La Fugue
43 pages
Français

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La Fugue , livre ebook

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Description

Un récit d'une sensibilité et d'une émotion rares, où le tabou de la mort est bousculé, et le sacré approché par des mots d'une simplicité déconcertante.




"Dans sa chambre, il y avait une étagère spéciale où il rangeait ses robots. Un jour, il me les a tous donnés. Sur les murs, il y avait des posters de Jim Morrison et un de Lara Croft. Il écoutait les Doors, Louise Attaque, Nirvana, et The Wall des Pink Floyd qu'il avait piqué aux parents, il le mettait à fond en faisant ses devoirs.
Quand on lui demandait si ça allait, il répondait toujours "très bien', ce qu'il avait fait de sa journée, il répondait "des trucs', et si ça marchait à l'école "ouais'.
Il ne piquait jamais dans les magasins alors que, pendant un moment, il était copain avec un mec qui n'arrêtait pas.
Le dimanche, on allait manger chez mamie et c'était clair que c'était son préféré parce qu'elle lui caressait les cheveux tout le temps et qu'il se laissait faire.
Avant de sortir avec Marie, il est sorti avec une fille qui s'appelait Annabelle et une autre Sophie.
Personne ne comprend pourquoi il s'est jeté d'un pont. "



Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 16 janvier 2014
Nombre de lectures 14
EAN13 9782260019527
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0090€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

couverture
 

DU MÊME AUTEUR

La Loi de Murphy (Novella), Fleuve Noir, 1998.

Comme un chien, roman, Julliard, 2000.

Dans la chambre de silence, roman, Julliard, 2003.

Immobile, roman, Julliard, 2004.

VALÉRIE SIGWARD

LA FUGUE

roman

images
1.

Alex, je m’ennuie de toi, c’est le constat du jour, c’était aussi le constat hier, et depuis un an.

Je vis toujours au même endroit, je vois toujours les mêmes personnes, je vais toujours dans le même lycée – ils ont hésité, ils voulaient m’inscrire ailleurs, ils voulaient qu’on change tout –, j’ai toujours les mêmes copains. Je ne comprends pas pourquoi je m’ennuie autant.

Heureusement, cette année je suis dans la même classe que Zeb et on se marre bien. Il a mis au point une nouvelle méthode pour draguer les filles : il leur raconte qu’il est une fille enfermée dans le corps d’un mec. Il leur explique à quel point il se sent proche d’elles, en communion, il leur dit qu’elles s’habitueront bientôt à cette enveloppe grossière qui est la sienne, c’est une question de temps. Il se fait appeler Jessica. Au début, les filles lui ont dit d’aller se faire soigner, pauvre débile. Il leur a répondu que ce n’était pas facile à admettre, qu’elles l’insultaient parce qu’elles avaient peur de la différence, qu’il ne pouvait pas prouver ce qu’il avançait mais qu’elles ne pouvaient pas non plus prouver le contraire. Ça les a fait réfléchir. Depuis, ça papote à toutes les recrés, elles lui posent des questions, elles échangent des petits secrets, elles ne peuvent plus se passer de leur nouvelle copine, mais tout de même on les sent nerveuses dès que Jessica pose négligemment la main sur l’une d’entre elles. Pendant ce temps-là, les mecs de la classe regardent leurs boutons éclore en ruminant une furieuse envie de casser la gueule à Jessica.

Toujours les mêmes choses, la même vie, sauf que maintenant j’ai des poils un peu partout, mais pas au menton, et que je m’ennuie de toi, franchement je ne peux pas continuer comme ça.

Ça m’a pris hier, c’est devenu évident, je me suis rendu compte que j’allais m’ennuyer toute ma vie si je ne faisais pas quelque chose pour me guérir de toi. Me guérir de toi, c’est faire disparaître tout ce que tu as touché, tout ce que tu as vu, ton univers. Il faut que j’aille dans un endroit où tu n’as jamais mis les pieds, même en pensée. Tu rêvais d’aller en Chine, alors je n’irai pas, de toute façon c’est beaucoup trop loin pour moi et pour mes cinq cent dix-huit euros d’économies. Cinq cent dix-huit euros, c’est deux anniversaires, plus Noël, plus lavage de la voiture du voisin un samedi par mois, plus deux trois chouraves, les affaires marchent bien. Je pars ce soir. Ils vont dire que c’est une fugue et quand je regarde la définition dans le dictionnaire, ça colle, fugue : fait de s’enfuir de son domicile, notamment pour un enfant mineur. Si on passe quelques lignes, on trouve aussi fuir : laisser échapper son contenu, et plus loin fuite : action de se soustraire à quelque chose de pénible, et ça me ressemble plus.

Je leur ai laissé une lettre parce que je ne suis pas un salaud comme toi, je ne veux pas qu’ils s’inquiètent ou qu’ils aillent imaginer des choses, ils sont assez démolis comme ça. Je leur ai écrit que j’avais de l’argent et que je trouverais facilement du travail, j’ai toujours eu envie de travailler dans un bar. J’ai regardé sur Internet, l’endroit où il y a le plus de bars c’est Paris, alors je crois que je vais aller à Paris, en plus c’est idéal pour se planquer, c’est blindé de gens. Londres, ça a l’air bien aussi mais il faut parler anglais et j’ai un accent pourri. D’après Zeb, ce n’est pas de notre faute si on n’y arrive pas, on n’y peut rien, c’est physique, c’est une question de voile du palais qui ne serait pas compatible avec les langues étrangères.

Je me rase tous les jours depuis une semaine, ça fait venir les poils, c’est Véro qui me l’a dit, elle a essayé le rasoir de sa mère, depuis il paraît qu’elle a des pattes de crabe. Je me rase trois fois par jour, j’aimerais bien avoir un petit bouc sur le menton. Je me rends compte que j’ai décidé de partir hier et que je lui pique sa mousse et son rasoir depuis une semaine, mon corps va beaucoup plus vite que ma tête.

Ce soir, on a bouffé des trucs sous vide, comme d’habitude, du jambon et des carottes râpées. J’ai demandé si par hasard ça existait des trucs sous vide qui ne soient pas des carottes et du jambon, elle a répondu oui, sans doute, et que je n’avais qu’à faire les courses moi-même, comme ça je pourrais vérifier. Elle ne fait plus la cuisine, elle n’a même pas le courage d’ouvrir les emballages, elle les sort du frigo, elle les balance sur la table, à côté des assiettes en pile, trois assiettes, et c’est lui qui les ouvre, bon appétit. Le dimanche, on va manger chez mamie et là on se régale, on se gave tous les trois, après on digère les yeux dans le vague, c’est génial.

Pendant qu’on mangeait, pour détendre l’atmosphère, je leur ai raconté comment Zeb drague les filles. Détendre l’atmosphère, c’est mon nouveau job depuis que tu n’es plus là. Comme dit Zeb, c’est payé une misère et en plus je suis nul. Elle a trouvé que c’était une excellente idée, elle aime bien Zeb. Lui, il a ri pour faire comme nous et puis, tout à coup, il a dit qu’il ressentait exactement la même chose depuis un an, être une femme dans le corps d’un homme. Elle a demandé ce que ça voulait dire exactement, « qu’est-ce que ça veut dire exactement ? », elle ne riait plus. Il a haussé les épaules et il a marmonné un truc sur la sensibilité, en tout cas c’est ce que j’ai entendu. Elle a demandé plus fort « et ça veut dire quoi exactement ? ». Il a gonflé les joues comme s’il se préparait à faire un long discours, mais ce qui est sorti c’était de l’air. Il s’est levé et il a commencé à débarrasser la table, j’ai gueulé « c’est bon là, on n’a même pas fini ! », je me suis accroché à mon assiette, un verre lui a échappé des mains et s’est écrasé par terre, il a regardé les morceaux comme si on venait de lui annoncer qu’il était viré de son boulot. Elle a dit « on dirait que ça te fait plaisir d’être comme ça ». Ils ont ramassé les éclats de verre en faisant gaffe à ne pas se couper.

Après le repas, ils ont regardé la télé. J’ai repassé quelques sweat en prévision de mon départ, je n’ai pas envie d’être froissé quand je chercherai du boulot à Paris. J’étais derrière eux, je voyais leurs têtes qui dépassaient du canapé, deux têtes immobiles et au moins à un mètre l’une de l’autre. J’ai fait mon sac en douce, dans ma chambre. Le jeudi, je suis censé aller au judo de 20 h 30 à 22 heures, et aujourd’hui c’est jeudi. Ils m’ont vu sortir avec mon sac de sport sur l’épaule, ils ont dit à tout à l’heure, et elle, fais bien attention à toi, j’ai répondu O.K., pas de problème, et j’ai quitté la maison.

 

J’ai traversé le jardin sans me dire que c’était la dernière fois comme ils font dans les films. Je n’ai jamais l’impression d’être dans un film, je trouve tout tellement réel, surexposé, et puis ce n’est sans doute pas la dernière fois, je compte venir leur rendre visite dans quelques mois, quand je serai installé, indépendant. Je viendrai manger des trucs sous vide chez eux le dimanche midi, j’apporterai le dessert et on sera content de se voir. Alors la traversée du jardin, c’était la bonne vieille traversée du jardin habituelle, le slalom entre les crottes de Mickey, le rat géant des voisins. Celui-là, je le shoote par-dessus la haie une fois par semaine mais il faut croire qu’il aime ça, il revient toujours se coller à mes baskets. Pas de traces du rat et c’est dommage, je l’aurais bien shooté une dernière fois, ça soulage.

Je suis passé au gymnase pour dire que j’avais la crève et que je ne viendrai pas au judo ce soir. Avant d’entrer, j’ai planqué mon sac de voyage dans les buissons, et je me suis fait la tête du mec qui va crever d’une pneumonie pendant la nuit. Dans la salle, ça puait les vieux tapis, les chaussettes sales. Du coin de l’œil, j’ai vu Zeb qui faisait le con devant les ceintures blanches en hurlant « vas-y, viens t’battre ! viens t’faire arracher ta tête ! », je me suis dirigé vers lui :

— Jessica !

Il a sursauté, il a fait signe aux petits qu’il revenait et s’est pointé en courant.

— Mais t’es dingue ou quoi ?

— Tu t’appelles plus Jessica ?

— Non, ducon, ici je m’appelle Jet Li ! Ici je suis Jet Li enfermé dans le corps de Zeb ! Pourquoi t’es pas en kimono ?

— J’ai la crève, je ne vais pas rester.

Il s’est approché de moi :

— T’as la crève ?

— Ben, ouais...

— Une bonne grosse crève bien grasse ?

— Ben ouais.

Il a pris un air soupçonneux, ça faisait des plis sur son nez.

— Pourquoi tu tousses pas ?

— C’est le début, demain je tousse.

— Génial !

Il s’est approché encore plus près, il en louchait :

— Vas-y, postillonne-moi dans la gueule.

— Quoi ?

— Postillonne-moi dans la gueule j’te dis, file-la-moi !

Il a fermé les yeux et a attendu, la bouche ouverte.

— Mais t’es dingue, c’est dégueulasse !

Il a ouvert un œil.

— T’occupe et file-moi ta crève, j’en ai absolument besoin pour demain.

— Qu’est-ce qu’il y a demain ?

Il a ouvert les deux yeux :

— Demain, monsieur Ducon, il y a Électre de Giraudoux et j’en ai pas lu une seule ligne ! En résumé, pour moi, Électre c’est un nom de bagnole, alors tu me files ta crève, parce que la mère Bellot déjà elle me déteste, si en plus elle se rend compte que j’ai pas lu son livre, elle va faire du crochet avec mes tripes !

— Tu veux que je te raconte ?

Il a pris un air indigné :

— Oulà, malheureux, surtout pas ! Je préfère que ce chef-d’œuvre immortel, que ce joyau de la littérature reste un mystère pour moi, qu’il m’accompagne toute ma vie ! Moi aussi j’ai besoin de rêver. Est-ce que c’est pas merveilleux l’ignorance ? Par exemple, ne pas savoir comment ils ont construit les pyramides d’Égypte, ne pas savoir comment ils ont transporté et amassé ces grosses caillasses...

— Qui ça, « ils » ?

— Comment ça « qui ça, ils » ?

— Qui a construit les pyramides d’Égypte, Zeb ?

— Mais je sais pas moi, on s’en fout. C’est les Incas, non ? Allez, magne-toi, postillonne !

Il a fermé les yeux et ouvert la bouche, j’ai attendu, au bout d’un moment il a dit :

— C’était pas les Incas ?

Il a rouvert un œil.

— C’est pas les Incas, hein ? J’le vois à ta tête.

J’ai postillonné.

— Ah, merci, merci, que c’est bon toutes ces bactéries ! T’es une sœur pour moi.

— Bon, faut que j’y aille, je vais me coucher, salut.

— Tu ne préviens pas Duchmoll ?

Duchmoll c’est le prof de judo, il s’appelle vraiment Duchmoll et ça n’a jamais fait rire personne, on ne rigole pas avec les ceintures noires.

— Si bien sûr.

— Je viens avec toi.

— C’est bon, lâche-moi, je vais y aller tout seul, j’ai pas quatre ans.

— T’as peur que je te refile ma crève ?

On a rigolé comme des cons et puis, tout à coup, il s’est mis à regarder fixement Duchmoll.

— Qu’est-ce qui te prend ? T’as buggé ?

— Tu le gardes pour toi, mais le Duchmoll je le dézingue quand je veux. Il le sait, il ne me regarde jamais dans les yeux, il a peur que je prenne ça pour de la provocation.

— Bon j’y vais, salut.

— Salut. Hé, Théo ?

— Ouais ?

— Est-ce que tu me trouves intelligent ?

— Oui, bien sûr. Pourquoi tu me demandes ça ?

— À cause des Incas.

— T’inquiète pas, t’es loin d’être bête. Les Incas ça n’a rien à voir. Bon, j’y vais.

Je me suis dirigé vers Duchmoll et Zeb m’a rappelé :

— T’es sûr que ça va ?

— Ben, à part la crève, oui.

— T’es sûr ? Y’a pas un truc que tu veux me dire ?

— C’est bon Zeb, t’es lourd, là.

— Je demande, c’est tout, j’ai pas envie que tu ailles me faire une connerie.

— Genre ?

— Je sais pas, une connerie, braquer une banque par exemple. C’est pas la peine de te mettre dans tous tes états.

— Ouais, c’est ça ! C’est de famille les conneries, c’est ce que tu te dis ?

— J’ai jamais dit ça, je l’ai même jamais pensé, je demande, ducon, c’est tout.

— Eh ben, à l’avenir, t’évites les questions de merde. Salut.

Je l’ai planté là et je suis allé dire à Duchmoll que j’étais malade, il a dit soigne-toi, on se voit la semaine prochaine, il faut que tu travailles tes enchaînements, j’ai répondu O.K., pas de problème, et je suis parti.

J’ai récupéré mon sac dans les buissons et j’ai commencé à marcher en direction de la gare.

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