L’espérancière
56 pages
Français

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L’espérancière , livre ebook

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Description

des tranches de vie en Guinée entre espoir et détresse

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 38
EAN13 9782350450827
Langue Français

Extrait

Nadine BARI
L’Espérancière
Recueil de nouvelles
A mes enfants,
Asmaou,
Sonna,
Yasmine et
Imran
On ne peut pas dire que l’espoir existe ou n’existe pas. L’espoir est comme ces chemins sur la terre : à l’origine, il n’y avait pas de chemin, mais là où les gens passent sans cesse, un chemin naît.
Sagesse chinoise
On plante des mots, on plante des désirs, on récolte de la vie.
Alain Richert
Mes remerciements les plus chaleureux vont aux parents et amis qui ont relu et critiqué mes textes, me permettant ainsi de me faire une idée plus juste de l’interprétation de ce que je voulais dire sur la Guinée et ses habitants :
Oumar Bah (documentation prières et Pulaaku) ; René Fritsch, Nicolas Gerakis (documentation ONG Voir la Vie) ; Imran, Sonna et Yasmine Barry, Christine Blanc-Diallo, Gisèle Boisseaunault, Jeanne Cousin, Danielle Da Pont, Alhassane Diallo 2, Bounmanh Khamsouk, Christiane Kirsch, Céline Pauthier, Kryan Soler et Claudine Sylla (rédaction).
Hublot
Le hublot est trop petit pour me permettre de tout voir de cette immense mangrove sectionnée par des bras de mer qui la fouillent languissamment.
— Ce doit être plein de moustiques ! dit ma voisine avec dégoût.
Je n’ai pas envie de lui répondre que c’est pourtant là que j’ai choisi de vivre. Pour suivre un mari noir que j’adore, avec ou sans moustiques. Non, j’exagère : « On n’adore que Dieu», me dirait Soeur Pascaline.
— Mais ma sœur, Abdoulaye est devenu mon Dieu…
— Oh ! mon Dieu ! Quel blasphème, ma fille !
Mon éducation ne m’a pas vraiment préparée à cette vie que je devine, vue d’avion. Au diable les cornettes des Ursulines ! Allons voir chez les musulmans, ma Soeur !
L’espérancière
Il était le cousin du mari disparu et, à ce titre, pouvait prétendre reprendre la veuve en mariage. Elle n’ignorait pas la règle du lévirat en usage chez les musulmans en général et chez les Peuls en particulier. Cela avait même été l’unique raison de son hésitation, ce jour lointain où, timidement, il lui avait parlé mariage :
— As-tu des frères ? Parce que je veux bien t’épouser toi, mais pas l’un de tes frères si tu viens à mourir !
Il avait éclaté du rire sonore et franc de beaucoup d’Africains et l’avait rassurée: il n’avait que deux soeurs même père, même mère. Alors elle avait dit oui à sa demande, le cœur aussi léger qu’une bulle de savon. Elle ignorait à ce moment-là que les cousins du côté paternel sont aussi considérés comme des frères… Et le visiteur d’aujourd’hui en était un ! Il venait pour elle, la veuve.
Cependant, Annie était une veuve un peu particulière, qui n’avait ni vu, ni fait enterrer le cadavre de son mari. Comme toutes les femmes de disparus, elle attendait donc, avec espoir, le retour de son époux. Et là résidait tout le problème. Depuis douze ans qu’à deux heures du matin, Karim avait été sommé de suivre des hommes en armes prétextant que le Comité révolutionnaire avait besoin de l’interroger– depuis douze ans donc, elle attendait.
Or, Karim avait toujours été le roc sur lequel elle s’appuyait et, depuis son incarcération, elle fabriquait de l’espoir en continu. Depuis douze ans, elle n’avait vécu que de l’attendre. Elle le dit ouvertement au cousin en visite :
— Je ne peux pas aimer maintenant, c’est trop tôt. Je te le dis avec mon cœur et aussi toute ma peine. C’est trop tôt. Tu sais combien Karim me manque.
— Je sais, reconnut tristement le prétendant repoussé. Tu as élevé ton mari sur un piédestal. Personne ne rivalisera jamais avec lui dans ton cœur. Personne. Mais, pour moi, ce n’est pas un rival. C’est un frère aimé dont je voudrais rendre la veuve heureuse. Je sais qu’il vit en toi, qu’il te voit et que tu le sens. Je ne chercherai pas à le remplacer. Je serai là, c’est tout. Je suis prêt à supporter sa présence. Près de toi, j’en aurai la force.
Tant d’humilité chez ce grand orgueilleux bouleversa Annie, malgré elle. Le repas qui suivit fut gai et détendu. Les enfants trouvaient manifestement plaisir à bavarder avec le parent de leur père. Les discussions avec le visiteur baignaient dans une aura d’intimité qui pouvait laisser croire que les enfants et lui se connaissaient depuis vingt ans. Le garçon abreuvait le cousin de questions sur l’enfance de son père au Fouta-Djallon. La fille buvait les paroles de son oncle et prenait des airs câlins lorsqu’elle s’adressait à lui. La mère comprenait, à les regarder, combien ses enfants avaient souffert de l’absence du père. Elle avait pourtant entretenu chez eux la flamme du souvenir pour qu’au retour du vrai chef de famille, ils ne se retrouvent pas face à un étranger dans la maison.
Du temps de son mari, elle s’était souvent reprochée d’être à ses côtés plus épouse que mère : elle trouvait souvent les petits encombrants, car chacun de ses oisillons l’obligeait à se multiplier pour mourir chaque jour un peu plus à la vie à conjuguer avec son mari. Aujourd’hui, elle comprenait mieux cet écartèlement, qui avait sûrement fait souffrir les enfants. Tout petits déjà, ils cherchaient à comprendre l’absence mais comment leur expliquer Sékou Touré, l’arbitraire, la dictature? C’est dur d’être un enfant de disparu. Annie voyait bien qu’ils n’ajoutaient plus foi à la perspective de retrouver leur père. Karim disparaissait de plus en plus tandis que l’espoir de le retrouver allait s’effilochant. Pourtant, les enfants n’étaient pas ceux du cousin, même s’il prétendait pouvoir les aimer comme le père qui leur manquait ! Non, non et non, les enfants sont à mon mari, à lui, à moi, à nous. Ils étaient la présence réelle de l’absent à ses côtés, comment un autre homme pouvait-il songer à attirer leur affection, à ravir la place du vrai père dans leurs cœurs ? C’était un raisonnement puéril, elle le sentait bien, mais elle se découvrait l’âme d’une tigresse défendant sa portée contre le voleur d’amour, l’usurpateur. C’était aussi pour elle une manière de tenir le mâle à distance : les petits étaient alors son rempart, sa protection. Le cousin le sentait bien, qui cherchait toujours à forcer le barrage.
Ce soir-là, Annie quitta la table avec un goût de craie dans la bouche. La veillée avait été aussi animée que le repas pour les enfants et le visiteur. Elle se contentait de sourire à leur incroyable intimité. Une douce torpeur la gagnait, qui se mua en une ineffable tendresse lorsqu’au moment de se souhaiter bonne nuit, son beau-cousin l’embrassa affectueusement. Quand on s’obstine à aimer un fantôme, la joue d’un homme de chair vous est d’une douceur inouïe…
Il la sentit mûre pour le chant du soir et la pria doucement de revenir à ses côtés cette nuit-là. Elle s’enfuit, effarouchée, se révolta d’abord, puis revint une heure plus tard, victime consentante, reconnaissante même. Ému de sa fraîcheur, il la prit comme une vierge (qu’elle était presque redevenue à force d’attente et d’émotion contenue), après mille travaux de tendre approche qui l’étonnèrent et l’enchantèrent lui, le conquérant magnifique. Les doigts et les lèvres de l’homme voletaient dans l’ombre comme autant de papillons émouvant un champ de fleurs engourdies, frissonnant sous le soleil du petit matin.
Cependant, elle se prêta mais ne se donna pas.
— Comme si quelque chose t’en empêchait, lui souffla-t-il plus tard.
Pas quelque chose, mais quelqu’un, songea-t-elle tristement. Comment empêcher les souvenirs de courir indéfiniment, tels des rats affolés, affamés, dans les corridors de sa mémoire ? Ils grignotaient sans fin les berges du plaisir qu’elle tentait parfois de voler, jusqu’à ce qu’elle s’effondre et que tout soit toujours à refaire : l’impossible oubli et l’inaccessible sérénité aux côtés d’un autre homme que Karim… Comment ne plus le voir, ne plus sentir son emprise, sa chaleur? Cette nuit-là, elle avait bel et bien perçu le souffle de son mari, sa présence réelle entre l’intrus et elle. Elle avait compris que, devant les caresses d’un autre, l’absent jouait tous ses atouts pour l’attirer encore à lui, pour la garder dans son éternité de fantôme. S’il était devenu une âme morte, alo

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