Un mouvement populaire au Caucase au XVIIIe siècle - article ; n°2 ; vol.5, pg 159-205

Alexandre Bennigsen

Description

Cahiers du monde russe et soviétique - Année 1964 - Volume 5 - Numéro 2 - Pages 159-205
47 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

• Publié par: CAHIERS_DU_MONDE_RUSSE_ET_SOVIETIQUE
• Publié le: 01 janvier 1964
• Nombre de lectures: 23
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 3 Mo

Extrait

Alexandre Bennigsen
Un mouvement populaire au Caucase au XVIIIe siècle
In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 5 N°2. Avril-juin 194. pp. 159-205.
Citer ce document / Cite this document :
Bennigsen Alexandre. Un mouvement populaire au Caucase au XVIIIe siècle. In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 5
N°2. Avril-juin 194. pp. 159-205.
doi : 10.3406/cmr.1964.1578
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_0008-0160_1964_num_5_2_1578UN MOUVEMENT POPULAIRE AU CAUCASE
AU XVIIIe SIÈCLE
La « Guerre Sainte» du sheikh Mansur (178 5- 179 1),
page mal connue et controversée des relations
Russo -Turques l
« Derrière le fleuve Sunža, dans le village d'Aldy, est apparu un pré
dicateur qui annonce les événements à venir et, soumettant à sa volonté
le peuple superstitieux et plongé dans une aveugle ignorance, prétend
posséder la révélation. »
Par cette brève notice, adressée le 8 mars 1795 au général P. S. Po-
temkin, le général-major Peutling, gouverneur général du Caucase2,
révélait la naissance d'un vaste mouvement religieux qui allait dresser
les tribus des Montagnards du Caucase contre la Russie.
Cet obscur prophète était le sheikh čečen Ušurma, mieux connu
sous le nom de sheikh3 ou à'imâm Mansur, précurseur des imâms
naqsbandîs, Ghazi Mohammed, Hamzat beg et Shamil, le premier
à avoir mené le ghazawat, la « Guerre Sainte », contre l'envahisseur
« infidèle ». Une immense littérature, scientifique ou romanesque, s'est
emparée de Shamil, dès son vivant, véritable figure de légende dont
l'épopée sut attirer la sympathie bienveillante non seulement de ses
contemporains musulmans, mais aussi d'une partie de l'intelligentsia
russe et de Karl Marx lui-même.
L'aventure du sheikh Mansur, d'un demi-siècle en avance sur
Shamil, reste voilée de mystère, et cependant aucun des chefs des
1. Les documents des Archives Ottomanes concernant le sheikh Mansur ont
été analysés ou traduits par M. Pertev Boratav, Attaché de Recherche au
C.N.R.S.
2. Госархив, Ц.А.Г.А.Д.А., разр. XXIII, д. 13, ч. ю, лл. I43-X44> c*tê Vax
N. A. Smirnov : « Турецкая агентура под флагом Ислама-Восстание шейха
Мансура на Северном Кавказе », Вопросы Истории Религии и Атеизма, Moscou,
Acad. des Sciences de l'U.R.S.S., Institut d'Histoire, 1950, p. 35.
3. L'explication des termes orientaux est donnée in fine. A. BENNIGSEN l6o
Montagnards n'a soulevé et ne continue à susciter autant de passion
que cet étrange personnage, l'un des plus curieux du Caucase, déjà
si riche en figures hautes en couleur.
La découverte, en automne 1962, dans les archives de l'Empire
Ottoman du Bas Vekâlet (Présidence du Conseil) d'Istanbul de quelques
documents inédits concernant le sheikh Mansur nous a incités à écrire
cette brève contribution à l'histoire du Caucase au xvine siècle1.
I. — LE SHEIKH MANSUR
DANS L'HISTOIRE ET LA LÉGENDE
A. — Les documents des archives russes et ottomanes
Pas un historien occidental n'a eu jusqu'à présent accès aux
documents d'archives russes concernant le sheikh Mansur.
Dans l'important article qu'il lui consacre2, N. A. Smirnov énu-
mcre ceux qu'il a utilisés et qui se trouvent dans le Центральный
Государственный Архив Древних Актов (Ц.Г.А.Д.А.). Parmi ceux-ci
figure une brève lettre en « tatar », non signée, mais portant le sceau
de 1' « imâm al-Mansur », adressée, le 18 avril 1786, au général de
brigade Vešnjakov, commandant de la forteresse de Kizlar3.
Les autres documents du Н.Г.А.Д.А., concernent l'interrogatoire
du sheikh Mansur, après sa capture, par le secrétaire général de
Г « Expédition Secrète » (Tajnaja Ekspedicija) S. A. Šiškovskij4,
les dépositions de ses anciens compagnons, Dol prince de la petite
Kabarda5 et le Kumyk Etta Batyrmurzin en 17866 et surtout les
nombreux rapports des commandants russes des forteresses de la
« Ligne Caucasienne », souvent accompagnés de comptes rendus des
agents de renseignements envoyés sur leurs ordres dans la Montagne.
Les Archives Historiques Centrales de l'Armée Центральный
Государственный Военно-Исторический Архив)7 constituent aussi
une source importante, où figure notamment la traduction russe d'une
1. Nous tenons à remercier ici tout particulièrement le Dr Midhat Sertoglu,
directeur général des Archives du Bas Vekâlet, ainsi que tous ses collaborateurs,
dont l'aide efficace et pleine de gentillesse nous a permis de retrouver les docu
ments cités et reproduits dans le présent article.
2. N. A. Smirnov : « Турецкая агентура под флагом Ислама », art. cit.,
pp. 11-63.
3. Госархив, Ц.Л.Г.А.Д.А., разр. XVIII, ч. ij, лл. 74"75-
4.Ц.Л.Г.Л.Д.А., разр. VII, д. 2777» АА- 74"75> « О бунтовщике
Кавказском Чеченце ших Мансуре отправленном в Шлиссельбург на заточение ».
5. Ibid., разр. XXIII, ч. i8, л. 74 et suiv.
6.ч. I4j л. 459 et ч. 15, лл. 146-151.
у. Ц.Г.В.И.Л., surtout ф .52. Кн. Потемкин Таврический, опись i/i94« LE SHEIKH MANSUR l6l
lettre arabe du sheikh Mansur aux princes de la Kabarda les invitant
à abandonner l'alliance russe1. Certains de ces documents ont été
publiés dans le recueil consacré aux relations russo-kabardes2.
D'autres documents se trouvent dans les Archives de la République
Autonome du Daghestan. H. M. Hašaev mentionne leur existence
dans son ouvrage sur la structure sociale du Daghestan au xixe siècle8
sans cependant les énumérer4.
Des renseignements sur le mouvement du sheikh Mansur sont
contenus également dans les documents diplomatiques russes, princ
ipalement dans le rapport de Bulgakov, ambassadeur russe à Constant
inople, adressé le 29 août 1786 à Catherine II, relatant la mission
d'un softa (étudiant en théologie) turc auprès du sheikh Mansur.
Ce document fut publié dans le Recueil de la Société Historique
Russe*.
Si l'on s'en réfère à Smirnov et à ceux des historiens soviétiques
qui ont étudié la guerre du sheikh Mansur à travers les documents
des archives russes, il semble que celles-ci comprennent surtout des
informations indirectes provenant des autorités russes, mais peu de
documents originaux émanant du sheikh lui-même ou de ses compa
gnons ou adressés à eux.
Les archives de l'Empire Ottoman recèlent de leur côté des
documents nombreux et variés, mais difficiles à découvrir. Nous avons
pu jusqu'à présent retrouver dans les Archives du Bas Vekâlet et du
Musée du Palais de Topkapi les pièces suivantes concernant direct
ement le sheikh Mansur :
i° Documents émanant du sheikh Mansur lui-même :
— Lettre en turc adressée au Grand Vizir dans laquelle le sheikh
Mansur annonce qu'il a été chargé par Dieu et le Prophète Mohammed
de la mission de la Guerre Sainte et se réjouit de la prochaine entrée
en campagne des Armées Ottomanes contre les Russes. La lettre n'est
pas datée. (Document n° 1351/a des Hatt-i Humâyûn des Archives du
Bas Vekâlet.)
— Lettre en turc adressée au vali d'Anapa, en réponse à un
message adressé précédemment par le vali au sheikh Mansur (non
1. Ц.Г.В.И.А., опись i/i94, A. 2, св. I2O, л. 4.
2. Кабардино-Русские Отношения в XVI-XVIII вв., Moscou, Acad. des Sciences
de l'U.K.S.S., Institut de Recherches Kabardo-Balkar, 1957 *• H> notamment
les documents n°4 263 (p. 368), 265 (pp. 370-371) et 266 (p. 371).
3. H. M. Hašaev, Общественный строй Дагестана в XIX веке, Acad. des
Sciences de l'U.R.S.S., filiale du Daghestan, Moscou, 1961.
4. Ы.Г.Л.Даг. Л.С.С.Р., ф. 64/175, опись I, д. I, лл. 24, 25, 27, 28.
5. Сборник Русского Исторического Общества, Saint-Pétersbourg, t. XLVII,
pp. 179-181, texte français et traduction russe. IÓ2 A. BENNIGSEN
retrouvé par nous) dans laquelle le sheikh se déclare prêt à l'action
contre les « infidèles ». Les services du Bas Vekâlet attribuent à ce
document la date de 1200 = novembre 1785-octobre 1786. (Document
n° 135 1 des Hatt-i Hiimâyûn.) Elle porte le grand cachet carré de
l'imâm Mansur.
— Copies de deux lettres en arabe du sheikh Mansur aux populat
ions du Daghestan, les incitant à se conformer aux lois de l'Islam.
Les deux lettres ne sont pas datées, mais remontent certainement
aux débuts de la prédication