L Usine à rêves
107 pages
Français

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L'Usine à rêves , livre ebook

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Description

"Mon petit Charlie,
Je suis très malade et le médecin ne donne pas cher de ma peau... Cela me ferait plaisir de te voir et de parler avec toi. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, n'est-ce pas ?
Je t'attends.
Ton vieil ami, Nilo Pharel.


Pharel n'a jamais été "mon vieil ami'. Je n'ai aucune envie de retourner à Bruxelles, encore moins de le revoir, lui.
Mais une sorte de curiosité malsaine me pousse à entreprendre ce voyage dont je ne veux pas. À moins que ce ne soit la peur. "
Dans une autre vie, Charles Dulac a été enfant-acteur à Hollywood, héros d'une série à succès. De cette gloire éphémère lui restent les vieilles bobines super 8 de Little Charlie detective qu'il se repasse en boucle dans sa grande villa solitaire, quelques images ensoleillées de la dolce vita version L. A. dans les années 1950. Et le souvenir, obsédant, du drame qui a brisé sa carrière et broyé sa vie. Or voilà que ressurgit un fantôme de ce trouble passé que Charles croyait à jamais enfoui dans les replis de sa mémoire...





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Informations

Publié par
Date de parution 02 avril 2015
Nombre de lectures 5
EAN13 9782221128831
Langue Français

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Extrait

couverture

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François Rivière

L’USINE À RÊVES

roman

images

Ce matin, le chat siamois est revenu prendre possession de la villa. Je ne l’avais plus revu depuis son apparition furtive de l’été dernier : nous nous étions trouvés nez à nez à l’orée de la petite jungle de bambous, derrière la maison. Aussi surpris que moi, il avait décampé sans demander son reste, me laissant désemparé. Cette fois, il s’est avancé d’un pas tranquille sur la pelouse après avoir franchi la grille restée entrouverte, puis s’est arrêté devant moi. Il a levé des yeux confiants et s’est encore approché pour me présenter ses lettres de créance – un frottement rapide de son flanc contre mon mollet accompagné d’un miaulement à peine audible. Je me suis penché pour le caresser mais il ne m’en a pas laissé le temps. D’un bond de côté, il a contourné l’obstacle que je représentais peut-être encore et a trottiné en direction de la véranda dont il a franchi le seuil, disparaissant à ma vue.

Depuis longtemps, je n’utilise plus l’entrée principale avec ses colonnes de marbre rose théâtrales dont Granny Maud était si fière. On entre dans la villa par la véranda, elle aussi prétentieuse avec ses entrelacs de métal heureusement recouverts de vigne vierge et de volubilis à la saison. Mais j’aime ses vitraux aujourd’hui délavés. Cet endroit est ma tanière et je m’y plais, à n’importe quelle période de l’année, entre les énormes pots en terre cuite achetés il y a bien longtemps à la frontière mexicaine et les fauteuils d’osier aux coussins gainés d’indienne fanée. Il arrive que la grosse chaleur m’oblige à trouver refuge dans le petit salon aux volets toujours clos, mais rarement dans ce qui fut le bureau de ma grand-mère et où une partie de ma bibliothèque s’accumule. Elle appelait cette pièce son QG et c’est là qu’elle enguirlandait nos bonnes. Si l’une de ces pauvres filles avait le malheur de lui tenir tête, elle était renvoyée sur-le-champ…

J’ai cherché le chat au rez-de-chaussée mais il ne se trouvait ni dans le salon ni dans la grande salle à manger que je n’utilise jamais. La cuisine ne l’avait pas non plus attiré. J’ai pensé qu’il avait pu partir explorer le premier étage – la villa en comporte deux, plus des combles et une sorte de terrasse couverte comme on en voit à Rome. C’est là qu’on étendait le linge autrefois, à côté de deux chaises longues où Granny Maud aimait venir prendre le frais en été, et où je la rejoignais en silence. En vérité, nous ne nous parlions pour ainsi dire plus dans les dernières années de sa vie et cela me convenait très bien. Nous ne nous sommes jamais entendus même si notre cohabitation se déroulait à peu près paisiblement depuis ce qu’elle avait appelé, avec un brin d’ironie méchante, mon « retour au bercail ».

La seule porte ouverte sur le palier est celle de la chambre ; c’est là que j’ai retrouvé le chat. Il foulait l’édredon avec volupté comme s’il voulait s’y faire un nid. Mais, m’apercevant, il a changé d’avis, et bondi sur le parquet, me faussant de nouveau compagnie. Je l’ai retrouvé juché sur l’étroite banquette de la chaise à porteurs tout droit sortie de l’Ancien Régime qui amusait tant les petits-enfants de Mme Gouve lorsqu’ils nous rendaient visite autrefois. Le chat en a flairé la porte vermoulue et les coussins défoncés, et je l’ai abandonné à son inspection méthodique. Enfant, moi aussi j’en aimais l’odeur et je venais m’y plonger dans les vieux albums empruntés à la bibliothèque de notre maison d’Yonge.

— Ne les abîme pas, disait Granny Maud d’un ton sévère, ils étaient à ton père.

La plupart du temps, dépité, je les refermais et les lui tendais avec un soupir.

 

En été, je ne fais qu’un repas par jour, que je prépare dans ma cuisine relativement fraîche et auquel je fais honneur une fois la nuit tombée dans la véranda éclairée par les lanternes vénitiennes. J’écoute mes disques préférés, Rachmaninov au piano, Glenn Gould, les chansons de Noel Coward ou de Judy Garland.

Mais, aujourd’hui, un violent coup de cymbales a retenti dans la torpeur de Saint-Romain, me précipitant hors du cercle rassurant de l’univers nostalgique et intemporel que je me suis construit. Le facteur est passé comme chaque jour vers onze heures. La présence d’innombrables estivants dans la station ralentit sa course en été, ce qui m’agace lorsque j’attends avec impatience un envoi de livres, quoique… Rétrospectivement, je crois que j’aurais préféré ne jamais le voir arriver jusqu’ici. Comme toujours, il a franchi la vieille grille entrouverte et s’est avancé en sifflotant sur la pelouse jaunie par le soleil. Machinalement, je l’ai salué et saisi le courrier. Puis je me suis assis dans mon fauteuil favori : le timbre belge ornant une enveloppe oblongue de couleur mauve m’intriguait – qui pouvait encore m’écrire de Belgique, désormais ? Je l’ai décachetée d’un geste vif et j’ai déplié la feuille d’épais papier à lettres, également mauve. Aussitôt, un visage m’est apparu en surimpression du paraphe qui accrochait mon regard comme un hameçon.

Nilo Pharel, un drôle de nom mais sa lettre, brève – à peine quatre lignes tracées par une imprimante –, n’est signée que de son prénom, indissociable des autres prénoms qui hantent ma mémoire.

Au réveil, les pires cauchemars d’ordinaire se dénouent, comme s’apaise une tempête ayant fait rage toute la nuit sur la côte… Mais la signature de Nilo et ses quelques phrases m’apostrophant depuis Bruxelles, réclamant ma venue, ont agi comme un rappel à l’ordre : oui, lui et moi avons vécu dans le monde réel et, malgré tous mes efforts, ma « vie d’ermite » comme dit Sam avec moquerie, mes marottes de bibliophile, je ne lui échapperai jamais. Comme Teddy et Donnie, figures omniprésentes, ne me lâcheront jamais et c’est tant mieux… Mais Nilo Pharel, lui, n’a jamais été mon ami. Je l’ai toujours fui comme la peste.

Je crois savoir ce qu’il me veut et, ce soir, alors que les vacanciers alentour se grisent d’une liberté factice et du mauvais vin blanc de la région, je sens se refermer sur moi le piège qu’il me tend. D’un geste brusque, j’ai reposé sur le bahut cette enveloppe mauve de si mauvais augure, me forçant à songer à mille autres choses qu’à celles auxquelles ses quelques mots me rappellent férocement. J’ai repensé au chat qui n’avait pas reparu, aux propos échangés par-dessus la clôture avec mes voisins d’à côté, les locataires de la villa Esmeralda, qui m’ont tout appris du siamois leur appartenant. On l’a baptisé Confucius mais tout le monde l’appelle Fu, m’a expliqué une adolescente au regard fuyant, ajoutant que si l’animal « m’ennuyait », je devais le renvoyer sans ménagement.

Ces gens me considèrent certainement comme un excentrique absolu, un « original » comme on dit par ici. Peut-être même craignent-ils pour ce pauvre Fu !

Ce soir, j’aurais aimé le voir revenir me tenir compagnie de cette manière indifférente qu’ont les chats… Fuyant la véranda, sans doute pour mettre le plus de distance possible entre la lettre et moi, je suis monté jusqu’à la terrasse. J’ai contemplé longuement l’océan à marée basse et, sur la plage immense, un groupe d’adolescents assis en cercle autour d’un feu de camp qui éclairait leurs visages d’une lueur dansante.

Le fracas du tonnerre m’a brusquement sorti d’un rêve que je ne voulais pas quitter. À la voix de Pharel m’intimant de venir le voir, toutes affaires cessantes, à Bruxelles, se superposait le visage tuméfié de Teddy et puis Little Charlie, le petit détective dans son costume de tweed, une loupe à la main comme sur les publicités que la chaîne ABC faisait imprimer dans les programmes de télévision, Charlie mon double, le meilleur souvenir de ma vie, arrivait à la rescousse et…

Je me suis levé, en sueur, et tandis qu’une violente bourrasque secouait la toiture, je suis descendu au salon, repoussant les fauteuils, actionnant la manivelle de l’écran de ce geste mille fois répété qui m’apaise mieux que n’importe quoi au monde. J’ai ouvert la porte de la cabine, allumé le projecteur que m’a offert jadis le mari de Donnie. Une des bobines y était déjà fixée, l’épisode sept de la série, mon favori. Sans même un regard à l’appareil, j’ai mis le moteur en marche. Affalé dans le sofa, un coussin serré contre moi, j’ai fermé les yeux pendant le générique, je le sais par cœur – Charles Dulac dans Le Mystère de l’héritière disparue avec John Abbott et Betty Crane, scénario et dialogues Donnie Bliss, mise en scène Richard Barton, une production Universal tournée dans les studios d’Universal City à Hollywood –, et ne les ai rouverts qu’à l’instant où la petite musique entraînante annonce le début de l’action : Little Charlie, blondinet aux cheveux crantés et au regard hautain, reçoit dans son bureau la tante éplorée d’une pauvre fille enlevée par d’odieux gangsters… Comme d’habitude, je fuis l’histoire insipide pour me faufiler à travers le décor en noir et blanc retrouver mes amis d’autrefois : Lenore la maquilleuse, Janet la gentille coiffeuse, les machinistes qui avaient fini par m’adopter… Et Donnie, bien sûr, toujours tapie dans l’ombre du plateau, son script à la main. J’aimais l’odeur de goudron mêlée à celle de caramel que dégageaient les énormes projecteurs. L’épais make-up et l’abondante laque dont ma chevelure était nappée me faisaient comme un masque derrière lequel je me sentais protégé. Je connaissais mes lignes à la perfection et les récitais avec un accent français parfaitement adapté à mon rôle. Donnie Bliss n’avait-elle pas créé Little Charlie à mon image ?

Les enquêtes du jeune détective étaient diffusées à travers l’Amérique mais elles ne furent que parcimonieusement projetées en France, hormis – m’a dit un jour un ami de Sam – dans un circuit de patronages vers la fin des années soixante. Ce garçon m’avait profondément troublé en affirmant que les aventures en noir et blanc d’un petit Français exilé en Amérique, évoluant dans les décors vieillots de studios légendaires, avaient nourri ses rêves d’enfance. Sam a tout fait pour que j’accepte de me confier à cet ami, auteur de plusieurs livres sur le cinéma américain, mais j’ai refusé sans donner d’explications.

Reclus avec moi dans cette villa que je ne quitte presque plus jamais, Little Charlie n’appartient qu’à moi.

Le ronron du projecteur me berce tandis que défilent les images de cet épisode dont je connais la moindre séquence de chaque scène, comme chacune des onze autres enroulés dans leurs grosses boîtes en fer-blanc. Le Charles Dulac que reflètent les miroirs de la Villa Clotilde ne nous ressemble plus guère, mais qu’importe puisque nous sommes toujours là, Charlie et moi, réunis par-delà le temps et l’espace, prêts à affronter de nouveaux dangers…

J’ai dû m’assoupir car, lorsque je reviens à moi, le mot FIN a depuis longtemps disparu de l’écran. Les volets du salon laissent filtrer la clarté du jour et je m’extirpe courageusement des profondeurs du sofa. Je marche vers la véranda, sans appréhension, m’empare de la lettre de Nilo que je relis :

Mon petit Charlie,

Je suis très malade et le médecin ne donne pas cher de ma peau… Cela me ferait plaisir de te voir et de parler avec toi. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, n’est-ce pas ?

Je t’attends.

Ton vieil ami, Nilo Pharel.

Pharel n’a jamais été « mon vieil ami ». Je n’ai aucune envie de retourner à Bruxelles, encore moins de le revoir, lui. Mais une sorte de curiosité malsaine me pousse à entreprendre ce voyage dont je ne veux pas. À moins que ce ne soit la peur.

J’ouvre la porte de la véranda dans l’espoir qu’un peu de la fraîcheur du matin envahira le rez-de-chaussée, mais il fait déjà très chaud, une chaleur d’orage que parfument les pins et les mandariniers. Je pense au chat siamois – peut-être a-t-il décidé de me snober ? Comme s’il lisait dans mes pensées, le voilà qui apparaît à la seconde même, bondissant joyeusement de derrière un gros bouquet de lavande. Il me frôle en miaulant faiblement puis disparaît derrière moi. Cette fois, je vais le laisser agir à sa guise et se familiariser avec la villa. Je monte faire un brin de toilette puis me prépare du thé après m’être vêtu décemment car Najat, la femme de ménage, ne va plus tarder à arriver. Il est neuf heures passées, et je m’amuse à imaginer la tête que Granny Maud aurait faite en voyant une jeune femme d’origine marocaine et habillée à la dernière mode franchir le seuil de notre maison et y prendre ses aises. Ma grand-mère, pour autant qu’elle l’eût engagée, l’aurait traitée comme elle traitait ses bonnes : avec un autoritarisme de petit caporal. Najat lui aurait ri au nez, lui rendant sur-le-champ son tablier… Avec moi, il en va tout autrement au point que, ainsi que le prétend Mme Gouve, l’unique survivante du cercle d’amis de Granny Maud, je suis devenu l’« esclave » de ma femme de ménage. Elle exagère : Najat est une fille charmante, fort peu conformiste mais qui ne craint pas sa peine. Elle ne comprend pas, dit-elle, que je vive seul et m’a plus d’une fois laissé entendre qu’elle ne rechignerait pas à me procurer un peu de plaisir. À chacune de ses propositions, j’ai opposé une fin de non-recevoir assez brutale et il me semble qu’elle a fini par se faire une raison. Peut-être son frère Hamid y est-il pour quelque chose : ce beau garçon de vingt ans, qui vit de travaux de jardinage et autres expédients, est venu à plusieurs reprises flairer la Villa Clotilde et son occupant atypique. Najat lui ayant dit que j’avais « fait du cinéma », ce que malgré toutes mes réticences elle a fini par me faire avouer, Hamid a fait son entrée dans mon petit royaume, un sourire assassin aux lèvres. Un soir, il est venu chercher sa sœur et tandis que nous parlions de choses et d’autres il s’est subitement proposé pour s’occuper de mon jardin. En plaisantant, j’ai répondu que je m’en sortais tant bien que mal avec ma jungle et que j’aurais plutôt besoin d’un chauffeur. J’ai mené Hamid dont la compagnie commençait à me plaire jusqu’au garage et, en donnant de la lumière dans le vaste espace où stagne une terrible odeur de moisi, j’ai fait apparaître la Cadillac coupé Sedan 57 de Granny Maud. Le garçon a poussé un cri d’admiration et s’est approché de la carrosserie rutilante qu’il a caressée avec volupté.

— On ne vous voit jamais dans cette caisse à Saint-Romain, s’est-il ensuite étonné.

Je lui ai dit que cela n’avait rien de surprenant car je ne sais pas conduire, tout en ajoutant que je tenais beaucoup à ce véhicule qu’un garagiste de la ville entretenait régulièrement.

— Je m’amuse seulement à la faire tourner en rond dans le jardin…

Mais j’ai bien sûr gardé pour moi que je venais souvent m’asseoir dans la Cadillac à la recherche des jours enfouis, passant et repassant le film évanescent dont Teddy restera jusqu’à la fin de ma vie la vedette. J’oublie la figure hiératique d’une Granny Maud insupportablement snob, foulard noué à la manière des stars et gants blancs, menant l’attelage à travers les rues sinueuses de Santa Monica, pour ne retrouver que le duo que nous formions, le garçon blond et moi, assis sur la banquette arrière, riant aux éclats, insouciants et heureux de notre sort – héros du film qui se tournait dans ma tête sous le ciel toujours bleu de Californie.

Najat arrive en trombe, parfumée à outrance, somptueuse dans un ensemble corail très ajusté qui met en valeur son hâle naturel. Elle se précipite pour m’embrasser tandis que j’imagine avec un brin de cruauté le visage courroucé de Granny Maud me disant de sa voix d’outre-tombe : « Ta femme de ménage se prend pour une princesse. »

Je la suis vers la cuisine où elle s’empare d’un minuscule tablier qu’elle noue autour de sa taille de guêpe tout en pérorant. Najat me donne des nouvelles de la ville, s’amusant comme toujours de mon dégoût de la foule estivale, m’incitant à sortir enfin de mon trou pour le feu d’artifice qui marque la fin juillet.

— Si vous voulez, je viendrai vous chercher avec Hamid… Il ne faut pas avoir peur des gens, monsieur Dulac, ils ne vont pas vous manger !

Elle éclate de rire et, avec un regard en coin, m’assure que son frère serait ravi de me revoir. C’est devenu un petit jeu entre nous. Elle a compris que le garçon ne m’était pas indifférent depuis le jour où je l’ai autorisé – officiellement pour plaire à Najat – à sortir la Cadillac du garage et à m’emmener faire un tour.

— Vous devriez ranger un peu le bahut, me lance-t-elle depuis la véranda.

Je repose la tasse de thé refroidi que je sirotais en rêvassant et je la rejoins. La lettre de Nilo à la main, je m’entends dire :

— Il se pourrait que je m’absente pendant quelques jours pour rendre visite à un ami en Belgique. Vous vous occuperez du courrier, n’est-ce pas ?

Je sors dans le jardin, hors d’atteinte de ma pétulante soubrette, pour essayer de comprendre la décision que je viens de prendre comme malgré moi. Qu’ai-je donc à risquer, après toutes ces années, à une rencontre avec cet homme qui semble avoir depuis longtemps renoncé à me nuire… ou qui me l’a laissé croire jusqu’à cette lettre. Quel intérêt aurait-il à vouloir me narguer aujourd’hui, alors qu’il m’ignorait encore voilà cinq ans, lors des funérailles d’Ilka DePauw, la maman de Teddy ? Je m’étais fait violence pour me rendre à Bruxelles, persuadé de ne pas pouvoir supporter la confrontation avec Nilo mais rien ne s’était passé. Je l’avais trouvé fatigué, le visage ravagé et nos regards ne s’étaient même pas croisés. La chère Blanche était là, elle aussi alourdie par le temps et claudicante ; elle, j’avais eu grand plaisir à la retrouver. Je n’étais resté qu’une journée en Belgique, fuyant les lieux qui m’ont enlevé Teddy. J’ai tort sûrement, tant pis : c’est en souvenir de lui que je retournerai là-bas, comme pour lui faire honneur une dernière fois. Nilo ne peut plus rien contre nous.

Le chat siamois sort de la petite jungle de bambous qui prolifère derrière la villa. Il lève vers moi ses yeux de faïence bleue et miaule avec langueur comme s’il avait surpris mes pensées et se plaignait de me voir l’abandonner si vite. C’est toujours comme ça lorsque je me décide à quitter ma tanière : je trouve une bonne raison de rester… Comme Najat, mon ami Sam, à qui je vais téléphoner sans attendre pour lui annoncer ma brève escale à Paris sur la route de Bruxelles, ne perd jamais une occasion de fustiger ma paresse et ma phobie du monde.

 

J’ai fait mes bagages, un simple sac dans lequel je n’ai mis que le minimum car il n’est pas question de prolonger mon séjour au-delà des deux nuits que je passerai à l’hôtel Amigo. La confrontation avec Pharel sera certainement brève : j’ai cru comprendre qu’il était très malade, et j’avoue que je préfère cela. Je n’éprouve aucun sentiment de pitié à son égard.

Il doit faire chaud à Bruxelles, l’atmosphère y est en général plus suffocante qu’ici si je m’en réfère à mon souvenir des étés là-bas. Je revois Blanche le visage baigné de sueur dans la cuisine de la maison des DePauw. Le soir venu, nous partions, elle et moi, en direction des étangs d’Ixelles bordés de saules afin d’y trouver un peu de fraîcheur. Où était donc Teddy ? Avec sa bande de copains ou en compagnie de Nilo, qui n’en finissait pas d’inventer de nouvelles stratégies pour faire enfin de lui un artiste… Lorsqu’il rentrait, tard dans la nuit, square Frère-Orban, Teddy massacrait des succès d’Elvis Presley et je comprenais que Pharel, cette fois, avait décidé de le transformer en chanteur « yé-yé »…

J’ai laissé passer l’après-midi avant de téléphoner à Sam. Je préfère l’appeler sur son portable plutôt qu’à la librairie, car je déteste sa collaboratrice, cette Denise Garnier qui me considère comme un farfelu excentrique et m’en veut stupidement d’avoir connu Samuel Windom avant elle. Je suis tombé sur son répondeur et lui ai laissé un message en grommelant – je déteste ces machines modernes. Mais je n’ai pu m’empêcher d’effectuer ma réservation à l’Amigo. Le bel accent bruxellois du réceptionniste a éveillé en moi une nostalgie que je n’imaginais plus et cela m’a donné des forces pour affronter mon départ.

Avant de s’échapper vers des zones certainement plus turbulentes que la Villa Clotilde, Najat a patiemment écouté mes recommandations puis m’a prodigué les siennes : « Surtout, ne prenez pas froid ! » (elle doit croire que la Belgique se situe très au nord), et affirmé avant de se diriger d’un pas rapide vers la grille que je trouverais à mon retour quelques bons petits plats dans le frigo.

Resté seul, j’ai erré à travers la maison, ressassant la question que Sam, lorsque nous nous verrons, me posera encore une fois, avec l’ironie un peu lasse de celui qui connaît la réponse : « Pourquoi moisis-tu dans cette énorme bicoque, loin de tout ? Tu n’as jamais aimé ta grand-mère et tu persistes à vivre dans le décor prétentieux qu’elle a fait construire pour en mettre plein la vue. Je ne te comprends vraiment pas. Avec ce qu’elle t’a laissé, tu aurais pu t’offrir un bel appartement à Paris… » Lui non plus n’aimait pas Granny Maud qu’il trouvait snob et bornée. Je sais qu’il n’a jamais digéré l’affront qu’elle lui a fait ici même un soir de mai 1974. Sam et moi travaillions encore ensemble à Paris et cette activité me plaisait même si je n’aimais guère la vie que je menais là-bas. Je venais souvent rejoindre à Saint-Romain mon unique parente. Notre relation, à Granny Maud et à moi, avait évolué de façon curieuse. Je n’étais plus désormais le jeune prodige grâce à qui sa propre existence, vingt ans plus tôt, avait connu une formidable embellie, faisant d’elle une femme accomplie et libérée et, du même coup, lui permettant d’arrondir considérablement sa fortune déjà appréciable. Ni même plus tout à fait celui par qui le scandale était arrivé et qui l’avait contrainte à notre exil bruxellois auprès des DePauw puisqu’elle était sortie de cette dépression en prenant la décision de revenir dans ses terres et de s’y faire construire la villa de ses rêves…

Sam était donc arrivé un beau soir chez nous, je l’avais invité à venir passer quelques jours au bord de la mer. Granny Maud et lui ne s’étaient plus revus depuis la Californie, ce qui pourrait expliquer qu’elle ne l’ait pas reconnu lorsqu’il fit son apparition à la grille, en short et débardeur et harnaché d’un sac de marin. Sam affectait à l’époque le genre bad guy, friand de rencontres sauvages et d’étreintes qui ne l’étaient sans doute pas moins avec des garçons de passage. Granny Maud soignait ses rosiers à la fraîche lorsqu’elle l’aperçut. Elle eut un haut-le-corps et l’éconduisit comme s’il avait été un vagabond. Pendant ce temps, je fumais un joint, dans ma chambre, en écoutant un disque de Jethro Tull, bercé par le son de la flûte, persuadé vu l’heure tardive que Sam ne me rejoindrait que le lendemain. Granny Maud fit irruption dans la pièce sans frapper, ce qui n’était plus arrivé depuis mon enfance, et m’annonça d’un ton rauque qu’un « type était passé », se réclamant de moi, et qu’elle n’avait pas apprécié sa façon de lui parler. Sans dire un mot, je bondis hors de la pièce, dévalai l’escalier, courant jusqu’à la rue, angoissé à l’idée que mon ami avait pris la fuite. La vue de la Volkswagen reconnaissable entre toutes – nul n’aurait été capable d’en définir la couleur – me rassura momentanément. Mais Sam ne s’y trouvait pas. Machinalement, je me dirigeai vers la plage sur laquelle débouche l’avenue qui longe notre villa. Je ne tardai pas à découvrir la silhouette de Sam qui marchait pieds nus dans la frange d’écume phosphorescente sous la clarté lunaire. Lorsque je le hélai, il fit la sourde oreille. Il me boudait.

— Comment peux-tu vivre sous le même toit que cette sorcière ?

— Mais, Sam, ma grand-mère est âgée et elle a peur des cambrioleurs.

— Tu veux rire ? Elle sait très bien qui je suis. Mais elle me hait, et tu sais pourquoi… Elle croit que nous couchons ensemble depuis des années.

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