Ecailles de vie
119 pages
Français

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Ecailles de vie , livre ebook

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Description

Dans ce recueil de nouvelles, l'auteur nous rapporte de petites histoires, des anecdotes légères, gaies ou tristes, étoffées ici et là de commentaires et de réflexions. Ces anecdotes rapelleront au lecteur des situations vécues. A travers elles, ce dernier est invité à réfléchir aux ressorts cachés de la mécanique humaine et sa compréhension lui construit une carapace
d' "écailles" qui habillent et protègent en laissant toute liberté.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 septembre 2010
Nombre de lectures 219
EAN13 9782296703964
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0500€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Écailles de vie
Alain Gouchet
 
 
Écailles de vie
 
Nouvelles
 
 
 
 
 
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
 
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
 
ISBN : 978-2-296-12472-1
EAN : 9782296124721
 
Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
 
LE COUPLE DU RER
 
 
Serré dans l’habituelle masse humaine qui chaque matin emprunte le RER – D pour rejoindre la gare Saint-Lazare, je me laissais ballotter par les mouvements du wagon, une main mal arrimée à la poignée de la porte. Ces poignées ne présentent aucun relief pouvant blesser et n’offrent donc que de très mauvaises prises. Nous arrivions en gare de Saint-Cloud. À cette heure, il n’y descend personne et chacun devait souhaiter que personne n’y montât.
« Notre » porte – la promiscuité silencieuse crée, même à l’échelle d’un compartiment de wagon, une communauté réduite qui, devant quelque forme d’adversité, devient un clan, uni pour la défense de son territoire et de son ordre établi, fût-il provisoire et fragile – notre porte, donc, stoppa pourtant devant un couple qu’on devinait volumineux et dont l’homme, le plus gros morceau, tendit le bras d’un geste décidé et l’ouvrit. Loin d’offrir d’emblée un territoire accueillant pour ces envahisseurs, l’ouverture créa d’abord un espace de décompression ; chacun prit un peu plus de volume et les quelques-uns qui une minute avant s’appuyaient à la porte se détendirent en faisant dépasser bras, écharpes, sacs et journaux. Vu du quai, le wagon devait ressembler à une boîte de sardines ouverte, quand la suppression du vide intérieur décomprime brutalement le litage.
L’espace d’un instant, les yeux du couple se tournèrent vers les autres portes … où se jouaient les mêmes scènes, avec sur le quai des impétrants tentant d’imaginer la meilleure façon de s’insérer. Je détaillai le couple : la cinquantaine riche, vêtements de bonne coupe, tissus et accessoires cossus, tous deux portaient chapeau, madame une sorte de bibi d’autrefois, comme une petite calotte en feutre, très arrondie et garnie d’un minuscule filet ; lui, vêtu d’un imperméable verdâtre à nombreux plis, rabats et poches, s’abritait sous un chapeau de même tissu et évoquait irrésistiblement l’image d’Epinal de l’agent secret soviétique, visage dur et fermé, mâchoire solide, carrée, cou presque inexistant entre des épaules massives ; elle en revanche faisait douce, timide et effacée, toute en rondeurs, bienveillante ; entre eux, qui tenaient chacun un petit sac de cuir, un énorme sac de voyage en toile posé sur le sol justifiait bien l’inquiétude qui se précisait dans leurs yeux … Les yeux des passagers déjà bien carrés dans la place étaient plus goguenards et curieux : ce couple, partant sans doute pour un voyage lointain et qui ne voulait pas abandonner la Jaguar sur un parking d’aéroport, allait découvrir les joies du transport en commun à une heure d’affluence… Un amateur de lutte des classes se fût régalé.
À l’autre bout du wagon, les nouveaux arrivants avaient réussi à s’infiltrer et seul notre couple anachronique restait planté, l’homme dardant des yeux de plus en plus durs sur les yeux des nantis… ; il y avait dans son regard à la fois de l’impatience, du contrôle de soi et du défi… ; la tension montait, d’autant plus vite que l’on était arrivé à ce moment suspendu où, sans avis ni concertation, tout le monde fait silence dans le wagon, juste au moment où va retentir le signal sonore de fermeture des portes. Cet instant de quelques fractions de seconde fut rompu par une voix, petite et retenue mais claire et parfaitement audible : « Chéri, tu crois qu’on va arriver à monter ? » Elle avait bien résumé le problème.
On put lire la prise de décision dans les yeux de l’homme, déclenchée par la question de sa femme. Personne n’aurait imaginé qu’il renonçât ; sans doute pas elle d’ailleurs. Sans un mot, au moment même où le fatidique signal retentissait, il saisit d’un bras musclé le gros sac à ses pieds, se retourna avec vivacité et, écartant l’autre bras pour ménager un espace pour sa femme, entra à reculons. Un dos puissant, immense, gonflé, avança, plus vite qu’on ne l’eut cru ; un bulldozer, un taureau, un éléphant plutôt, lent et irrésistible. Les passagers situés au bord de l’ouverture furent repoussés vers les côtés, dans un froissement de journaux, des glissements de sacs et de pieds, des craquements de paquets écrasés… ; moi-même, d’abord au deuxième rang, me retrouvai directement étouffé contre ce dos dans lequel je sentais jouer des muscles durs, énormes… mes yeux n’atteignaient pas son épaule… il devait mesurer près de deux mètres ; en revanche, devant son bras gauche, qui n’avait pas fléchi, sa femme suivait et, tournée vers l’intérieur du wagon, adressait muettement des regards à chacun, mi-remerciant mi-s’excusant…
L’homme arrêta sa puissante avancée de plaque tectonique au moment où la sonnerie cessa ; les portes automatiques commencèrent à glisser dans le silence, car aucun des voyageurs malmenés ne prononçait un mot, n’émettait un soupir : la puissance physique est impressionnante ; elle porte en elle, depuis les temps préhistoriques, le pouvoir de domination qui force l’autre à s’incliner, accepter la suprématie, se soumettre sans discuter. Depuis le temps des grands sauriens disparus jusqu’aux combats de boxe sur nos rings modernes, depuis les premières confrontations de clans animaux pour un territoire de chasse jusqu’aux affrontements des multinationales par dollar interposé, les mécanismes psychologiques qui préparent l’issue des rencontres n’ont pas changé. Pour l’heure, dans mon espace étouffant, j’attendais que se fermât la porte, pour que la décompression qui souvent l’accompagne me permît de respirer ; mais la porte ne se fermait pas… et l’on entendit la même petite voix de la femme : « Chéri, comment tu vas faire avec le sac ? » … ; bien sûr, au bout de son bras droit, le colosse avait dû garder le sac devant lui, bloquant la porte… fallait-il un nouvel écrasement pour faire la place du sac ? Je lisais, au dessus du bras puissant qui maintenant enserrait la femme, l’inquiétude dans les yeux de celle-ci ; inquiétude, mais aussi quelque tranquille certitude… elle vivait le suspense comme on tremble devant un film, bien certain tout de même que tout va s’arranger… ; peut-être même savait-elle d’expérience qu’il fallait à son compagnon la stimulation d’une inquiétude admirative pour déclencher une solution miraculeuse… Depuis les mêmes temps préhistoriques et jusque dans les prétoires d’aujourd’hui où sont agités les droits égalitaristes, les femmes, physiquement plus faibles, ont développé ce qu’il faut de vivacité et d’anticipation pour canaliser, en vue d’un profit souvent commun, la puissante primarité de leurs mâles.
L’homme n’eut pas une seconde d’hésitation. Avant que la porte, que la pression d’air comprimé poussait à nouveau, n’ait atteint le sac, deux bras puissants avaient saisi celui-ci à chaque bout et, sans à-coups, l’avaient monté et littéralement écrasé au plafond du wagon, devant les yeux médusés des passagers. Les portes claquèrent et le train partit. L’homme tenait en l’air, à bout de bras, un énorme sac qui devait peser, à voir, plus de trente kilos… Dans le wagon, chacun était estomaqué. Je lisais, dans les yeux de la femme à quelques décimètres de moi, une sorte d’invite à apprécier l’intelligence et la force de son homme…
Le train était un express, qui ne marquait pas d’arrêt entre Saint-Cloud et La Défense… Les bouches béantes d’admiration devant le tour de force commencèrent après quelques minutes à se pincer dans un sourire goguenard… Le Samson du RER allait devoir faire durer la performance pendant de longues et douloureuses minutes… au détriment peut-être de son chapeau, que pour l’instant le fond du sac frôlait à peine... Les poignets épais, couverts d’une toison longue, dense et noire que l’envolée des bras levés avait dévoilée, inspiraient confiance mais tout de même… ; s’il avait un tonus physique impressionnant, l’homme n’était pas de première jeunesse… Le visage de sa femme, qui continuait de regarder chacun comme pour excuser l’intrusion et la gêne provoquées, traduisit vite la nouvelle inquiétude que les regards qui lui étaient rendus faisaient naître. Veule et sans reconnaissanc

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