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Description
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Informations
Publié par | Le Lys Bleu Éditions |
Date de parution | 24 juillet 2018 |
Nombre de lectures | 0 |
EAN13 | 9782378772987 |
Langue | Français |
Informations légales : prix de location à la page 0,0020€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.
Extrait
Qual’hé chi a sa...
Qui sait...
Jeanne Terramorsi
Qual’hé chi a sa...
Qui sait…
Récit
© Lys Bleu Éditions – Jeanne Terramorsi
ISBN : 978-2-37877- 298-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Paul Alerini
qui a su me faire croire qu’il comprenait ma langue.
I boi si leanu cu a funa, l’omi cu a parolla
Les bœufs s’attachent avec des cordes, les hommes avec la parole.
Hè mortu.
Celui que la voix désigne c’est mon grand-père.
Au creux de la nuit du 1er avril 1960, trois coups frappés sur le bois de la porte d’entrée, comme pour l’ouverture d’une pièce de théâtre, d’une pièce tragique.
Et la voix qui annonce la mort de mon grand-père.
C’est la voix d’un homme.
Il vient de la maison où les parents, les voisins, certains près de chez nous, d’autres des villages lointains, sont venus veiller un homme qui attend sa dernière respiration.
On a dit « c’est sûrement pour cette nuit ».
Depuis trois jours la mort rôde chez nous
Elle est entrée dans la tête de mon grand-père par un mot qui fait peur.
J’en connais la sentence.
Elle est déjà venue rôder dans le village.
Elle frappe les hommes avec ses mots.
Celui-là est le plus meurtrier.
« Un attacu ».
Cette nuit, je dors dans la maison de Maddalena.
On a dit que je suis trop petite pour la veillée funèbre.
Je ne sais pas si je suis d’accord ,je ne pense rien.
J’ai entendu trois coups frappés sur le bois de la porte d’entrée.
Hè mortu.
Je comprends ce que ça veut dire, mais dans mon corps il ne se passe rien.
Il est sourd à l’énoncé comme s’il ne savait pas, comme si les mots ne pouvaient imprimer un support insensible.
Je ne sais pas encore que ce qui ne trouve aucune voie pour se manifester a laissé une trace qui deviendra nostalgie.
Par où ces petites graines de nostalgie se sont-elles frayé un passage ?
Cet homme qui est mort ce n’est pas mon grand-père.
Des images de soleil viennent pour me rendormir.
Il est dans le jardin.
Je crois bien qu’il m’attend parce que sans nous le dire, nous avons rendez-vous.
Il guette la porte de la maison, le petit chemin par où je le rejoins et lorsque je suis là, il feint d’être surpris.
Il gobe les œufs crus, surveille son herbe à tabac qui sèche sur des journaux sous le soleil de pierre.
Dans notre jardin, il y a les feuilles tendres des artichauts nouveaux, le goût des fèves fraîches.
L’odeur râpeuse des feuilles de tomates qui donnent leur parfum aux fruits rouges et juteux, la vigne qui s’enflamme à la fin de l’été, les grenades qui s’ouvrent et offrent l’éclat rouge de leurs pierres précieuses.
Les traces baveuses des limaces têtues qui gobent les salades.
Et derrière le grillage, le petit poulailler, où les poules gourmandes picorent même les cailloux, picorent même nos orteils.
Et tout cela se laisse prendre dans le bourdonnement invisible des insectes.
Parfois un papillon aux ailes jaune et noir aux ailes de dentelle, vient traverser ce bruit de son vol silencieux comme pour le troubler, le faire taire ou le faire exister.
Et puis la chatte grise qui dort en plein soleil, qui dort d’un œil, qui veille, qui nous surveille.
Mon grand-père est dans son jardin.
Je lui donne un abricot gorgé de soleil chaud, une feuille de sureau, un petit ver de terre, et chaque fois j’espère qu’il va les respirer et dire leur odeur.
Il se contente de sourire.
Dans son jardin à lui, il n’y a plus d’odeurs.
La guerre les a brûlées.
La guerre lui a pris les odeurs de chez nous, les odeurs entre nous.
Elle fait peur la guerre qui brûle les odeurs dans le nez des grands – pères.
Il lit son journal assis sur le muret où nous sommes côte à côte.
Ma joue contre son bras je regarde les pages dépliées devant lui.
Sur la première page, en gros caractères il y a écrit « La terre » et à gauche du titre, le dessin un peu sombre d’un paysan qui pousse sa charrue, derrière la croupe ronde de chevaux laboureurs.
« Le journal de Waldeck Rochet ».
C’est un nom qui vient d’ailleurs.
J’aime bien les noms d’ailleurs.
« Qui c’est Waldeck Rochet » ?
Il me montre le portrait d’un homme qui sourit.
« Pourquoi il sourit » ?
« Il se moque de moi ».
Je ne comprends pas bien.
Il n’en dira pas plus, il répond toujours, mais n’explique pas tout.
Souvent, comme pour troubler ce petit tête-à-tête, une voix féminine vient de la maison, est-elle vraiment inquiète ?
Elle vient, elle revient, elle demande, « hè cù t’hè a ciuccia » ?
La petite est avec toi ?
Il répond « oui », n’ajoute rien, mais il hoche la tête.
Je crois qu’il se demande pourquoi il doit si souvent dire que je suis avec lui lorsque nous sommes ensemble.
Il ne commente pas.
C’est un sous-entendu.
Il a la main rugueuse des hommes de la terre, la main que j’aime bien. Elle est un peu rappeuse, ses petites écailles font frissonner mes joues.
Souvent, je tends mes joues.
Tous les soirs, il revient de la plaine sur le dos de l’ânesse.
J’aime cet animal.
Elle est douce et docile. Peut-être résignée.
Je la pense gentille.
Gentil, pour moi c’est un mot qui console.
Peut-être pour ce que je sais déjà de la méchanceté.
Tous les soirs se déroule le même rituel.
Le rituel de l’ânesse.
On prépare la bassine d’eau fraîche, elle doit être limpide sinon elle ne boit pas .
Au moindre mouvement, elle s’arrête de boire.
Personne ne parle ni ne bouge.
On respecte sa journée, la chaleur de fatigue qui fume sur son dos.
L’ânesse boit.
Elle aspire l’eau sans bruit, sa bouche la trouble à peine, mais ses oreilles disent que ce moment paisible n’est pas fait pour durer.
C’est l’heure de l’écurie, elle le sait, elle le suit, et là, il se déchaîne.
Sa voix devient colère. C’est le tonnerre.
Il jure et blasphème.
La misère et la vierge sont ses cibles préférées.
« porca miseria » et « putana madona » ponctuent le pas traînant de la bête fatiguée.
La misère je comprends, mais la vierge...
Comment cet animal peut-il être l’objet de tant de désespo