À corps et à cris
86 pages
Français

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À corps et à cris , livre ebook

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Description

Cinq nouvelles pour dire les heurts et malheurs qui frappent au hasard, sans crier gare. Cinq histoires de corps et de cris pour raconter des situations de vie, à la fois banales et singulières où les personnages chutent et se relèvent. Des tranches d'humanité saisies sur le vif, surgies de l'ordinaire et absorbées par le temps qui passe.

Informations

Publié par
Date de parution 19 janvier 2015
Nombre de lectures 45
EAN13 9782312032801
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0012€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

À corps et à cris

Eliane Coustou
À corps et à cris
Nouvelles












LES ÉDITIONS DU NET 22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2015 ISBN : 978-2-312-03280-1
Animalité
Ce soir-là, comme les précédents et comme les suivants, Anna écoute le silence qui enveloppe les ténèbres. Elle a délimité son espace vital aux seules dimensions de la cuisine qui ne couvre pas plus de dix mètres carrés et dont l’ameublement massif occupe plus de la moitié de la surface. Dans ces moments de veille solitaire, elle n’utilise pas la lampe à gaz à cause de son léger bourdonnement qui pourrait couvrir un bruissement venu du dehors. Elle s’éclaire à l’aide de deux bougies, placées au centre de la table carrée, et dont la faible lumière caresse les lourdes portes en chêne du buffet. Les flammes vacillent quelque peu sur leurs mèches et la cire s’écoule lentement, en formant une stalactite transparente sur le rebord des bougeoirs en verre dépoli. Habituellement, à ces heures, Anna tricote, lit ou écrit quelque correspondance à sa progéniture confiée aux bons soins de sa vieille mère, à proximité d’un établissement qu’elle a jugé assez digne pour dispenser une éducation de valeur à ses garçons. Avant de s’installer pour une longue soirée d’attente solitaire, elle a pris soin de fermer portes et fenêtres, y compris les portes intérieures, qu’elle verrouille à clé, afin d’obtenir un espace sécurisé. Assise au centre de la pièce, face à l’ouverture laissée par l’emplacement d’une porte jamais posée, elle lance des regards furtifs en direction des objets qui paraissent soudain immobilisés par la crainte. Même la marmite sur la cuisinière semble aux aguets, la poignée de son couvercle déployant une ombre distendue qui s’en va mourir au-dessus des carreaux de faïence qui recouvrent le mur, jusqu’au plafond. Seul résonne, dans le silence assourdissant de la ferme endormie, le tic-tac de sa montre. C’est une belle pièce d’horlogerie suisse, fine et ciselée qui émet un son mat à chaque seconde. Anna se concentre sur son ouvrage pour accélérer le passage du temps qui s’écoule comme un produit gélatineux dans un goutte-à-goutte. De temps en temps, n’y tenant plus, elle pose le regard sur le cadran de sa montre pour s’apercevoir immédiatement que les aiguilles n’ont pas progressé aussi vite qu’elle l’aurait souhaitée. Anna soupire et détourne la tête. Il reste encore bien des heures à passer avant le retour de son mari.
Elle a épousé Marcel, transporteur au long cours, de vingt ans son aîné, en désespoir de cause. Aucun autre parti ne se serait présenté dans ce coin, au bout du monde, où elles ont décidé, mère et fille, de poursuivre l’élevage de moutons, après la mort du chef de famille, malgré le dédain des colons face à la présence de deux Européennes à la tête d’une ferme, dans cette plaine adossée aux confins de l’Atlas. Anna habite au milieu de nulle part, dans une maison blanche construite en rez-de-chaussée. Les étapes de l’édification des pièces en enfilade se sont succédées au rythme des naissances. Cette extension du bâti a brutalement été interrompue à l’arrivée du dernier-né. Sa naissance a mis un terme à une fertilité prolifique, contrariée par l’attente vaine d’une fille. Anna a gardé ses moutons et élevé ses garçons, sous le regard bienveillant de sa mère qui l’a secondée aux fourneaux quand elle était retenue près du troupeau. Puis les enfants ont grandi et la petite famille s’est scindée en deux. Anna est restée avec son époux à la ferme, sa mère et les garçons sont partis à la ville où Anna les a inscrits dans un collège tenu par des Jésuites. Elle pense qu’ils apprendront du même coup, l’orthographe, les mathématiques, la géographie et les bonnes manières, tout en fréquentant le bon Dieu pour la paix de l’âme, même si elle n’a jamais été en odeur de sainteté avec Dieu.
Anna a rencontré le géniteur de sa descendance masculine le jour où, roulant dans la région avec sa cargaison de bétail, il a stoppé net son camion pour laisser défiler le troupeau de moutons qui traversait la piste, en direction de la bergerie. Elle assistait à la scène depuis la cour, d’où elle surveillait le berger arabe guidant les bêtes, un Kabyle aux yeux clairs, analphabète et timide, comme il en existe tant ici. Il faisait très chaud et elle avait hâte que les animaux soient à l’ombre, entre les murs frais de la bergerie. Marcel la regardait de loin, tout en attendant que les moutons aient regagné leur antre. Il a coupé son moteur, mis un pied à terre, ôté son chapeau et a gravi la petite côte jusqu’à l’endroit où se tenait Anna pour la saluer. Elle s’est montrée accueillante. Il y si peu d’occasions, dans ce bled, de faire connaissance avec des Européens qu’elle l’a invité à se rafraîchir avec un verre de citronnade, faite maison. Sa mère, chaque jour en été, se livre au rituel de la préparation de citronnade, n’ayant rien trouvé de plus désaltérant que du jus de citron, légèrement sucré, mélangé à des litres d’eau. Ils ont bavardé de tout et de rien, tandis que le liquide glacé descendait dans leur gorge, chassant pour un temps, la forte sensation de chaleur. En partant, il a promis à Anna de repasser par là, car sa route le menait souvent, pas très loin, chez un éleveur de chèvres où il chargeait des bêtes pour les conduire chez un négociant de bestiaux. Il est venu, puis revenu et ils ont fini par faire plus ample connaissance, jusqu’au jour où Marcel a demandé Anna en mariage. Son offre d’épousailles ressemblait étrangement à une transaction de bétail. Il avait soupesé Anna du regard, à maintes reprises, et conclut qu’elle était, telle une bonne « bête », bien bâtie, solide, en bonne santé et de surcroît, agréable à regarder. Une fois incrusté dans le lit d’Anna, il s’est appliqué à produire un troupeau d’enfants, faisant prospérer la famille, à la manière d’un élevage, entre chargements et déchargements de cargaisons ovines, caprines, bovines…
Marcel passe, de fait, ses journées et une bonne partie de ses nuits entre étables et abattoirs. Ses vêtements, ses cheveux et même sa peau exhalent une odeur de sang animal qu’il tente vainement de repousser à grands renforts d’eau de Cologne bon marché. Au début de leur mariage, Anna s’est peu préoccupée de lui. Très vite enceinte, elle a tenté de le tenir à distance. La grossesse avait cela de bon : elle espaçait les étreintes, déjà rendues aléatoires par les contraintes du transport des animaux à toute heure et en toute saison. Ces interminables allées et venues, sur de mauvaises pistes, ébranlaient la mécanique du véhicule et la colonne vertébrale du conducteur. Marcel regagnait le foyer fourbu, les yeux cernés, le front plissé, les mains moites et le dos en compote. Il prenait une douche froide et s’écroulait, en caleçon et maillot de corps, sur le lit. Une ou deux minutes plus tard, il ronflait paisiblement. Quand le travail l’exigeait, il dormait cinq ou six heures et repartait aussi vite qu’il était arrivé, sans faire le moindre commentaire, oubliant le ventre d’Anna où s’épanouissait le fruit de leur intimité.
Marcel ne parlait qu’en cas d’extrême nécessité, comme par exemple, lors de la demande en mariage. Pour Anna, ce mutisme avait d’abord représenté un avantage. Le caractère mystérieux qui entourait cet homme taiseux l’avait séduite. En réalité, Marcel n’avait pas grand-chose à dire. C’était un type simple, voire un peu simplet. Anna avait voulu croire qu’elle allait découvrir, sous ce silence, un trait de caractère inattendu. Mais les beaux yeux verts de Marcel étaient restés tout ronds et son regard vide, semblable à celui d’un jeune veau. Son physique de beau gosse avait trompé Anna sur la personnalité de l’homme. Il ne lui restait plus qu’à penser et à parler pour deux.
Dans le silence nocturne, Anna se détourne de son ouvrage, tout en pensant à lui. Même muette, la présence de Marcel a toujours été la bienvenue. A défaut de s’exprimer, il pouvait intervenir en cas de danger. Elle n’arrive pas vraiment à estimer

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