Constantine le coeur suspendu
181 pages
Français

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Constantine le coeur suspendu , livre ebook

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Description

L'enfance de Robert Attal a été marquée par une tragédie : l'assassinat de son père sous ses yeux pendant les émeutes raciales de 1934. Réfugié avec sa mère et sa soeur dans le quartier juif de Constantine, il raconte la guerre avec les lois antisémites de Vichy et la solidarité du ghetto, puis la vie de son quartier, avec ses odeurs, ses couleurs, ses bruits, ses passions et ses drames. Et c'est encore la guerre dont la phase finale fut très violente à Constantine, et le départ des Juifs, enracinés pourtant dans l'histoire millénaire de l'Afrique du Nord.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 juin 2006
Nombre de lectures 341
EAN13 9782336257679
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0650€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

CHAPITRE PREMIER
C’est la guerre
Je suis né et j’ai longtemps vécu à Constantine, ville curieuse, ville pierre qui a choisi la plus haute branche pour installer son nid de cigogne. Il y avait pourtant de la place alentour : les plaines et les plateaux ne manquent pas. Non, Constantine s’est voulue ville défi et ce caractère se retrouvait chez bon nombre de ses habitants. Je venais d’avoir treize ans en 1939, et la guerre était encore jeune. Son acte de naissance s’étalait sur une affiche blanche collée contre une vitrine du plus grand magasin de Constantine, le Magasin du Globe. Les gens la lisaient d’un air grave. Avec Lolo, mon voisin et ami, nous avons propulsé nos culottes courtes jusqu’au premier rang et nous avons lu que la France déclarait la guerre à l’Allemagne : «La grande baroufa(bagarre) a dit Lolo, ça va barder pour les Allemands. Ce n’est pas trop tôt. » La ferveur qui nous animait était loin d’être partagée par tout le monde. Les adultes vivaient une réalité plus grave : ce sont eux qui porteraient le sac et le fusil, qui quitteraient l’épouse et l’enfant pour une odyssée périlleuse, ce sont eux qui mourraient, alors que pour nous, la guerre s’identifiait à une école buissonnière glorieuse. Ainsi, l’un de mes oncles encore jeune, se mit à souffrir d’un ulcère à l’estomac « qui couvait depuis longtemps » expliqua-t-il à sa parentèle étonnée, et l’un de mes cousins, myope mais sans lunettes, constatait qu’il devenait aveugle. Mon oncle Bnounou, de son vrai nom Messaoud Prosper Attal, le chef de la tribu, que certains membres de la famille appelaient par révéren-ce « Docteur », lui, n’y alla pas par quatre chemins. Bien que hors de portée de la mobilisation, à cause de son âge et de ses médailles gagnées lors de la Grande Guerre, il recouvrit son crâne à demi-chauve d’un képi à bande grenat orné de quatre 5
cercles : il était redevenu commandant- médecin. On lui confia un hôpital-annexe dans un collège soigneusement vidé de ses élèves. Défilèrent alors devant ses yeux bleus impitoyables de médecin ophtalmo-otorhino-laryngologiste, tout ce que la ville comptait de malades gravement atteints – disaient-ils – d’affections des yeux, de la gorge, des oreilles, y compris certains membres de la tribu qui calculaient le degré de parenté qui les unissait au Docteur, certains retrouvant des ancêtres communs remontant à David et Salomon. L’oncle, sourd à toutes les sollicitations muettes ou déclarées, envoyait 99% des consultants à la guerre. À la mort, s’écriaient les malheureux gonflés de rage. Et ils serraient dans leurs mains tremblantes, les menus cadeaux qu’ils avaient eu l’intention de lui offrir « même un Allemand aurait eu le c°ur plus tendre s’écria l’un d’entre eux. Suppose que dans la nuit, je me lève pour uriner, myope comme je suis, je risque d’aller uriner dans les tranchées allemandes. Voilà la solidarité entre frères ! » J’ai connu heureusement de vrais patriotes, prêts à mourir pour la France. Le cousin de mon oncle Fredj par exemple. En short, le crâne coiffé d’une chéchia rouge de zouave, il clamait « Nous les avons chassés de France à coups de pied au cul (en 14, il devait avoir une dizaine d’années), et cette fois avec un simple bâton, nous les ferons courir, avec le Moustachu en tête… » Ce faisant, il fit tournoyer un balai que sa femme admirative tenait à la main, et le levant bien haut, il cria : « Donnez-moi cet Hitler, une heure, une minute et la guerre se terminera avant d’avoir commencé.» Sans avoir lu Corneille, il imitait Horace ! En dehors de ces exemples pris aux extrêmes, la majorité des mâles du ghetto se rendit dans les dépôts militaires avec gravité. Loin de partager nos élans juvéniles, ils savaient eux, ce que pèsent un casque et un fusil, ils vivaient déjà, l’échoppe fermée et le pain rare pour l’épouse et l’enfant, et le poids de
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l’absence, et l’inconnu fait de sang et de nuit. Car beaucoup avaient déjà connu l’horreur des tranchées de France en 1914. La ville naguère si gaie devint grise. Les cafés autrefois éclairés par les rires et la blancheur des anisettes, n’agrip-paient plus qu’une clientèle clairsemée d’hommes malingres ou de vieillards qui ressassaient leur guerre. Da Sousso, amputé du bras droit , mais pas de la main gauche qui caressait du matin au soir une «Phénix» (marque d’anisette très prisée par les Juifs d’Algérie) bien frappée, s’égosillait « Ah quand a sonné le clairon de la France, c’était comme le sanglot du chofar, (corne de bélier) le jour de Yom Kipour (principale solennité de la religion juive), tous les hommes se sont levés, pas un n’a manqué, alors qu’aujourd’hui… ». Et il laissait couler un regard coulissant plein de mépris vers les rescapés de la mobilisation qui ne pouvaient répondre en considération du bras droit amputé ! Chez nous, il n’y avait pas d’homme à la maison. Mon père avait été assassiné au cours d’un pogrom. Jusqu’à l’âge de huit ans, je vivais à Bizot. C’était un tout petit village, distant du chef lieu d’une vingtaine de kilomètres, entouré de mûriers et d’acacias, cerné de collines pelées, où la nuit hurlaient les chacals. Mon père exploitait une ferme et représentait pour moi la force : il était le maître des terres et des troupeaux. Avec ma mère, ma jeune s°ur et mon benjamin de frère, nous entourions mon père comme une guirlande d’amour. Nous menions une existence banale dans un village ordinaire. J’étais un gosse comme les autres, je grimpais vers les branches de figuier, aussi bien que le fils du receveur des postes, et j’attrapais les grenouilles à la main, comme le fils de l’épicier. Le dimanche 5 août 1934, par une flamboyante journée d’été notre monde bascula. À midi, nous étions rassemblés autour de la table familiale, à dix heures du soir tout était consommé : une émeute raciale avait pris pour cible, la seule famille juive du village. Mon père assassiné sous mes yeux d’enfant, mon jeune frère de quatre ans, la tête
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transformée en un bloc de sang sous les coups des couteaux meurtriers, ma mère et ma s°ur assommées et laissées pour mortes, j’étais par miracle le seul à avoir échappé à la meute. À l’issue de cette nuit d’horreur, je me suis senti rejeté de la communauté fraternelle des hommes. Je venais d’avoir huit ans et j’avais déjà dans la bouche l’amertume d’un vieillard. Nos biens pillés, le père protecteur disparu dans l’horreur, nous n’étions plus rien, sinon un groupe pitoyable serré autour de la mère. Alors a commencé l’errance : nous n’avions plus de toit, des parents nous ont hébergés par une solidarité mêlée de pitié. Mais ma mère avait l’esprit prompt et refusait la pitié. Alors, ramassant nos maigres affaires, nous allions par des routes incertaines, vers un autre logement, puis un autre, soupirant après les champs de blé piqués de coquelicots, la grande ferme, ses écuries et ses étables, et le père surtout, le père sur son cheval comme un archange. Un jour, nous avons eu le sentiment d’être arrivés. Une amie de ma mère nous avait proposé un appartement, 24 rue e du 26 de Ligne, une de ces rues en pente mi-juive mi-arabe, qui cascadait de pente en pente, jusqu’au Rhummel, la rivière rouge qui tranchait la ville en deux. Cette ville que j’é-pouserai dans l’ivresse jusqu’à mon départ d’Algérie, cette ville aux trois ponts et aux trois communautés. Nous avons emménagé dans un appartement modeste donnant sur une ruelle et une cour à ciel ouvert, dans un immeuble de deux étages où vivaient six familles. S’il n’y avait pas d’hommes mobilisables chez nous, la guerre n’en n’était pas moins présente. Ma mère et ma grand-mère maternelle qui vivait avec nous, nous en entretenaient souvent. Mais c’était l’autre guerre, celle de 1914-1918, la Glorieuse et la Tueuse. Ma grand-mère ne se consolait pas d’y avoir perdu son fils, Chlomo (Salomon), « la lumière de mes yeux », disait-elle en pleurant. Notre mère nous racontait notre père soldat. « En Belgique, disait-elle, il avait participé à la terrible bataille de Charleroi, et à l’issue de cette journée, les
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champs étaient recouverts de coquelicots : c’étaient les corps des zouaves vêtus de rouge qui avaient été fauchés par la mitraille. » Cette image nous frappait par sa cruauté bucolique et nous imaginions mal ces coquelicots de sang.
Dans notre maison, la guerre toucha trois familles. Notre voisin immédiat, Monsieur Melki Adolphe, était un homme tout en rondeurs, rond de corps et rond de caractère. Bien qu’il fût père de trois enfants, presque cinquantenaire, et de plus affublé de verres de myopie aussi épais qu’un pain de glace, il fut mobilisé et expédié sur la ligne Mareth qui longeait la frontière avec la Libye, alors colonie italienne. Il ne vit pas le moindre Italien, mais ce n’était pas le fait de sa myopie, mais de cette guerre bizarre. Il n’en tua donc aucun, mais par contre, il écrasa beaucoup de scorpions. Bébert Didot était le seul rejeton d’un couple silencieux. Le père Didot, ne se déplaçait jamais sans un chien basset, qui était le sosie de son maître : court sur pattes, l’°il triste, l’aboiement discret. La mère Élise, était l’ombre d’une ombre, discrète, on se demandait même, si elle avait un jour parlé, et cet effacement vocal étonnait fort nos matrones juives, dont la sonorité du verbe aurait réveillé les morts. Bébert, leur fils était mécanicien. À la suite d’un accident de moto, il avait été trépané. Bien qu’excellent mécanicien, il déraillait parfois. On l’expédia dans un dépôt du matériel, à quelques dizaines de kilomètres de la ville. Enfin Émile comme un loup affamé, il était l’heureux époux de Germaine, le prototype de la beauté orientale. Les hanches larges, la gorge généreuse, elle enflait après chaque maternité, ce qui comblait de fierté son mari. Il fut le seul à traverser les mers pour voler au secours de la France. En attendant la victoire, la ville s’était affichée en tri-colore. Des panneaux représentant un soldat français bardé d’acier clamaient : « Nous vaincrons, car nous sommes les
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plus forts. » Nous le croyions, nous enfants et adolescents avec ferveur. Lolo, toujours sérieux et grave, de surcroît, incollable en Histoire et en Géographie commentait le slogan : « La Victoire est sûre et certaine. Essaie de compter. Le Moustachu à la tête de mort, ce cocu, il a combien d’Alle-mands derrière lui ? soixante -dix millions à tout casser. Maintenant prends un crayon. La France, avec ses colonies, de l’Indochine à Madagascar, avec ses lions, les tirailleurs sénégalais et les tabors marocains, ça fait combien ? 100 millions au bas mot. Ajoute, l’Empire britannique, cet Empire comme nous l’expliquait notre maître, M. Millar et « où le soleil ne se couche jamais », ce n’est pas 100 millions, mais 200 millions d’êtres humains, ça fait combien ? 300 millions. Et je laisse ça pour la fin. Et la flotte anglaise, la première au monde, et la marine française, avec ses cols bleus intrépides (Lolo, comme on sait, voulait s’engager dans la marine), c’est le blocus assuré. Et ils iront bouffer quoi, les Boches ? De la terre, des cailloux ou des fils de fer barbelés ? au choix ! » Et moi, de me tenir les côtes de rire, rassuré, assuré de cette victoire inéluctable. J’ajoutai mi-gave, mi-rieur : « Et les Chinois, ne comptons pas les Chinois pour l’instant, mais ils n’aiment pas les Allemands qui sont les alliés des Japonais qui sont en guerre avec la Chine. Essaie d’imaginer le jour où ils s’énerveront, ils rentreront dans le chou des Allemands. Avec chacun un grain de riz et une miette de curare dans une sarbacane, et ça fait au moins 500 millions de sarbacanes, L’Allemagne est noyée en une journée ». Et Lolo de rire à gorge sonore et victorieuse. Je suggérai alors : « Sans compter que nous, les Juifs… » Jusqu’alors, nous nous étions cantonnés dans des considé-rations générales et statistiques, un camp contre un autre comme au football. Or, nous savions que Hitler nourrissait envers les Juifs, une haine satanique, surgie du tréfonds de l’animalité et des sombres forêts gothiques, ce qui faisait dire à
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