Resistenza Infinita
135 pages
Français

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Resistenza Infinita , livre ebook

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135 pages
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Description

Résister. Aux duretés, aux humiliations, aux brutalités, aux pouvoirs institués ou usurpés. C'est vivre.
Ces situations empruntent à une histoire ce qui fait l'histoire de chacun, une lutte infatigable âpre ou amère, avec ses victoires dérisoires et ses éclats de joie précaire.
Au fond de chaque portrait s'écrit le portrait littéraire des existences en suspens.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 mars 2010
Nombre de lectures 25
EAN13 9782296696235
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0500€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Resistenza infinita
Sylvie Carnet


Resistenza infinita

Situations


L’Harmattan
Ce titre est emprunté à la dédicace que Carlo Invernizzi-
Accetti m’a adressée en première page de son essai :
Le fondement obscur du pouvoir :
mafia et État dans l’Italiecontemporaine


© L’H ARMATTAN, 2010
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-11449-4
EAN : 978229609114494

Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
Résistance 1 littératures
M on psychanalyste m’a dit que je ne devrais pas écrire. Peut-être que je devrais écrire à mon psychanalyste. Peut-être trouverait-il du sens à ce que j’écrive. Il a conclu, ou plutôt j’ai conclu après bien des séances laborieuses, que je n’écrivais que par délégation. Ce sont d’autres en moi qui écrivent, qui écrivent à travers moi ou auraient voulu écrire et se rabattent sur moi, piètre consolation, pour que leur voix ne meure point. Sur l’instant, puisque la conclusion de mon psychanalyste n’était que l’énoncé brutal de ce que j’avais lentement construit, je n’ai rien trouvé à objecter. Tout ce que j’ai su balbutier, c’est que j’avais passé une presque moitié de ma vie à écrire, passé une presque moitié de ma vie à l’étude de la littérature, et que maintenant, de tout arrêter, ça faisait un beau gâchis. J’ai ajouté que même, ce pouvait être une erreur, parce que s’il est un genre où je me débrouille, c’est précisément celui-là.
J’ai quitté mon psychanalyste : de l’entendre me licencier à la fleur de l’âge, je ne l’ai pas supporté. Me voilà devant le papier et les crayons, et, au lieu d’engager une autre vie, je reprends la piste tracée. Mon psychanalyste avait sûrement raison, j’avais pour ma part raison, et de ne pas écouter la voix de la raison ne peut que me causer du tort.
Il ne fait aucun doute que je n’ai jamais voulu écrire. Tout ce que j’ai voulu, tout ce que j’ai attendu c’est d’être dans la posture de l’écrivain. Tout ce qui m’a jamais intéressée c’est de susciter l’admiration des autres, leur attente fébrile de mon œuvre, c’est tout ce que l’écriture m’aurait autorisé de liberté et de mouvement, et surtout d’autorisation à vieillir. Je n’ai jamais réfléchi un instant à mes livres, mais j’ai passé ma vie à me représenter parmi ces livres, auréolée de ces livres, vivant la vie pleine de la vie morte que j’aurais confiée à ces livres.
Donc, ce que j’ai dit à mon psychanalyste était faux : je n’ai pas perdu mon existence à écrire pour découvrir aujourd’hui que je ne dois pas écrire. J’ai perdu mon existence à ne rien faire qu’à attendre de devenir écrivain pour ensuite n’avoir plus de livres à écrire. J’ai voulu me débarrasser de la production des œuvres pour en être avant l’heure à l’après de la jouissance de l’œuvre accomplie. Quand mon psychanalyste me dépouille de l’obligation d’écrire des livres il ne me confronte pas à la souffrance du silence mais à la triste reconnaissance que je ne pourrai jamais bénéficier du bénéfice de mes œuvres supputées. Je suis spoliée de l’avenir de cet avenir. Je mesure donc aujourd’hui, non que je ne connais rien à l’écriture (cela viendra peut-être plus tard) mais que je ne connais rien au temps. Voilà donc des décennies que je vis dans la contemplation émue de ma jeunesse, depuis ma vieillesse inventée de femme célèbre qui se retourne sur ses pas et s’émerveille de son prodigieux cheminement. J’ignore tout de l’instant, du présent, puisqu’il n’est qu’éprouvé comme un passé fictif que je me remémore ou que j’aurai à me remémorer. Cela va peut-être me décider à écrire, puisqu’écrire c’est justement l’après-coup, la mise en histoire de l’histoire. Quelle chic science la psychanalyse : elle me conduit à faire ce que je me suis employée pendant des mois à défaire, non pas pour le refaire, mais pour le contrefaire.
N ulla dies sine linea. Il en est pour prendre cela au sérieux. Mon père par exemple prenait cela au sérieux. Lui, je l’ai toujours vu écrire. En dehors des obligations élémentaires du métier ou de la vie, il écrivait. Il écrivait des heures durant, n’importe où dedans dehors, dans le bruit et les activités des autres, dans la quiétude absolue. Son cahier ne le quittait jamais. Il le choisissait soigneusement, les pages blanches sans lignes, la couverture solide de cuir ou de carton toilé, il lui fallait courir les papeteries pour trouver le modèle adéquat, et nous avions même renoncé à lui en offrir car notre exemplaire s’ajustait rarement aux normes. Il écrivait d’une écriture très régulière, très serrée, remplissant chaque feuillet jusqu’à plus soif. J’imagine que chacune de ses pages, eût-elle été transposée en version dactylographique, en aurait compté trois. Il puisait dans sa collection de stylos plume l’auxiliaire de l’instant. Les stylos étaient presque tous réunis dans son inséparable serviette, jetés au fond sans précaution particulière bien qu’ils fussent de marque prestigieuse et que leur habillage fût de laque fragile. Quant à l’encre, il y eut une mode du bleu des mers du sud, mais généralement le bleu noir et le noir l’emportaient. Hormis cet attirail au sujet duquel se développait tout un rituel maniaque le lieu de l’écriture n’avait, lui, pas la moindre importance. Dès l’instant qu’il pouvait sortir les objets fétiches le monde extérieur s’écroulait.
J’en sais quelque chose. Pour écrire mon père aurait inventé n’importe quelle baliverne. J’avais douze ans qu’il m’emmenait à la bibliothèque municipale où il mettait sur mon pupitre un ouvrage d’encyclopédie dont j’étais censée faire mon régal, tandis qu’il se plongeait dans une fiction dont je ne comprenais pas qu’elle puisse l’occuper si fidèlement. J’avais six ans qu’il me traînait dans son lycée les jours de fermeture pour que je puisse jouer à la craie sur les grands tableaux noirs. Assis sur une table d’élève pendant que j’occupais la place du professeur il était d’une assiduité confondante. J’avais quatorze ans qu’il m’emmenait en vacances à la campagne et qu’après des heures de marche à pied, il décidait que la pause consisterait à s’asseoir au milieu d’un champ. Il me tendait un livre dans lequel je n’avais plus qu’à me plonger puisque lui-même s’effaçait dans l’écriture. Il s’asseyait en tailleur dans l’herbe directement (il me fallait bien sûr étaler tous les pullovers de secours pour que je supportasse l’idée d’être assise à même le sol), et, le plus souvent en plein soleil, les rayons dardant sur son crâne jusqu’au risque du malaise, il ouvrait le carnet blanc. Alors s’engageait le rite. Il réfléchissait parfois fort longtemps, la tête haute, le regard levé vers le ciel, avant de coucher une phrase sur le papier. Il raturait avec méthode, une rangée de hachures vers la droite, une rangée de hachures vers la gauche, le tout bien serré pour qu’aucun regard ne puisse deviner la version censurée. Je maugréais fréquemment. D’abord parce qu’il y avait des fourmis, pire des sauterelles, que je ne voyais pas l’intérêt de cette station champêtre pendant les heures de l’après-midi, je maugréais parce que si, à la rigueur, mon livre m’intéressait, d’être contrainte de lire en silence en pleine nature me rendait le texte immédiatement hostile. Je me souviens d’un exemplaire de La recherche du temps perdu, un volume de poche tout neuf que j’avais pris en horreur parce qu’il avait été imprégné de l’odeur de l’herbe coupée -j’avais dû en outre me révolter contre la trop juste appropriation de son titre aux circonstances-. Je maugréais parce que j’aurais voulu que mon père sortît de son invincible concentration, et quoi que j’aie tenté d’éloquence ou de mauvaise foi,

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