Pour une géographie anarchiste

Simon Springer, Alex Gauthier, Arianne Des Rochers

Description

Grâce aux ouvrages de David Harvey, Mike Davis ou même Henri Lefebvre, on connaît aujourd’hui la géographie radicale ou critique née dans le contexte des luttes politiques des années 1960 aux États-Unis et qui a, comme le disait Harvey, donné à Marx « la dimension spatiale qui lui manquait ». Dans ce livre, Simon Springer enjoint aux géographes critiques de se radicaliser davantage et appelle à la création d’une géographie insurrectionnelle qui reconnaisse l’aspect kaléidoscopique des espaces et son potentiel émancipateur, révélé à la fin du xixe siècle par Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, notamment.
L’histoire de l’humanité est une longue suite d’expériences dans et avec l’espace ; or aujourd’hui, la stase qui est imposée à ces mouvements vitaux, principalement par les frontières, menace notre survie. Face au désastre climatique et humain qui nous guette, il est indispensable de revoir les relations que nous entretenons avec le monde et une géographie rebelle comme celle que défend Springer nous libérerait du carcan de l’attentisme. Il faut se défaire une bonne fois pour toutes des géographies hiérarchiques qui nous enchaînent à l’étatisme, au capitalisme, à la discrimination et à l’impérialisme. « La géographie doit devenir belle, se vouer entièrement à l’émancipation. »

Sujets

• Human Geography
• Social Science
• Lefebvre
• Peter Kropotkin
• Davis
• Lefèvre
• Harvey
• Reclus
• Pierre Kropotkine

Informations

• Publié par: Lux Éditeur
• Date de parution: 25 janvier 2018
• Nombre de lectures: 0
• EAN13: 9782895967293
• Langue: Français

Extrait

La collection «Instinct de liberté», dirigée par Marie-Eve Lamy et Sylvain Beaudet, propose des textes susceptibles d’approfondir la réflexion quant à l’avènement d’une société nouvelle, sensible aux principes libertaires.
© Lux Éditeur, 2018
www.luxediteur.com
© Regents of the Univesity of Minnesota, 2017
Titre original: The Anarchist Roots of Geography: Toward Spatial Emancipation
University of Minnesota Press
Dépôt légal: 1 er  trimestre 2018
Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
ISBN (papier) 978-2-89596-261-8
ISBN (pdf) 978-2-89596-916-7
ISBN (epub) 978-2-89596-729-3
Ouvrage publié avec le concours du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec et de la SODEC. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition, ainsi que du Programme national de traduction pour l’édition du livre, une initiative de la «Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018: éducation, immigration, communautés», pour nos activités de traduction.

Pour Marni,
la beauté m’est venue sous la forme de ton amour

L’ancien régime, armé de policiers, de magistrats, de gendarmes et de soldats, semblait inébranlable, comme ce vieux fort de la Bastille qui, lui aussi, paraissait imprenable aux yeux du peuple désarmé, accouru sous ses hautes murailles, garnies de canons prêts à faire feu. Mais on s’aperçoit bientôt que le régime établi n’a pas la force qu’on lui supposait. Tel acte audacieux a suffi pour bouleverser pendant quelques jours la machine gouvernementale, pour ébranler le colosse.
Pierre K ROPOTKINE , L’esprit de révolte

Avant-propos
Embellir le monde et faire trembler le colosse
La beauté doit désigner ce que nous sommes, sans quoi elle devient notre ennemie. À quoi bon se morfondre dans l’ombre d’un standard inatteignable, d’un idéal inaccessible? Pour voir la beauté il faut connaître le langage particulier qui donne un sens à la vie d’autrui – savoir reconnaître et apprécier ce qui est.
CrimethInc. Ex-Workers’ Collective [1]
Devenons beaux nous-mêmes et que notre vie soit belle!
Élisée R ECLUS [2]
Les belles géographies de l’anarchisme
« I L FAUT L’ADMETTRE: l’étude de la géographie dans une perspective anarchiste est plus un espoir qu’une réalité», écrivait Gerry Kearns il y a quelques années [3] . Ce livre vise à remédier à la situation. Depuis trop longtemps, les géographes ignorent l’anarchisme et les belles pratiques dont il est porteur. J’entends remettre les études anarchistes au cœur du champ disciplinaire de la géographie – ou, plus précisément, rappeler que la géographie n’a jamais eu et ne devrait jamais avoir d’orientation ou d’horizon disciplinaire unique. Une approche anarchiste de la géographie s’intéresse à des mondes parcellaires, fragmentés, qui se recoupent et dans lesquels l’autonomie et l’émancipation deviennent possibles en tant qu’îlots mouvants de réflexivité entre la théorie et la pratique. Dans cet esprit-là, longtemps avant le virage marxiste des années 1960 et 1970, les géographies anarchistes constituaient le principal courant de la géographie critique; sans se limiter à une seule trajectoire, elles ont posé les repères qui guideraient une bonne partie des travaux de recherche suivants.
Un siècle avant que les marxistes ne laissent leur marque sur la discipline, les anarchistes Pierre Kropotkine et Élisée Reclus étaient des membres respectés de la communauté universitaire, où ils ont joué un rôle déterminant dans l’évolution de la pensée géographique [4] . Les résultats de recherche et les découvertes scientifiques de ces deux brillants penseurs leur ont valu la renommée en leur temps. En 1892, Reclus obtenait la prestigieuse médaille d’or de la Société de géographie de Paris; deux ans plus tard, l’université de Bruxelles lui confiait une chaire de géographie comparée. Kropotkine, lui, a intégré la Société impériale de géographie de Russie puis la British Association for the Advancement of Science; en 1896, il s’est même vu offrir une chaire à l’université de Cambridge, mais, parce que sa nomination avait pour condition qu’il renonce à son militantisme politique, il l’a refusée [5] . Condamné à l’exil définitif pour sa participation à la Commune de Paris en 1871, Reclus verrait sa peine réduite à dix ans; profitant de l’amnistie générale, il est rentré en France en 1879 [6] . À la même époque, soit en 1874, Kropotkine a été arrêté et emprisonné à Saint-Pétersbourg pour activité politique subversive; en 1876, il s’est évadé et a fui son pays natal. En 1882, les autorités françaises l’ont arrêté de nouveau, cette fois en raison de son engagement dans l’Association internationale des travailleurs (AIT); libéré quatre ans plus tard, il a pu poursuivre son activité politique [7] . Il faut retenir que ni Reclus ni Kropotkine n’ont jamais renoncé à leur militantisme politique. Sans relâche, l’un comme l’autre ont refusé de se laisser réduire au silence et ont combattu les campagnes de dénigrement de l’anarchisme. Les convictions de ces deux intrépides penseurs ont laissé une marque indélébile sur la discipline. Bien qu’aujourd’hui on les associe davantage à l’anarchisme qu’à la géographie, ces deux champs d’intervention étaient pour eux indissociables. Ni Reclus ni Kropotkine ne distinguaient leur réflexion politique de leurs travaux scientifiques; on peut d’ailleurs affirmer sans se tromper que leur engagement anarchiste a stimulé leur approche de la géographie en insufflant une créativité remarquable à leur pratique savante.
C’est pourquoi le présent livre ne doit pas être abordé comme une introduction aux géographies anarchistes, mais plutôt comme une tentative de retour aux racines critiques de la discipline. Bien que le passé de la géographie ne manque pas d’idées nauséabondes, qui vont de la vision colonialiste de la géopolitique d’un Halford Mackinder au déterminisme environnemental implicitement raciste d’une Ellen Churchill Semple, en passant par le darwinisme social du Lebensraum d’un Friedrich Ratzel, ces courants sont fort éloignés de celui sur lequel j’entends appuyer mon propos. Je souhaite plutôt faire appel à la promesse d’émancipation spatiale et à l’idée qu’on peut concrétiser l’espoir en redonnant à la géographie anarchiste le dynamisme qui fut le sien. Dans cette perspective, ce livre jette les bases d’une pensée politique radicale et rhizomatique de la possibilité et de la liberté, en s’interrogeant sur les géographies insurrectionnelles de la vie quotidienne. En abordant les géographies anarchistes comme des spatialités kaléidoscopiques qui rendent possibles des liens non hiérarchiques entre des entités autonomes et dans lesquelles des solidarités sont tissées de plein gré en opposition à la violence du souverain, aux normes préétablies et aux identités imposées, on peut développer un imaginaire politique radical capable de demander l’impossible.
L’expérience de l’espace et par l’espace résume l’histoire de l’occupation humaine de la planète. La survie même de l’humanité est aujourd’hui menacée par l’immobilisme et le contrôle qu’on a substitués à l’expérimentation continue de modes d’organisation. Les ontologies qui privilégient une façon de faire en particulier nient la géographie en ce qu’elles omettent de définir l’espace comme un assemblage en mutation continue, intimement lié à la temporalité. Pire encore, ces idées stériles sont souvent alignées sur les intérêts particuliers d’une élite et menacent ainsi de causer notre perte. Ce dont les humains ont besoin, c’est de renouveler leur rapport au monde et, plus fondamentalement, leurs rapports collectifs. En renouant nos géographies avec l’anarchisme, on libère un esprit de rébellion qui rompt avec l’attentisme à l’égard des élus et ouvre de nouvelles possibilités d’entraide par l’action directe, ici et maintenant . En ce sens, l’anarchisme est conçu comme un processus de préfiguration géographique en constante évolution qui cherche à remodeler les façons de pens