L ivre de famille
82 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

L'ivre de famille , livre ebook

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82 pages
Français

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Description

Mathieu, fondateur et ex-patron d'un célèbre réseau de radios locales, a explosé en vol. Drogue, maniaco-dépression, plongée dans l'alcool. Parcours fléché de cures de désintoxication, de post-cures, d'hôpitaux psychiatriques et de services d'urgence ou de réanimation dans un temps devenu circulaire. Sous le regard interloqué, désespéré, de sa soeur qui interprète cet anéantissement comme la phase ultime d'un processus plus global, qui touche toute leur famille. Une famille juive. Disloquée. Comme un réponse tardive à l'annihilation qui l'a frôlée, comme une suite intime et souterraine de ces années de folie collective.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 novembre 2011
Nombre de lectures 19
EAN13 9782296472136
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

L’ivre de famille
Manuèle Ellissen


L’ivre de famille

Récit
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-55521-1
EAN : 9782296555211

Fabrication numérique : Actissia Services, 2012
Dans le couloir de la clinique, ce mois d’août à Paris, il traîne les pieds comme un vieillard, épaules voûtées, poings serrés pesant si lourd qu’ils semblent frôler le sol. Avec sa silhouette carrée, ses cheveux blanchis, c’est un yéti que je vois, un géant gentil, si gentil. Il dit que ça va bien et c’est le plus touchant.
Je l’accompagne sur la terrasse, face à l’hôpital Sainte Anne, où il veut boire un café, et surtout fumer. La cigarette de l’essentiel, la cigarette du tout ce qui lui reste ainsi qu’à tous ces gens enfermés, psychiatriques, pour lesquels c’est une occupation, un code, un mode de vie, demander une cigarette, la donner ou la refuser, se voir offrir du feu quand plus aucune relation n’existe avec le monde extérieur. Mon frère, fondateur et ex-patron d’un célèbre réseau de radios locales, bras droit de L. senior, star du monde du business et des médias a explosé en vol.

C’est une fête éblouissante. Face à l’arc de triomphe, l’entrée de cette boîte de nuit, que Mathieu a louée pour la soirée. Je croise Patrick Bruel, puis je découvre un studio d’enregistrement où chacun vient réciter son propre éloge de Mathieu, filmé et retransmis simultanément en vidéo. Pour adresser un message d’amour par écran interposé. Sur les tee-shirts publicitaires qu’on nous distribue, une sérigraphie en blanc sur noir, « le guide du petit Mathieu illustré » détaille ses petits travers, ses faits d’armes. Ce culte de la personnalité atteint son zénith lorsque Laurent B., animateur vedette de la soirée, nous conte des anecdotes de bureau en rythme sur nos applaudissements. Nous sommes tous venus célébrer sa nomination comme PDG de International Média Europe, représentant son groupe dans le monde. Tout semble si facile ce soir dans
cet univers déroutant et exaltant, je croise un couple qui s’embrasse et l’instant d’après le même homme enlacé avec une jeune fille différente. Surprise, je souris et termine ma coupe de champagne en plaisantant avec ces amis qui n’en sont pas, mais qui connaissent mon visage et peuplent mon imaginaire. Et c’est une troisième que ce type pelote furieusement sur la piste de danse. Je tournoie entre les vieux copains de Mathieu, ses relations professionnelles, les V.I.P. de la planète médias, qui tous se mêlent. Je suis heureuse d’avoir un frère exceptionnel. Si fière.

Quel drôle de gars, Mathieu. Presque en larmes, il m’annonce : « Je vais devoir me séparer de Papa. Je n’ai pas le choix ». Depuis deux ans déjà, faute d’argent, il s’est réfugié chez notre père lorsqu’il n’est pas hospitalisé. Je tente un brin d’ironie : « A plus de cinquante ans, je ne trouve pas ça tragique » tout en frissonnant à la force de cet attachement.
« Il me fait trop de mal, je vais tout tenter pour avoir une place en foyer d’accueil… en même temps, la paupérisation me fait peur ». Mathieu le magnifique dans un centre d’adultes en situation de précarité. Cela m’effraie aussi.
Je lui apporte une veste que mon mari destinait à Emmaüs. « Oui, je prends tout » répond-il sans l’essayer. Son arcade sourcilière est zébrée de deux traits rouges, son visage chaotique parsemé de poils de barbe poivre et sel, pointillés sur sa peau couperosée, ses dents tachetées, ses yeux flous tremblotants et humides. Comme les hommes de la rue, les poivrots que l’on reconnaît de loin sans savoir pourquoi. De plus près, son odeur le trahit et ne trompe personne.

***

Quelques années auparavant, première visite en hôpital psychiatrique. Des fous aux visages hagards et fixes peuplent le hall sordide fermé à double tour. Ils s’agrippent ou ils rient. Leurs expressions sont gravées comme les meubles sont soudés dans le sol de leurs chambres. Impression de dureté. Dans ce lieu, pas trace d’une rondeur, rien de moelleux. Même la psychiatre à laquelle je m’adresse par hasard, ou par besoin de me confier, lui avouant la découverte d’un revolver chez mon frère me répond par un aboiement :
- Etes-vous allée le rendre à la police ?
Jamais je n’aurais pu emmener cette arme sur moi. Avec moi, dans mon sac. Entre les mouchoirs en papier et les clés. Dès que je l’ai aperçue, soulevée, reposée, j’ai appelé Nat : « Que peut-on faire avec ça, je la planque où ? J’ai même du mal à la toucher ». C’est ma sœur. Au téléphone, elle a entendu ma voix affolée, nous en avons ri ensemble. Je n’avais encore jamais vu un vrai revolver. Finalement, j’ai même dégoté la boîte et la facture, dans l’appartement désert, sans fouiller, en errant, en examinant le fatras de Mathieu, livres entassés, documents importants froissés déchirés, cigarettes éventrées, coussins, matériel informatique, prises électriques, câbles, plaquettes de médicaments tordues même pas vides, pièces de monnaie, magazines pornos. Drôle de facture, de belle facture, un peu pop art, chic. Je n’avais pas idée de ce commerce, acheter sa propre mort programmée dans une galerie des Champs-Elysées. Décor années 60, genre psychédélique. Psy-show, quel nom prédestiné. Combien de gens seuls se sont tiré une balle comme ça après une balade du dimanche ?
A l’entrée de l’hôpital psychiatrique, de hautes cheminées cylindriques en briques m’évoquent des photographies de camp de concentration. Comme l’un d’eux, cet endroit est aussi grand qu’une ville, bien planqué en lointaine banlieue. Lui aussi, s’éparpille en une multitude de petits pavillons qui tous semblent déserts et qui chacun abrite une vie souterraine, inconnue de la télévision, des journaux, l’autre coté d’une barrière invisible. Où des gens meurent et se meurent. A quarante ans, je découvre cet univers inquiétant et secret.
Mathieu y reste longtemps, plusieurs mois, durant lesquels je ne le vois pas beaucoup. C’est loin. On ne doit pas le déranger. Les horaires sont stricts. Hormis la première fois, je ne peux aller plus loin que le parloir, situé juste à l’entrée du bâtiment. Le même mot que dans une prison. Ce jour-là, je découvre sa chambre et pire, en face, « La salle de bain » sortie de l’univers de Frankenstein. Au centre d’une immense pièce carrelée vert et blanc une baignoire est équipée de gants en plastique et de tuyaux d’arrosage installés pour permettre aux infirmiers de « nettoyer » les malades. Au jet. Justement, les blouses blanches, en grappes, discutent en transportant des sacs de linge aux insignes de l’assistance publique. Par moments, des cris recouvrent leurs voix mais ne troublent pas leur conversation. Je passe un sas, puis une serrure imposante et j’attends. Qu’ils m’autorisent à pénétrer jusqu’au box de Mathieu. Au moment où je pose le sac de vêtements et d’objets de toilette que je lui apporte, l’angoisse me pétrifie. Tout devient dangereux ici. Tout ce que l’on utilise quotidiennement peut provoquer un drame. Dès que Mathieu s’échappe de la chambre et de mon regard pour aller aux toilettes, je retourne et je vide le contenu de ce barda pour en retirer même le doliprane ou le foulard. Mathieu semble avoir pris des coups de poing dans la figure, qu’il se serait donnés lui-même. Je préférerais qu’il soit vindicatif, opposant, querelleur. Il essaie de ramasser quelques morceaux de son propre puzzle mais la tâche semble titanesque.
C’est une HDT, hospitalisation sur demande d’un tiers. Notre père, mes deux sœurs et moi nous sommes retrouvés la veille dans un service d’urgence psychiatrique pour prendre la décision de l’enfermer. L’ultime solution pour le mettre à l’abri de lui-même. Nous étions tous inquiets de sa réaction. Il n’en a pas eu. Même lorsqu’on l’a installé dans une ambulance, à côté d’un homme en délire et que l’ambulance s’est fondue en glissant dans la nuit.

***

Le mal est sorti de l’aube de notre histoire, de celle du couple de nos parents, de leur enfance, de plus loin encore, l’antre de la nuit noire. Il est là maintenant, se déroulant sans fin comme un tapis roulant, s’engendrant lui-même. Il a traversé notre mère, à mort, s’est installé en nous, les enfants, nous blessant tous, Mathieu en tête. Il est l’aîné. Le danger est en moi et devant moi. Je le regarde fixement, chaque jour, depuis mon plus jeune âge, paralysée, ne sachant par où m’esquiver. La fuite, l’altercation violente, que choisir pour ne pas être fauchée. Nos parents sont des juifs, des enfants rescapés.
Naître e

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