Le Sacrifice des dames
94 pages
Français

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Le Sacrifice des dames , livre ebook

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Description

En ce début du XVIe siècle, les Ottomans menacent la Hongrie. Le comte Gabor, joueur d'échecs incomparable, gouverne le comitat de Paks. Sa fille Judit, joueuse hors du commun elle aussi, se désespère de l'apathie de son père face au péril turc. Elle voudrait prendre sa place au plus vite. Sa mère, la comtesse Livia, cupide et avide de pouvoir, nourrit la même ambition. Toutes deux se haïssent. Pour parvenir à ses fins et sauver son pays, Judit trame un projet machiavélique. Elle le mènera jusqu'au bout, sans peur et sans pitié. Alors naît sa légende.
Dans ce roman à l'atmosphère puissamment baroque, à mi-chemin entre l'histoire et l'imaginaire, Jean-Michel Delacomptée fait surgir une héroïne exceptionnelle dont l'idéal de résistance demeure intemporel.


Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 17 août 2017
Nombre de lectures 3
EAN13 9782221202456
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0500€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© Éditions Robert Laffont, S.A.S., Paris, 2017
ISBN numérique : 978-2-221-20245-6
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 « Là où il est tout à fait question de décider du salut de la patrie, il ne doit y avoir aucune considération de ce qui est juste ou injuste, compatissant ou cruel, louable ou ignominieux. »
M ACHIAVEL ,
Discours sur la première décade de Tite-Live , III, 41
1.

Assise dans un fauteuil tapissé de velours rouge, Judit pinçait entre ses doigts des morceaux de viande qu'elle distribuait à ses chiens, trois molosses qui ne connaissaient qu'elle. La chair découpée au hachoir s'entassait dans une bassine en fer posée sur une table basse près du fauteuil, de sorte qu'elle saisissait les morceaux sans effort. Les chiens bavaient en les engloutissant, tous les trois gris piqués de taches fauves avec une gueule rectangulaire, des oreilles taillées en pointe, et au garrot un collier de cuir à crochets d'acier. Dans la journée, on les attachait au pied du donjon, avant de les lâcher quand venait la nuit. Si elle souhaitait leur compagnie, Judit descendait de sa chambre pour les détacher et les mener avec elle. Les bêtes gravissaient d'un pas lent l'escalier de la tour aux pierres grossièrement équarries jusqu'à la chambre, où elle les gavait de chair sanglante.
La pièce comprenait un lit à baldaquin dont la couleur des rideaux répondait à celle du fauteuil comme à celle du cadre qui, à droite du lit, entourait un miroir déformant. Sur un mur s'élevait une bibliothèque aux rayonnages surchargés de manuscrits richement enluminés. En face, il y avait des armoires où s'entassaient des poupées en porcelaine ainsi que des bracelets, des bagues, tout un peuple de menus objets que Judit achetait à des colporteurs ou à des artisans chez qui elle se rendait lors de ses chevauchées à travers le royaume. D'épais tapis couvraient le sol, acquis auprès des marchands vénitiens qui, privilégiant les transports par mer pour éviter les seigneurs de la guerre et les hordes de pillards sur la route de la soie, finançaient leurs voyages par les immenses profits tirés de leurs produits, épices, bois précieux, tissus et autres, qu'ils allaient vendre jusqu'au nord de l'Europe en longeant les côtes. Chaque année, à la fin de l'automne, revenant de l'Extrême-Orient, certains se déroutaient vers la Hongrie pour écouler leurs marchandises sur les marchés de Pecs, Baja, Bonyhad ou Paks, avant de poursuivre leur équipée par le royaume de Croatie vers Raguse sur la côte dalmate, d'où ils regagnaient Venise. Le retour des marchands expliquait pourquoi Judit restait toujours à Paks au début de l'hiver. Elle ne manquait jamais, alors, d'envoyer sa dame d'atour acheter de luxueuses étoffes et des denrées exotiques que celle-ci rapportait dans des charrettes bâchées tractées par des bœufs, sous la garde de soldats lourdement armés.
Tout en distribuant les morceaux de viande aux chiens, Judit se peignait, la poitrine serrée dans un corsage de laine ajusté à une épaisse jupe de toile, les pieds bien au chaud dans des chaussons fourrés. Les dents du peigne passaient et repassaient dans la chevelure brune qu'elle laissait pendre aux épaules, excepté lors des fêtes, où elle les relevait sur la nuque en un entrelacs qu'elle cerclait d'une mince couronne en platine.
Par intermittence, interrompant le mouvement du peigne, elle observait Magda, la mère des molosses. Des tremblements agitaient le vieil animal aux mamelles pendantes qui dormait dans une corbeille proche de l'âtre où flambait un feu. Trop grosse, la chienne ne sortait plus de la chambre. Elle n'aboyait jamais non plus. Judit l'aimait tellement que l'idée de sa disparition lui arrachait des larmes. Elle imaginait des obsèques dans le cimetière du château, avec chœur, prières, oraison funèbre, au bord des douves, près de la chapelle. À présent, la chienne dormait. Et il y avait dans ce sommeil quelque chose d'étonnant, car, si vieille qu'elle fût, elle montrait un tel appétit qu'elle aurait dû se joindre à la distribution. Elle dévorait en six jours l'équivalent d'un homme.
Le père de Judit, le comte Gabor, était l'ispán du comitat de Paks, qu'il gouvernait depuis un quart de siècle. Passionné d'échecs, il avait offert à sa fille, pour ses treize ans, un échiquier où elle se perfectionnait chaque jour. Cet échiquier était composé de figurines en buis pour les pièces blanches, en ébène pour les noires, chaussées d'une rondelle de feutre, avec un plateau en ivoire ceint d'une bordure en noyer verni. Judit attachait un tel prix à cet objet fabriqué spécialement pour elle par le maître tabletier du roi que, depuis trois ans qu'elle le possédait, elle n'avait jamais permis à personne de l'épousseter.
Sauf quand elle affrontait son père, elle avait l'habitude de jouer contre elle-même. Au fur et à mesure de ses progrès, les adversaires capables de rivaliser s'étaient, à Paks comme dans la région, vite clairsemés. Désormais elle n'en avait plus. Elle jouait donc simultanément avec les blancs et les noirs, passant d'un camp à l'autre, et chaque partie durait des heures. Le temps lui semblait alors suspendu, lui permettant d'oublier l'exaspération que lui causait sa vie de jeune fille oisive.
Elle ne supportait plus l'incurie de son père face à l'agression dont l'Empire ottoman menaçait la Hongrie. Au lieu de rétablir l'ordre dans le comitat pour contribuer efficacement, le moment venu, à la défense de la patrie, il le dirigeait d'une main si molle que la situation s'y délabrait lamentablement. Il l'avait transformé en la partie la plus vulnérable du royaume, qui, du fait de rivalités internes, souffrait déjà d'une grave faiblesse. Aux reproches anxieux de Judit, Gabor opposait son indifférence. « Ce n'est pas ton affaire, lui répondait-il. Apprends à jouer aux échecs, où tu possèdes des capacités merveilleuses, sans te mêler de ma façon de gouverner. »
Désespérée par son apathie, elle en était arrivée à rêver que, alléguant le poids de son âge, son père décide de renoncer au pouvoir. Il en informerait le roi, et ce dernier la nommerait ispán. S'attelant à la tâche avec l'énergie dont elle débordait, elle rendrait au comitat sa discipline et sa vaillance. C'était pour elle un devoir impérieux. Elle y réfléchissait sans cesse, toujours plus alarmée par la décomposition de Paks et les émeutes qui éclataient dans la province, comme les cloques d'une plaie purulente. Mais cette volonté butait sur un fait majeur : Gabor se considérait, selon la tradition, ispán à vie. Et l'idée que sa fille lui succède avant le terme échu, à supposer – hypothèse improbable – que le roi l'accepte, ne lui avait à aucun moment traversé l'esprit, tant pareille éventualité tranchait sur la coutume.
« Pourtant, se disait Judit, il faudra bien le contraindre à quitter le pouvoir. Quel qu'en soit le moyen. » La situation ne permettait plus d'attendre. Même si elle chérissait son père, l'avenir du royaume primait.
Lassée de distribuer la viande, elle se leva pour disposer pions et figurines afin d'étudier une combinaison qu'elle avait découverte dans un manuel d'échecs récemment publié. Elle comptait sur la nouveauté de cette combinaison pour affronter Gabor tout à l'heure avec une chance de victoire, joie qu'elle n'avait jamais connue. L'importance de l'enjeu l'incitait à se préparer ardemment. Son caractère s'y prêtait. Quand, dans les manuels, elle analysait les parties jouées par des maîtres, elle se montrait capable d'une concentration si intense que le tonnerre pouvait éclater au-dessus du château sans qu'elle l'entende.
Mais ce matin-là, contre l'ordinaire, tandis qu'elle disposait les pièces sur l'échiquier, ses pensées se mirent à flotter. Les molosses grondaient, la fixant de leurs yeux jaunes. Elle revint vers la bassine, reprit place dans son fauteuil, préleva à nouveau de la viande qu'elle leur jeta. Les bêtes attrapaient les morceaux au vol avant de les engloutir. Leurs mâchoires claquaient, seul bruit avec les craquements du feu. Les flammes se reflétaient sur le hachoir posé près de la bassine. Brusquement, dans le flot de ses pensées, elle s'imagina jetant aux chiens le corps démembré de son père. Les babines retrouss&

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