Les Traversantes
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Les Traversantes , livre ebook

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Description



« Et je crois qu’au-delà de tout ça, de ce que tu me dis d’elle, nous devenons un peu amies, finalement. Nous sommes des traversantes...



— Des traversantes ? Qu’est-ce que c’est ?



— Des gens qui se traversent et se rencontrent même si dans l’absolu cela paraît impossible, ils se rencontrent en traversant la vie, la mort, les époques, les histoires, les douleurs. Ils se rencontrent finalement malgré un nombre incalculable de barrages. Ils se rencontrent bien que tout les sépare. Ils traversent. »



De Sintra à Pyongyang, les amours se traversent mais ne se ressemblent pas...

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 16 septembre 2018
Nombre de lectures 14
EAN13 9782374536095
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0045€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Thierry DESAULES
LES TRAVERSANTES
Les Éditions du 38
À Lionel et Julia, avec affection.
1. Thècle ou le chant du cygne
Il vaut mieux n’aimer pas, qu’aimer
En s’aveuglant sur ce qu’on aime.
Henry de Montherlant
 
Les haines et les rancœurs avaient suinté, opiniâtres et amères, des massifs de roses qu’elle avait tant respirés. La compassion, l’amour, avaient émergé des champs d’orties qu’elle n’avait jusqu’alors jamais osé approcher. Le monde s’était retourné avec une brusquerie lente, élastique et collante. Son cœur s’était pris dans une morve filandreuse et irritante.
 
*
 
Elle marche sur le gravier lavé d’argent, la lueur bistre des lampadaires se reflète sur ses talons vernis qui s’enfoncent avec régularité dans le sol. Elle observe les étoiles sur ses chaussures, tâchant de maintenir l’équilibre.
Yohan est à son bras, beau à crever dans son costume fitté bleu nuit. Thècle sourit. Elle est heureuse, tellement heureuse.
Dans la grande salle des Harras, ils contemplent le bois qui les entoure, arqué, sinuant au-dessus de leurs têtes tandis que le serveur endimanché prend les commandes. Il est affable, Yohan tient sa main sur la nappe blanche et raide. Elle caresse son pouce en tremblant, se sentant un peu idiote et béate dans ce barnum romantique qui débute. Dix ans d’amour, voilà ce qui les rassemble elle et lui ce soir. Les petits plats vont s’installer dans les grands, des vins millésimés vont être débouchés à leur intention. Elle se le répète mentalement, elle est heureuse, benoîtement, irrémédiablement heureuse.
Thècle a opté pour un bourguignon revisité et gastronomique. Les petites carottes glacées lui font de l’œil dans l’assiette, composent avec le bœuf lustré et la sauce brune scintillante comme un lac sous la nuit.
Yohan découpe un filet mignon fumé au thym, sert les deux premiers verres de rouge.
« Tu es magnifique ce soir, merci… »
Elle évacue d’un geste sec une poussière imaginaire sur sa robe Tara Jarmon prune, genre la fille qui n’a rien fait d’extraordinaire à l’orée d’une soirée extraordinaire, la fille qui a enfilé une petite chose toute simple avant de filer dîner dehors. À l’arrache. Faux. Yohan sait qu’elle ment dans son raclement de gorge gêné. Elle y a passé la journée. La robe, des essayages à n’en plus finir qui ont failli rendre la vendeuse folle, le gloss teinté, l’ombre à paupières, le train d’eye-liner refait mille fois pour cause de tremblement, l’heure et demie chez le coiffeur en exigeant un effet naturel. Il n’y a rien de plus sophistiqué que de vouloir un effet naturel. Armando qui sculptait ses mèches avec application a dû la haïr.
Yohan la regarde boire. Trop. Elle rit sottement. Et lui, ça l’éclate.
« Tu ressembles à une petite fille quand tu te marres comme ça, Thècle… »
C’est un faux reproche, amusé et tendre.
Ses yeux luisent à la faveur des candélabres. Elle est ivre. Lui aussi, même s’il fait tout pour qu’elle ne s’en aperçoive pas, pour rester digne dans son beau costume. Ils sont mièvres, mais c’est tellement bon. Elle se lève, un peu vacillante, se penche par-dessus leurs assiettes, attrape la bouche de son homme et savoure le vin sur ses lèvres.
« Je pourrais mourir pour toi, là, juste à l’instant, la tête dans le bourguignon…
— Tu es folle !
— Non, ivre et amoureuse !
— Je t’aime ivre, je t’aime amoureuse… »
 
Quarante-huit heures plus tard. Le monde s’était écroulé.
Elle avait préparé ses bagages avec une sorte d’absence. Oui, elle était absente d’elle-même, inoccupante de son propre corps. Elle était même incapable d’avoir ce détachement qui arrive parfois, quand on s’observe, comme sorti de son propre corps à la suite d’une near-death experience , comme au début d’un voyage astral. Elle n’était plus rien. Elle était vide.
Tout ce qui était sa vie, tout ce en quoi elle croyait venait de foutre le camp.
Yohan et Thècle, c’était bouclé. Pfft. Une vie à l’état de souvenir. L’avaient-ils vu arriver ? Probablement. Mais ni lui ni elle n’avaient voulu croire ces prémonitions qui les assaillaient entre deux disputes risibles, pour un bouchon de dentifrice mal remis, pour l’oubli de racheter du pain, pour la cuvette des toilettes relevée. Ils s’étaient fait bouffer, novices et naïfs, sur la vie en double. Merde. Comment en étaient-ils arrivés là ? Eux, les invincibles de la vie en duo, l’exemple pour les amis qui les croyaient indétrônables, inséparables, incassables.
Thècle est détrônée, séparée, cassée.
 
Le téléphone sonne. Elle passe en mode vibreur. La musique, pourtant choisie avec soin, est promptement insupportable. Elle n’a pas le courage de la changer. Les mails s’accumulent, elle ne répond pas. Bold, bold, bold. Partout des caractères gras, dégoulinants des amis prompts à la tirer hors de l’eau. Ne rien ouvrir, ne rien lire. Elle ne veut pas avoir à dire comment elle va, elle ne veut pas qu’on la sorte de sa tanière, qu’on l’exhorte à s’amuser, à penser à autre chose qu’à Yohan.
 
*
 
C’est là qu’elle a commencé à mourir. Dans cette Ford Fiesta lancée à vive allure sur une quelconque nationale, en route pour la maison de Diane et Marie, deux amies lesbiennes qui tenaient la pâtisserie où elle officiait au comptoir depuis cinq ans déjà.
On ne lui avait pas laissé le choix. On avait sonné à sa porte, lui avait donné du : « chérie, ça suffit, ce soir tu dînes et dors à la maison, on se bourre la gueule au Ruinart et tu arrêtes de penser à ce mec ! » Elle n’avait pas moufté, fragilisée par une énième nuit sans sommeil et par crainte d’une vexation au sommet de sa hiérarchie. Au volant, Diane fumait comme un pompier tandis que Marie checkait frénétiquement les potentiels menus exécutables le soir même dans leur cuisine ouverte et bardée d’inox. La tempe collée à la vitre arrière, Thècle pleurait comme le ciel sur la bagnole. Elle n’avait jamais songé à ne plus penser à Yohan. Et elle savait qu’il serait incapable de ne pas penser à elle. La jeune femme en avait eu la confirmation au cours d’un rapide déjeuner avec la mère adoptive de ce dernier, quelques jours plus tôt. D’abord surprise par ce coup de fil inattendu, elle avait été heureuse de la retrouver, elle qui avait été une seconde mère pour elle depuis dix longues années et dont elle n’avait jamais douté de l’affection profonde. Dans le petit café-snack du centre-ville où elles s’étaient donné rendez-vous, Thècle lui avait trouvé une mine épouvantable – mais qui restait somme toute convenable au regard de la sienne propre – et elles s’étaient embrassées avec chaleur. Il faisait un froid tranchant au-dehors et Sonia Delcourt portait une épaisse cape en cachemire rebrodée de motifs afghans. Elle non plus ne comprenait pas. Elle non plus n’avait pas imaginé. Elle non plus ne pouvait accepter ce constat d’usure qu’il restait de Yohan et de Thècle. Le choc avait été violent. Thècle était comme sa fille. Elle était l’amour de la vie de son fils. « Il m’a dit qu’il ne retrouverait jamais quelqu’un comme toi… », avait-elle soufflé, le regard bas et chargé d’un khôl lourd qui s’épuisait dans les ridules, perdu au-dessus d’un croque-monsieur qui s’imbibait tristement, au point de se déconstruire, dans la vinaigrette industrielle qui accompagnait les crudités qui l’accompagnaient.
À ces mots, Thècle n’avait su quoi répondre. Elle pensait rigoureusement la même chose, elle ne le retrouverait dans aucun autre homme. Elle savait qu’ils avaient fait une connerie, que finir une telle histoire confinait à l’aberration. Et pourtant, ils l’avaient faite et demeuraient incapables de revenir en arrière.
 
Yohan avait été une apparition. Diane, alors célibataire, avait convaincu Thècle de l’accompagner à une soirée raclette-foot chez son ami d’enfance, Léo. Cette dernière n’était pas emballée par l’idée d’une soirée où la testostérone avinée et gorgée de fromage chaud et odorant beuglerait devant un écran plat où vingt-deux abrutis mal coiffés couraient après un ballon ; mais Diane était persuadée que l’expérience pourrait être amusante et que, ma foi, Thècle n’était pas à l’abri d’y faire une rencontre sympathique, fût-ce pour la nuit, ce qui, au vu de sa sexualité inexistante depuis sa rupture avec un certain Frédéric, demeurait une option tout à fait louable. L’accueil chaleureux de Léo – qui à la grande surprise de Thècle ne ressemblait en rien à un supporter au regard de veau anémié – l’avait d’emblée mise à l’aise. Le chablis frais avait coulé à flots et elle s’était prise pour la reine des abeilles au milieu de ces garçons serviables, joliment pompettes. L’un d’eux avait attiré son attention, grand, brun, les cheveux mi-longs et gras qu’il ramenait régulièrement sur le haut de son crâne. Deux belles fossettes lui creusaient les joues, donnant une profondeur délicieuse à son sourire éthylique. Thècle avait d’abord cru le connaître sans parvenir à remettre à quelle occasion ils avaient pu faire connaissance. S’en ouvrant à Diane, cette dernière l’avait entraînée dans la cuisine en la tirant par le bras, un air de conspirateur luisant dans son regard déstabilisé par la bière bon marché :
« Tu ne le connais pas, Thècle… Enfin, pas personnellement…
— Il me dit pourtant quelque chose…
— Les Traversantes .
— Pardon ?
— Son roman.
— Il est écrivain ?
— Ma belle, il serait temps de sortir un peu le dimanche après la messe. Ce type est l’auteur le plus en vogue du moment. Drucker, Brunel, les journaux télévisés de toutes les chaînes, des critiques dithyrambiques dans toute la presse, traduit dans un nombre incalculable de langues… Il est même pressenti pour le Goncourt.
— Tu rigoles ?
— En ai-je l’air ? »
De retour au salon, où l’on sautillait à chaque tentative de but en écrasant des chips sur le tapis et en dégoupillant des canettes comme des grenades, Diane l’avait envoyée vers l’homme en question d’une pichenette. Thècle vacillait un peu. Lissant sa robe pour se donner une contenance, elle décida, enhardie par l’alcool, de se présenter tout de go à la vedette de la soirée :

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