La lecture à portée de main
Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage
Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage
Description
Sujets
Informations
Publié par | L'Harmattan |
Date de parution | 01 décembre 2010 |
Nombre de lectures | 54 |
EAN13 | 9782296715608 |
Langue | Français |
Informations légales : prix de location à la page 0,0800€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.
Extrait
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris
Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-13801-8
EAN : 9782296138018
La Tanière
Du même auteur
Pianoforte , Éditions de la Courtine, Ollioules, 2003
Tour d’ivoire , Éditions des femmes-Antoinette Fouque, Paris, 2005
Double tour , L’Harmattan, Paris, 2010
Marguerite Bourdet
La Tanière
Roman
L’Harmattan
À Cécile, Laurence et Marie-Flore
PREMIÈRE PARTIE
… l’héroïne de ce nouveau roman mérite tous vos soins : elle est vraiment jolie ; cela n’a que quinze ans, c’est le bouton de rose ; gauche à la vérité, comme on ne l’est point, et nullement maniérée ; mais, vous autres hommes, vous ne craignez pas cela…
Choderlos de Laclos,
Les liaisons dangereuses
I
I l faut laisser passer l’hiver…
Voilà ce qu’il me répétait depuis décembre.
Devant nous, tout un long hiver de rencontres furtives et de mensonges.
– Alors, qu’est-ce que vous avez fait de beau, avec Charlotte ?
– Rien de beau. On a révisé les maths…
– Vous n’avez tout de même pas passé l’après-midi à faire des maths ?
– On a écouté de la musique.
Et ma mère, aussitôt chatouillée par le mot :
– Quel genre de musique ?
– Des groupes qu’elle aime : les Sweet Studs, les Dashing Bees, les Bleachers …
Je me dépêchais d’improviser ce déballage dans le but d’estourbir sa curiosité. Mais déjà elle n’écoutait plus.
Je laissais à Charlotte la délectation de me tirer les vers du nez.
– Alors, il est comment, ton Kévin ?
– Plutôt blond, avec des boucles dans le cou. Des yeux verts. Vert tilleul. Mince, mais baraqué…
– Dix-sept ans, tu as dit ?
– Bientôt dix-huit.
– Tu devrais l’amener ici avec toi, un de ces jours.
– Pour que ta mère en parle à la mienne ? Et la mienne à mon père ? Tu ne connais pas le genre de la maison ?
Mon raisonnement ne faisait pas un pli. Charlotte pouvait continuer à fantasmer.
– S’il est aussi mignon que tu le dis, c’est curieux que je ne l’aie jamais remarqué, ton Kévin. Pratiquement, je connais de vue tous les garçons de la ville. Je brûle d’envie de faire sa connaissance. Tu pourrais bien me le montrer. Au moins de loin.
Elle pouvait gamberger tout son saoul sur ma mystérieuse conquête. « Mon Kévin », elle ne risquait pas de le rencontrer de sitôt.
Il s’appelait Didier. Didier Giudicelli.
Il avouait trente-quatre ans et commençait à se déplumer côté front : ce qui lui donnait l’air impérial des statues romaines de nos livres de classe. Un atout dans son jeu, cette ébauche de calvitie qui mettait ses yeux en valeur. Bouche dure, charnue, longues mains, carrure d’athlète. À cent lieues de ces adolescents fadasses et empotés qui, lorsque je rentrais du lycée avec Charlotte, nous emboîtaient le pas et faisaient les malins pour nous escroquer un coup d’œil, un sourire. Moi, soit dit en passant, je ne souriais guère, car je savais très bien que ce qui les émoustillait, c’étaient les rondeurs de Charlotte.
Je l’aimais fort, Didier.
Profondément.
Comme on aime la première fois.
On se rencontrait en cachette.
– Il faut laisser passer l’hiver…
En fin d’après-midi, après la classe ou après ma leçon de piano du mercredi, qu’il pleuve ou qu’il vente, je m’arrêtais toujours au bar pour embrasser mon père.
C’était une heure creuse, celle où les retraités jouent aux cartes en faisant durer leur pastis, où les vieillards ajustent leurs lunettes avant de parcourir encore une fois le journal, à l’affût de nouvelles fraîches qu’ils oublient d’un instant à l’autre. Ce qui leur permet des surprises toujours renouvelées.
Le matin, surtout à la belle saison, pour donner au temps un rythme plus tonique, on peut compter sur la turbulence des groupes scolaires en visite guidée qui s’arrêtent pour un coca, sur l’accoutrement souvent déroutant des touristes qui s’attablent à la terrasse pour reprendre haleine après une bonne grimpette. Un allegro capriccioso , dans le jargon de ma mère, suivi par l’ adagio des longs après-midi tranquilles. Le scherzo n’arrive qu’en fin de journée, avec le défilé hâtif des employés de bureaux, des commerçants :
– Vite, un pastis, Toussaint… Un Cap Corse… Un petit Martini…
Mon père jongle avec les bouteilles, fait cliqueter les verres. Il rit aux boutades des uns, s’apitoie face aux jérémiades des autres. Sa bonne humeur comme ses attendrissements suscitent de nouvelles levées de coudes.
Pourtant, il a horreur de son métier. Je crois même qu’il en a honte. Le mot de la langue française qu’il déteste le plus ? « tenancier ».
Tenancier de bar, comme on dit tenancier de tripot, tenancier de bordel… Un mot louche qui traîne dans tous les romans policiers.
C’est vrai que tenir un bar sur la place Saint-Nicolas, sur la Côte d’Azur, à Saint-Tropez, ça vous donne d’emblée des quartiers de noblesse. Mais ici, à l’écart du centre, malgré la montée (au sens figuré) du tourisme, malgré la montée (au sens propre) des visiteurs vers les ruelles tourmentées de la Citadelle, le calme des églises proprettes et les promesses de Gascon du Musée ethnographique fermé depuis des lustres, un débit de boisson garde son traditionnel relent suspect. Quasiment malsain.
D’où l’amertume de mon père, et sa litanie récurrente des titres qu’il n’aurait voulu pour rien au monde qu’on lui colle :
– Maquereau, mafieux, magouilleur et compagnie.
C’est lui, pourtant, qui a délibérément choisi de prendre la relève de son père.
Ce grand-père que je n’ai pas connu, retraité de l’Armée, avait montré au cours de sa longue carrière d’adjudant soumis aux quatre volontés de ses supérieurs hiérarchiques une incapacité notoire à défouler ses frustrations sur les simples soldats. Peut-être parce qu’il avait fini par prendre goût aux avalanches d’ordres, à peine redevenu civil, il avait ouvert un petit café dans le quartier de son enfance. Un quartier alors délabré qui surplombait la mer.
– Vincent, un café… Trois pastis, vite… Un rouge, deux blancs… Un verre de rosé… Sers-moi donc !… Donne-moi… Verse-nous… Tout de suite…
Plaisanteries des uns. Lamentations des autres. Facéties en tout genre. Et lui, un sourire par ci et, par là, un hochement de tête consterné. Sur commande.
Il a fait ses classes là, dans ce bistrot minable, Toussaint, mon père à moi. Le sien aurait eu les moyens de lui offrir la location d’un studio meublé sur le continent, la possibilité de faire là-bas des études rentables et le moyen d’échapper ainsi à l’obligation de servir.
Mais la mer, vue de l’autre côté, ne semblait plus la même. Toussaint n’avait retrouvé nulle part l’odeur du port ni, sur les plages, le chahut des gamins insensibles aux remontrances maternelles. Ni le balancement de l’accent du pays. Dès qu’il ouvrait la bouche, les gens écarquillaient des yeux réprobateurs : qu’ils soient nés dans les campagnes environnantes, qu’ils soient venus d’un bled varois ou descendus du nord en quête de soleil pour bosser ou pour jouir de leur retraite, leur premier souci était de neutraliser leur accent, de le régler à mi-chemin entre le pointu parisien et l’indolence méditerranéenne.
Nostalgie de son île, de la barrière d’eau qui protège des angoissantes étendues de terre. Nostalgie de sa ville qu’il aurait pu parcourir les yeux fermés sans jamais s’égarer, des senteurs qui montent de l’eau, de celles qui dégringolent des montagnes au moindre changement du vent.
Et de sa mère.
De sa mère qui, a priori, avait distribué les rôles : lui sur un piédestal, elle dans sa cuisine.
Sa mère, éternellement à la recherche du p