Adieu la mère
115 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

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Description

Jacqueline, la mère de l'auteur, découvre un matin son père mort. Il a été assassiné.






Amoureuse et aussitôt enceinte, elle se marie mais choisit d'être une femme émancipée, ce que son mari n'apprécie guère. Sa vie devient alors un combat au cours duquel elle affronte sa frigidité, la dépression, l'avortement qui est encore un crime et, enfin, le divorce.






Accusée d'être folle par son ex-mari, elle subit épisodiquement l'internement volontaire, les électrochocs et la violence de la psychiatrie des années 1960. Désespérée, elle tente de mettre fin à ses jours mais survit. Plus tard, un accident la plonge dans le coma mais elle survit encore. Elle résiste à tout, guidée par l'amour qu'elle porte à ses fils.






Or, l'enfer l'engloutit. Ses deux garçons s'égarent dans la délinquance puis la criminalité. Le plus jeune est condamné à la peine capitale à la suite d'une fusillade avec des policiers. L'aîné se suicidera en prison.






Si le cancer tue des gens qui veulent vivre, pour Jacqueline, il sera le passeport pour retrouver les siens : son père et, surtout, son fils.






Adieu la mère...



Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 20 mars 2014
Nombre de lectures 17
EAN13 9782749136400
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0097€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Couverture

Philippe Maurice

ADIEU LA MÈRE

COLLECTION DOCUMENTS

Direction éditoriale : Pierre Drachline

Couverture : Lætitia Queste.
Photo de couverture : © Archive personnelle de l’auteur.

© le cherche midi, 2014
23, rue du Cherche-Midi
75006 Paris

Vous pouvez consulter notre catalogue général
et l’annonce de nos prochaines parutions sur notre site :
www.cherche-midi.com

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

ISBN numérique : 978-2-7491-3640-0

du même auteur
au cherche midi

De la haine à la vie, 2001.

À Yzens, Inès, Eliot,
Matt et Céline

Prologue

Le 28 octobre 1980, en fin de journée, Paris est déjà plongé dans l’obscurité. Les Parisiens s’activent, grouillent dans les rues, profitant d’une arrière-saison sereine. Ils sortent de leurs bureaux et s’engouffrent dans le métro pour rentrer chez eux. Métro-boulot-dodo, ironisent alors souvent les gens, en une époque où avoir un travail n’était pas un privilège économique mais une obligation pour vivre dans un système capitaliste qui les exploitait sans vergogne.

Sur les rives de la Seine, face à la cathédrale, quai de Montebello, au troisième étage d’un bâtiment bourgeois, une petite femme brune de 47 ans, que beaucoup trouvent jolie, écoute la radio. Elle semble calme malgré de légers frissons qui parcourent son corps. Soudain, comme saisie de folie, elle pousse un immense et effroyable hurlement. Un cri déchirant s’arrache du fond de ses tripes, sort de cette petite bouche normalement paisible et s’expulse, résonnant dans la grande pièce au plafond agrémenté de moulures en plâtre.

Tout en poussant des cris incohérents, cette femme, saisie d’hystérie, se précipite vers une fenêtre, l’ouvre et commence à enjamber la rambarde. Une autre femme, blonde, plus jeune, également charmante, s’élance derrière elle, la saisit par les épaules, par les bras, par la taille, par toutes les parties de son corps qu’elle parvient à agripper de ses mains, de ses bras et de ses jambes. Quand la blonde parvient à retenir et à immobiliser la brune, cette dernière s’affaisse, tremblante, larmoyante, anéantie.

Cette femme subitement devenue folle vient d’entendre les journalistes déclarer que son fils a été condamné à mort par la cour d’assises de Paris. Cette femme, c’était ma mère.

1

Tel un lombric, le métro s’enfonce dans le sous-sol de Paris. Le Parisien que je suis n’a jamais éprouvé ce sentiment, pour tout dire : ce malaise. Jamais ! Pourtant, on en éprouve, des choses dans ces rames nauséeuses, surchargées, surencombrées, surchauffées, sur tout et sur rien. Mais cela, non ! Jamais ! J’ai véritablement l’impression d’être moi-même devenu un lombric, traversant la terre, à toute vitesse, avalant des choses sans nom par le nez, par la bouche et par les oreilles. Ingérant n’importe quoi pour fuir. Pour fuir quoi ?

Je suis abasourdi, sonné, exclu du monde des vivants. Je m’englue dans ce souterrain duquel je voudrais m’échapper. Ce n’est pas possible. C’est impossible. Je ne réalise pas très bien. Je ne comprends pas. Une glauque sensation s’est emparée de moi, de mon corps et de mon esprit. Je suis vide, désarmé, impuissant et inerte. Je ne suis plus ou, si je suis, je ne suis qu’anéantissement. Les mots et les pensées s’envolent… Mon crâne se compresse et je ressens une douleur profonde. C’est physique. C’est psychique. Le sang doit affluer de toutes les veines de mon corps et remplir ma tête. Je vais éclater. Mon cerveau va exploser. Il va rompre. Je ne suis plus qu’un animal blessé… J’ai mal. Mal à hurler.

Lombric continue son périple à toute allure. Lombric me fatigue. Lombric m’écœure. Lombric me donne la nausée. Lombric me donne envie de vomir. Il se précipite. Il m’entraîne. Je le suis. Je cours assis sur ma banquette. Je suis inerte et peut-être agité de soubresauts. Ma tête brinquebalée heurte par moments la paroi vitrée sur laquelle sont inscrits quelques mots, sur les personnes prioritaires en cas d’affluence. C’est bien ça, oui. Et les morts ? Les morts sont-ils prioritaires ?

Lombric m’emmène. Il m’arrache à la vie. À la mort. Je veux fuir. Fuir au loin. Fuir pour où ? Il ne faut pas fuir. Non. Il faut aller affronter cette mort que j’attends depuis quelques mois. Avec plus de certitudes depuis quelques semaines. Je suis seul. On est tellement seul dans le métro. Seul dans le métro ? Mais je m’en fous, du métro. Je m’en fous, de ce lombric. Je me fous de presque tout.

Je surgis brusquement du monde des morts pour rejoindre celui des vivants. Autour de moi, les mêmes visages qu’à l’accoutumée se profilent. Des figures connues d’inconnus. Lui, par exemple, avec ses cheveux bruns, ses yeux bruns, son début de calvitie qui lui donne un front plus massif. J’ignore tout de lui. Je ne l’ai jamais vu. Mais son visage ressemble à tant d’autres, déjà croisés. Peut-être même l’ai-je déjà rencontré, sans m’y attarder, sans chercher à l’enregistrer dans ma mémoire. À quoi bon. Et si je ne l’ai véritablement jamais vu, je le connais déjà car un inconnu de ce jour ressemble à l’inconnu d’hier, à celui de demain aussi. Ces étrangers sont familiers car interchangeables. Leurs vies m’importent peu. Ce sont des décors dans la mienne. Il y a des jours où je m’intéresse à ces gens, où je me demande qui ils sont véritablement, où je tente de deviner ce qu’ils font dans la vie, ce qu’ils font de leur vie. Mais là, aujourd’hui, cela me laisse indifférent. Ils me sont simplement familiers comme éléments de fond. Ils sont là. Ils pourraient ne pas y être et j’existe autant, ou aussi peu, dans leur espace. Se rappelleront-ils de moi ce soir ? Non. Pourquoi s’en souviendraient-ils ? Cette journée, pour eux, est comme les autres. Je suis un anonyme de leur vie, un décor, rien de plus. C’est le malheur qui, aujourd’hui, distingue mon exceptionnelle réalité de la banalité. Parfois, le bonheur influe exactement de la même façon sur notre perception des autres et de l’environnement.

Je lève la tête. Je suis dans le métro. J’ignore entre quelles stations est la rame. Je ne suis donc pas vraiment sous terre. Ce n’est pas moi qui suis attendu par les nécrophages. Ce n’est pas encore l’heure du rendez-vous pour moi. C’est pour elle. C’est pour cela que c’est insupportable. Je vois la terre s’ouvrir et l’emporter. Je me souviens. Je me remémore le temps passé. Les souvenirs… les beaux, les tristes, les heureux, les moches et les intermédiaires. Intermédiaires ? Cela ne veut rien dire. Tant pis. C’est ainsi. Est-ce que l’on a toujours besoin de prononcer des mots, des groupes de mots ou des phrases qui ont un sens ?

La vie ? Elle ? En a-t-elle, du sens ? Non, je ne vous le demande pas. Je ne le demande à personne. Je m’en moque. J’ai envie de délirer. Je veux baragouiner, trépigner, me rouler à terre. Je ne veux plus penser. Je souhaite régresser. Ne plus rien assumer.

Un jour. Il y a longtemps, maintenant. J’ai eu envie de ne plus parler le langage des hommes. Je refusais d’articuler les mêmes mots que mes bourreaux, mes geôliers. Là, aujourd’hui, c’est pareil, c’est différent. Les mots me heurtent. Les mots me blessent. Les mots me lassent. Les mots m’éprouvent. Les mots voudraient me juger et me remettre en question. Éprouver ? Quel verbe surprenant ! Éprouver un choc. Éprouver de la souffrance. Éprouver une façon de se comporter. Éprouver quelqu’un. Mettre à l’épreuve et faire mal. Oui, le verbe humain me fait cela. Tout à la fois, il m’interroge et me torture.

Heureusement, dans ces cas-là…

Quels cas ? Voyons, faites un effort. Suivez-moi. Écoutez-moi. Vous savez… Quand on pense à la mort. Il y a toujours les détails matériels à régler. Les petites choses à faire qui nous rappellent à la réalité. Les obligations auxquelles on ne peut pas échapper. Je repense à cet appel téléphonique. Tout à l’heure, alors que j’allais m’engouffrer dans la bouche de métro. La sonnerie de mon téléphone est venue troubler mes pensées. Autour de moi, des gens ont plongé leur main dans leur poche, à la recherche de leur portable. C’est toujours comique. Quand un cellulaire fait retentir sa musique, son bruit inopportun, plusieurs personnes s’inquiètent. Est-ce pour moi ? Qui m’appelle ? Ma femme ? Mon amie ? Un collègue ? Un… ? Qui ? Non, ce n’était pas pour eux. C’était pour moi. J’aurais préféré que ce soit eux qu’un correspondant cherche à contacter. Pourquoi moi ? Pourquoi aujourd’hui ? Je n’étais pas prêt.

À une minute près, la communication aurait été renvoyée sur la messagerie. À une minute… À une seconde, même. La vie est toujours ainsi. Les choses arrivent en une seconde, un millième de seconde. Pourquoi ? Pourquoi faut-il que tout se passe aussi promptement ? Ah… si nous pouvions effacer toutes les secondes de notre vie qui sont la cause d’un désagrément. Vous savez… en une seconde vous faites du mal… Hop, un coup de baguette et la seconde disparaît.

Quoi ? Qui y verrait quelque chose ? Franchement ? Voyons ? Pourquoi n’aurait-on pas le droit de voler quelques secondes de notre propre vie ? Vous descendez un escalier, vous regardez ailleurs et vous chutez. Vous vous cassez la jambe. Bon, eh bien pourquoi ne pas supprimer la seconde où vous avez regardé ailleurs ? Pas celle où vous vous êtes brisé la jambe. Non, là, c’est trop grave, ce ne serait pas honnête. Non, juste la seconde de distraction. Ce ne serait qu’un tout petit larcin. Pas un crime. Au contraire, ce petit, gentil petit vol serait un acte social, un acte commis pour éviter le pire.

Oui, bon, d’accord, c’est stupide. Mais laissez-moi donc divaguer. C’est ma façon de voler ces secondes que nous n’avons pas le droit de faire disparaître. Je n’y peux rien… je l’avoue, j’ai été voleur. Aujourd’hui, je me contente de dérober les secondes… celles que je peux escamoter du moins. Je refuse l’inéluctable. C’est mon droit.

Allez, soyons réaliste. Si mon téléphone a sonné, c’est bien parce que je l’ai voulu. Cesse de te plaindre, Philippe. Tu as vraiment l’air débile, me murmure ma conscience. Depuis plusieurs mois, je m’efforçais de conserver mon démoniaque portable prêt à être saisi. Je devais être joignable à tout moment. Eh bien, c’est arrivé. J’entends encore la voix de ma tante. Ce son me parvient étrangement. Une voix serrée, essoufflée, enrouée presque, une voix derrière laquelle je sens les larmes prêtes à sourdre.

– Allô ? Philippe ? Euh…

La voix hésite. C’est celle de Denise. Oui, je sais, je l’ai déjà dit. Et alors, si j’ai envie de le répéter ! Et puis je ne vous avais pas livré son prénom.

Mmh… je devine ce qu’elle veut me dire. Il n’y a pas besoin d’être devin, ni sorcier, ni mage pour comprendre. Toutefois, je n’ai pas envie de savoir trop vite. J’ai besoin de laisser la chose venir en moi, se faire accepter, se faire tolérer. Comment pourrait-on « accepter » ? C’est intolérable. Supporter, oui, la supporter ou la tolérer. Cela dure un tout petit instant, le temps que Denise reprenne son souffle.

– Philippe… Le docteur m’a dit de te prévenir. Il faut que tu viennes immédiatement à Tours. Il pense que ta mère ne passera pas le week-end. Fais vite.

Le désespoir de Denise est perceptible. Elle n’en peut plus. Elle est à bout de nerfs. La violence psychologique de l’agonie de ma mère a érodé sa résistance. Je m’exclame subitement :

– Bon. J’arrive. Je suis à la porte d’Orléans. Je rentre à la maison prendre quelques affaires. Je préviens Marie et j’arrive. Juste le temps du voyage. Il me faudra bien quatre heures en tout, au moins. Je ne sais pas. Je te préviendrai quand mon horaire sera plus lisible. Je te rappelle.

Confronté à certaines situations, on aimerait être un génie, pouvoir asséner des paroles surprenantes, réconfortantes. Mais il n’y a pas de génie, pas de sagesse, face à la mort des autres. J’aurai voulu parler, réconforter. Réconforter ma tante. Me réconforter. Mais non… je suis trop nul…

J’appelle Marie, avec qui je vis. Je téléphone aussi à François-Régis, mon ami, mon petit frère, qui considère ma mère comme une tante ou une grand-mère. Chacun de nous cesse son activité… et se précipite au point de rendez-vous : chez moi.

Depuis une douzaine d’années, ma mère, Jacqueline, vivait dans un foyer de retraités. Elle s’y était retirée, elle-même, alors que je purgeais une peine de prison perpétuelle. Jean-Jacques, mon frère aîné, vivait encore. Une amie, la mère de François-Régis, lui avait conseillé une maison chaleureuse où chaque locataire dispose d’une chambre, avec cabinet de toilette. L’établissement, tenu par des religieuses, comporte un petit restaurant.

Il y a quelques mois, elle a commencé à se plaindre de douleurs et de troubles de la vue. Les médecins ont découvert une tumeur au cerveau puis ont diagnostiqué un cancer… Le mot pénible, le terme qui inquiète, affole et contraint à la résignation. Ce crabe dévorant qui rogne les chairs des vivants et les fait basculer dans la mort.

L’espoir ? Depuis longtemps, j’avais appris à ne plus espérer. Ma mère ne cultivait guère plus ce mot usé, racorni et desséché dans l’aridité du désert laissé par la justice des hommes. La rudesse de la vie le lui avait fait rayer de son vocabulaire. Nous l’avions trop souvent vu brûler dans la forêt de nos drames familiaux. Il était mort comme ces arbres calcinés visibles sur les montagnes incendiées où plus rien ne respire ni ne vit.

Espérer ? Comment espérer lorsque l’on a trop désespéré ? Il est un moment où l’espoir n’apparaît plus que comme ce qu’il est : un mal annonciateur de la désespérance.

Soumise aux examens médicaux, Jacqueline s’efforça seulement de ne pas anticiper sur le diagnostic puis de ne pas deviner ce mal, ce mot : « cancer ». Elle ne voulait pas en entendre parler. Déjà, une quinzaine d’années plus tôt, elle avait refusé de l’entendre alors qu’elle avait subi l’ablation d’un de ses reins, pourri par cette maladie.

Très vite, les médecins me firent comprendre qu’il convenait bien de penser à « lui » quand je pensais à elle. Une tumeur maligne était là… Le plus rapidement possible, les chirurgiens ont opéré, mais… mais les choses ne sont pas si simples. L’envahisseur avait déjà pris possession de ce petit corps. Il avait lancé ses métastases dans le reste du cerveau, dans les poumons et sans doute ailleurs. Même les cancérologues renonçaient à chercher dans cet ailleurs… Les os… ? Oui, bien sûr, mais à quoi bon ?

Un matin, j’ai pris le train pour Dijon, pour l’hôpital où ma mère séjournait, patientait, attendant de savoir si sa vue, que la tumeur dégradait, redeviendrait comme avant. Comme avant ? Soupir ! Comme avant ? Cela n’était plus une priorité… Il y avait bien plus préoccupant. Comment allais-je annoncer à ma mère qu’elle était atteinte ? Qu’elle allait crever lentement, dans la douleur ?

Je la retrouvai dans sa chambre. Elle me proposa d’aller prendre un café dans la petite cafétéria aménagée quelques étages plus bas pour le personnel, les patients et leurs familles… Je n’étais pas fier. Ma mère s’était autrefois battue pour que je vive, pour que je ne sois pas tranché en deux par la « bascule à Charlot »… et il fallait que je lui annonce qu’elle allait certainement mourir, bientôt, qu’il n’y avait plus guère d’espoir… C’était bien à moi de le lui dire, à personne d’autre. Je ne devais pas fuir cette responsabilité et, pourtant, j’en avais tellement envie !

– Alors, la mère ? Comment vas-tu ?

– J’ai mal. Je vois toujours aussi mal. Pourtant, j’espérais retrouver la vue après l’opération.

– Euh… tu sais, cela reviendra doucement. Ce n’est pas en t’enlevant la tumeur que la vue va revenir en quelques heures. Mais, de toute façon, le problème est ailleurs.

– Qu’est-ce qu’il y a, mon fils ?

– Le docteur ne t’a rien dit ?

– Oh, elle m’a dit des bêtises.

– Ah ? Que t’a-t-elle dit ?

– Elle m’a parlé d’un cancer.

Je suis soulagé… Avec son médecin, nous étions convenus qu’elle ne parlerait à ma mère que le jour où je viendrais. Je pensais qu’elle me laisserait donc annoncer la nouvelle. Puisque je lui avais téléphoné pour lui faire part de ma venue, elle avait pris les devants. Tant mieux pour moi.

– Pourquoi dis-tu que ce sont des bêtises ?

– Oh, parce que. Il y a des gens qui m’ont dit que tant que je ne suivais pas une chimiothérapie, tant que c’était des rayons, c’est que je n’avais pas le cancer.

– Écoute ! Nous nous sommes toujours promis de nous dire la vérité. Je ne sais pas quoi te dire. Veux-tu la vérité ou préfères-tu que l’on n’en parle pas ?

– Non, je veux savoir. Je te fais confiance.

– Bon. Tu te souviens que tu as eu un cancer du rein ?

– Non ! Ce n’était pas le cancer.

– Écoute, je sais bien qu’à l’époque tu as plus ou moins volontairement occulté le fait que c’était un cancer, mais les médecins t’ont retiré un rein à cause des métastases…

– Qui t’a dit cela ?

– C’est Jean-Jacques, je crois. Si j’ai bonne mémoire.

– Tu es sûr ?

– Oui. Crois-moi, je n’ai pas envie de te dire tout cela. Je préférerais parler d’autre chose.

– Non, mon fils, vas-y. Je veux savoir. Je veux la vérité. Ne me mens pas.

– Tu sais. Je t’admire, tu es vraiment courageuse. Il faut que tu le sois. Je serai là, près de toi.

Les yeux de ma mère, qui ne distinguent plus que des silhouettes, expriment son inquiétude et son anxiété. J’ai mal. Je vais devoir lui faire du mal. Elle sait ce que je vais lui dire, mais elle espère encore.

Je me souviens du jour où mes avocats sont venus m’annoncer que mon recours en cassation avait été rejeté. Ils m’annonçaient alors que j’allais bientôt être exécuté. C’était dur pour eux. Je l’avais perçu. Je l’avais compris. J’avais éprouvé de la sympathie pour leur souffrance et j’avais tenté de prendre cela avec ironie. Dire à quelqu’un qu’il va mourir… c’est insupportable. Dire à sa mère, ma mère, qu’elle va mourir alors qu’elle devrait encore vivre une vingtaine d’années… c’est ignoble.

Ma mère voudrait que mes lèvres prononcent d’autres mots. Je voudrais moi-même lui dire que tout va bien. Lui mentir ? C’est une solution. Ce serait une erreur. Il faut qu’elle se batte. Je sais qu’il n’y a plus beaucoup de chances, mais il en reste encore un peu, si elle refuse la mort, si elle lutte. Je ne sais pas si je vais avoir le courage de lui dire. Moi aussi j’ai envie de ne pas proférer ces paroles que je vais lui asséner. Je ne veux pas lui porter ce coup violent. Je ne veux pas être l’annonciateur de la mort. J’ai envie de travestir la vérité, de me mentir, de nous dissimuler la réalité. Mais je suis convaincu qu’elle veut savoir. Si elle doit mourir, il faut qu’elle profite de ses derniers mois, qu’elle voie ceux qu’elle a envie de voir. C’est nécessaire pour elle, c’est essentiel pour que les autres se préparent à sa disparition.

– Ta tumeur était bien cancéreuse. Ils l’ont ôtée, mais il semble qu’il reste encore des métastases. Ils ont opéré au plus juste, mais ils vont commencer un traitement chimio. De plus, il y a des métastases dans tes poumons.

– Mais enfin, comment est-ce possible ? Le médecin m’a dit que des morceaux de mon rein étaient passés dans mon cerveau. C’est idiot.

– Euh, je ne peux pas t’expliquer cela scientifiquement. Je n’y connais rien. Mais je vais te répéter ce que m’a dit ton médecin. C’est de la vulgarisation. Ce n’est pas tout à fait la réalité scientifique, mais c’est une explication que nous sommes capables de comprendre et qui est proche de la réalité. En gros, ton rein a bien été retiré, mais il restait des petites métastases. Elles sont passées dans le sang et elles ont voyagé avec lui. Elles sont parties à la conquête du reste de ton corps. Certaines sont arrivées au cerveau. Et ce sont elles qui sont responsables de la situation actuelle.

– Alors je vais mourir ?

– Je… Je ne sais pas.

– Je vais vivre alors ?

– Je ne peux pas te dire cela. Il y a de forts risques que tu meures. Selon ton médecin, il est impossible de faire un diagnostic définitif sérieux. Tu risques réellement de mourir et elle a peu d’espoir de voir le traitement aboutir car le cancer est un peu partout. Mais il y a une chance. Tout dépend de toi. Il faut que tu veuilles te battre. Si tu te laisses aller, le mal va progresser. Si tu refuses de mourir, si ton esprit veut vivre, si tu as la rage, tu peux vaincre ce crabe. Je veux que tu te battes. Et toi, tu le veux ?

– Oui, je vais me battre. Tu m’aideras, hein ?

– Oui, ne t’inquiète pas. Écoute, tu n’as pas de problèmes matériels. Tu as plein d’amis. Il y a Marie et moi. Tout le monde veut que tu vives.

– Si je meurs… je reverrai ton frère.

Je la regarde. Elle est sérieuse. Subitement, elle me paraît sereine. Je me demande si elle n’a pas envie de mourir. En fait, elle considère la mort avec une sorte de résignation. Peut-être même la regarde-t-elle comme une libération qui lui permettra de retrouver un défunt. Je comprends qu’elle a déjà renoncé. Qu’elle pense à son fils aîné, à son père aussi, sans doute. J’ignorais alors que mon grand frère avait toujours été son fils préféré, celui qu’elle avait follement aimé en le lui cachant afin de ne pas me frapper d’une sorte d’exclusion. Pour moi, au nom d’un indicible sentiment de culpabilité, peut-être, elle m’avait entouré d’une apparente marque de préférence. Mais, toujours, elle avait aimé Jean-Jacques plus que qui que ce soit au monde et, enfin, elle espère « Le revoir », sous une autre forme.

Dès lors, sa santé évolue rapidement. La dégradation va croissant. Les médecins tentent vainement divers traitements. Ma mère s’épuise alors encore plus. Elle souffre terriblement des effets de la chimiothérapie. C’est atroce pour elle. C’est rageant et inacceptable pour moi. Je suis impuissant. J’intériorise ma souffrance et ne la laisse pas émerger face aux autres. Je ris, je plaisante.

Ma tante et moi soupçonnons que tout est fini. Nous commençons à penser que les soins relèvent plus de l’acharnement qu’ils n’expriment un véritable espoir de guérison. Puis, un jour, alors que je viens voir ma mère, une infirmière m’interpelle gentiment :

– Monsieur ? Le médecin veut vous voir.

Je vais vers son bureau. L’interne est là. Elle m’informe :

– Nous allons mettre votre mère en soins palliatifs. Vous comprenez ce que cela signifie ?

– Oui. Cela veut dire que vous ne pouvez plus rien pour elle… mais cela signifie aussi qu’elle va avoir un petit moment de répit. Vous allez juste veiller à calmer ses douleurs.

L’interne hoche la tête pour marquer son approbation. Je reprends avec crainte :

– Combien de temps va-t-elle vivre encore ?

– Nous ne pouvons pas vous répondre. Nous n’en savons rien.

– Vous devez bien savoir. Un mois ? Six mois ? Deux ans ? Vous devez être capable de nous donner une fourchette ?

– Non. Vous savez, cela dépend de la combativité de votre mère. Cela peut durer un mois, car elle est véritablement mal, mais nous avons vu des personnes tenir un an.

J’en conclus qu’avec de la chance dans un an ma mère sera encore là, mais qu’elle va sans doute mourir dans les mois qui viennent. Un an, ce serait un miracle. C’est égoïste, mais je ressens le besoin de me préparer. La disparition de ma mère va être insupportable. Il faut que je commence à y penser, à m’y apprêter, à l’accepter comme une chose inéluctable. Je dois me préparer, me conditionner pour ne pas sombrer.

Je sors de là. Je vais retrouver ma mère qui dort. Ma tante est là aussi. Fidèle, au chevet de sa sœur. Nous parlons un peu et, surtout, nous évoquons un problème matériel que nous ne savons comment régler. Le foyer où vivait ma mère n’ouvre ses portes qu’aux personnes autonomes. Ma mère ne répond plus à ce critère. Elle ne pourra donc pas rester « chez elle ». Il faut trouver une solution. Les médecins de Dijon proposent une chambre dans un établissement de fin de vie. Ni ma tante ni moi n’avons envie de l’abandonner ainsi, dans ce qu’il convient de nommer « un mouroir ». Nous aimerions qu’elle meure dans une chambre qui soit la sienne.

Alors, une idée folle vient à l’esprit de ma tante. Cette dernière, retraitée, me déclare qu’elle est prête à veiller ma mère jusqu’au bout.

– Attends ? Tu vis dans le Midi. Tu te vois l’emmener dans le Midi ? La garder, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?

– Oui.

Je réfléchis un moment. Mon travail m’empêchera de descendre tous les week-ends la voir. Or, je voudrais être là, chaque week-end. J’en parle à ma tante qui me répond :

– Si tu trouves un endroit plus proche de chez toi, je suis d’accord.

– Il y a Tours, où vivent les parents de Marie. Tous deux sont naturellement portés au dévouement. Son père était aide-soignant. Ils nous soutiendront indéniablement dans cette épreuve. Je le sais. J’en suis sûr.

– Réfléchis et dis-moi ce que tu décides.

Il faut négocier avec le personnel hospitalier, qui est hostile à cette décision. Médecins et infirmiers connaissent bien mieux que nous l’épreuve que constitue un tel choix. Ils craignent que l’on craque. Je me dis que, par ce choix, au moins, ma mère aura vécu un peu « chez elle ». Je me demande quels sont mes droits. Ai-je juridiquement le droit d’exiger que ma mère sorte de l’hôpital pour mourir chez elle ? Ma mère a-t-elle le droit d’exiger de sortir ? Si les médecins refusent de la laisser libre, pouvons-nous, elle et nous, aller contre leur avis ?

J’appelle Jean-Louis Pelletier, qui m’avait autrefois défendu et qui connaît très bien ma mère. Il est toujours resté l’avocat de ma mère, avec Henri Leclerc. Il me dit qu’il interviendra s’il y a un problème. Mais aucun obstacle ne survient. Les médecins de Dijon veillent simplement au bien-être de ma mère et de son entourage. Ils ne veulent pas d’une décision prise sur un coup de tête. Ils résistent un peu mais, quand ils comprennent que nous sommes fermement décidés, ils acceptent.

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