée
neuve. Un coup d'œil sur les dictionnaires
montre que l'« opinion publique » ne
trouve sa définition que dans l'édition de
1798 du Dictionnaire de l'Académie. Jus
qu'à cette date, les dictionnaires traitent de
l'opinion comme connaissance douteuse,
probable, dans la dépendance de l'opposi
tion platonicienne entre science et opinion.
Si l'opinion est alors une collection de
maximes confuses et disparates, c'est que
tous - Trévoux, Furetière, l'Encyclopédie -
la lient au sentiment particulier, absolu
ment antinomique du « public ». Public,
dans les dictionnaires, ne s'oppose pas
"ous parler d'esprit public encore à privé (il faut attendre pour cela
c'est s'obstiner à donner une l'édition de 1835 du Dictionnaire de
« .*. i dénomination commune aux l'Académie) mais à particulier. Et voilà
opinions les plus hétérogènes. Ceux qui le pourquoi public, qui peut qualifier un lieu,
composent de l'esprit de leur coterie fe un dépôt, un chemin, une femme, ne sau
ignent d'ignorer qu'ils sont entourés rait qualifier les opinions, à jamais enli
d'autres coteries qui se repaissent de ch sées, semble-t-il, dans la particularité.
imères bien différentes et que, dans le Quelques notations des dictionnaires lais
même cercle, on change de système, de sent pourtant parfois apercevoir ce qui pré
parti, de principes tous les mois, toutes les pare la rencontre du substantif et de l'adject
décades et souvent du soir au matin. Déjà if. D'une part, dans l'évocation du flot
le dictionnaire de la Révolution contient douteux des opinions, gît, même péjorative
quelques mots qui sont tombés en désuét ment connoté, le sentiment qu'elles consti
ude... » Ce texte révolutionnaire anonyme, tuent un torrent inexorable, pourvu d'une
emprunté à YAbréviateur universel du force irrésistible. A cette idée de la puis
18 germinal an III, tente de mesurer le suc sance de l'opinion fait écho d'autre part
cès de la frénésie statistique qu'a montré la l'idée de la puissance du public : « Quelque
Révolution française et des enquêtes d'opi décrié que soit le public, il n'y a pas de juge
nion qu'elle a inaugurées : car, innovatrice plus incorruptible et tôt ou tard il rend jus
aussi en ceci, elle s'est constamment préo tice (3). » La certitude que l'opinion se fraie
ccupée d'apprécier l'état de l'opinion toujours un chemin (développement
publique, ou de l'esprit public (1), mobili convenu de la maxime qui fait de l'opinion
sant à cet effet ses administrateurs. Désillu la reine du monde) et que le jugement du
public triomphe tôt ou tard joint souterrai- sionné, l'auteur de l'article conclut à l'e
ngloutissement rapide de l'entreprise et du nement le substantif à l'adjectif. Ce qui
concept, emportés dans le torrent des inno- mûrit aussi dans les dictionnaires, à travers
NDL.R. - Originellement, texte présenté lors du colloque : « lbe political culture of the Old Regime », Chicago, Sep
tembre 1986 et publié dans une première version dans Réseaux n° 22.
D est reproduit dans BAKER K. (éd.) (1987), The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture,
New York, Pergamon Press.
(1) « Opinion publique » et « esprit public » ont été en concurrence pendant toute la deuxième moitié du xvuf
siècle. La Révolution tend à opter pour « esprit public » et même pour « conscience publique ».
(2) MERCIER, 1862, p. 50-52.
(3) Boileau cité dans le Dictionnaire de Trévoux à l'article « Opinion ».
351 - définitions de « publier », « publicité », public, bien public, cri public, murmure les
« publication », c'est le thème de la visibivoie publique, conscience publique,
lité de l'opinion publique et surtout de amour public : toutes notions que rend
l'opération volontaire qui consiste à tirer au parentes le fait d'être utilisées dans une
jour le secret : car on ne songerait pas à acception de contestation de l'absolutisme
publier ce que tout le monde voit et c'est (8). Il est clair que c'est de l'adjectif que ces
pourquoi Racine a eu tort de dire, selon Tré concepts tirent leur efficacité polémique. Et
de l'adjectif employé au singulier. Car les voux, qu'il « publiait les beautés de Béré
nice ». Se prépare ici, alors que opinions publiques de Rousseau ne vivent
« publicisté » n'est pas encore sorti (sauf, que l'espace d'un matin, tout de suite réab
dans Trévoux, comme « quelqu'un qui écrit sorbées par les préjugés personnels. Le pas
et fait des leçons sur le droit public ») le sage au singulier opère une véritable
conversion que la littérature physiocratique thème de la manifestation, enjeu politique
illustre et que définit une lettre où Condor- décisif dans la pensée du siècle.
cet fait remarquer à Turgot, en guise de Les dictionnaires n'enregistrent les inno
vations qu'avec une sage lenteur. En réalité, consolation, quel abîme il y a entre la « voix
du public », faire des « cent clabauderies le concept d'opinion publique est apparu en
France depuis le milieu du siècle (on en fait excitées par les édits », plurielle par consé
quent, et la « voix publique » une (9). Reste en général honneur à Rousseau, mais on sait
comme l'idée d'une première attribution est que même chez les auteurs réputés pour
aventurée) et les œuvres de la seconde moit avoir posé, par-delà la bigarrure des
ié du siècle proposent une moisson d'ac opinions, l'unité de l'opinion publique,
ceptions, richesse que met en évidence le une sorte d'inertie intellectuelle ramène
souvent au vieux thème des contrariétés de récent article de Keith Baker (4). Cela noté,
on peut soutenir aussi - Gunn l'a fait (5) - l'opinion (10).
l'idée qu'à la différence de l'Angleterre, où Disparition précoce, apparition tardive,
« public opinion », « the opinion of the usage incertain : la brève et douteuse for» ont un statut défini depuis 1730, tune de l'opinion publique dans la France
prérévolutionnaire fait problème. Pourquoi l'usage français reste incertain. D'une part,
le vieux cousinage de l'opinion avec le pré- si tard et si confusément, alors même que la
<fugé continue à exercer son influence sur les pensée allemande contemporaine (11) fait
esprits, jusqu'à cette année 1789 où Papon honneur à la France d'avoir inventé le mot
et la chose ? Gunn a fourni à cette question (6) l'assimile encore à « un être métaphys
ique », insaisissable à la prise rationnelle, une réponse qui prend à la traverse la fierté
et même chez les inventeurs de l'opinion nationale : la France serait selon lui, malgré
publique. Rousseau est ici le plus brutal : la plume brillante des philosophes, le pays
« Ôtez donc le mot opinions et mettez à la où l'opinion publique n'a pu que balbutier,
place le mot préjugés et la correction sera faute de canaux institutionnels par lesquels
faite (7). » D'autre part, le mot d'opinion elle pourrait s'exprimer et en raison des
publique, chez ceux même qui en sont le faibles chances offertes à la vie politique
publique dans la France du XVIIIe siècle. Il plus férus, comme Necker, est utilisé d