Walther et moi
51 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Walther et moi , livre ebook

-

51 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Description


Quelle tête feriez-vous si vous trouviez dans les affaires de votre vieille et adorable mère un revolver datant de la Deuxième Guerre mondiale, en parfait état de marche ?






Paul Behant, lui, ne sait que faire de cette troublante découverte. Sa mère, qui lui reproche déjà vertement de l'avoir placée dans une maison de retraite, refuse absolument d'expliquer la présence d'un magnifique Walther PPK dans une de ses vieilles malles. Né dans les années 1950, Paul s'aperçoit qu'il ne sait rien de la vie de cette femme pendant la guerre. Il la croyait jeune épouse et mère d'une première petite fille, tentant, comme tous les Français, de survivre dans cette période difficile. Propriétaire désormais de ce magnifique revolver pour lequel il se prend d'un véritable attachement, Paul veut absolument découvrir la provenance de cette arme. À la mort de sa mère qui, jusqu'à son dernier souffle, refuse de s'expliquer, il décide d'en avoir le cœur net. Sa seule autre piste se trouve dans les cartes postales sibyllines qu'un célèbre alpiniste envoyait à la défunte chaque fois qu'il gravissait un sommet prestigieux. Paul part à la recherche de cet homme. Plus il en apprend sur la jeunesse de sa génitrice, plus il se persuade que cette femme ? si gentille, si tendre, si drôle ? a probablement vécu une terrifiante histoire d'amour qui a fait d'elle une meurtrière. A moins que d'autres pièces du puzzle ne lui manquent encore... Entre humour, tendresse et vertige existentiel, Walther et moi est un bel exemple de comédie à tiroirs qui n'évite pas les sujets graves.





Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 30 septembre 2010
Nombre de lectures 138
EAN13 9782260018322
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0097€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

couverture

DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Julliard

La Piste de l’aigle, roman, 1997

Sacré triptyque, roman, 1999

Dans ta peau, roman, 2002

Aux Éditions Bernard Barrault

Vache Noire, Hannetons et autres insectes,

roman, 1985

Bruit Blanc, roman, 1987

Le Chien de Goya, roman, 1991

Chroniques de Rock City, poèmes, 1991

Aux Éditions Le Castor Astral

Carentan, deux minutes d’arrêt, poèmes, 2003

FRÉDÉRIC LASAYGUES

WALTHER ET MOI

roman

images

J’entends le chuintement diffus d’une fuite d’air et me mets aussitôt à chercher autour de moi l’origine du bruit. Mais je comprends vite que le phénomène a sa source sur ma propre personne. Je me scrute, je me palpe. Et c’est ma main droite qui retient mon attention. C’est de là que ça vient. Du petit doigt, pour être plus précis. Je le porte à mon oreille. Il émet en effet un sifflement aigu de boyau percé. Un filet d’air s’échappe par un minuscule orifice situé à la base de l’ongle, sur le bord extérieur. Le constat est sec et net. Je perds de l’air. Je me dégonfle. C’est mon petit doigt qui me le dit. Je garde mon calme. À tout problème il y a une solution. Je trouve la parade quasi instinctivement : je croise l’annulaire de manière à ce qu’il chevauche l’auriculaire et vienne exercer à l’endroit de la fuite une pression suffisante pour empêcher l’air de s’échapper. Sauvé.

Sauvé de quoi ? J’ouvre les yeux. Je faisais un rêve. Je suis dans ma chambre d’hôtel, à Maubeuge. Je me redresse dans le lit, les doigts encore emmêlés, la bouche pâteuse. Je n’ai jamais été doué dans l’art d’interpréter les rêves. Le monde réel me donne déjà assez de fil à retordre. Je toise bêtement mon auriculaire. Je m’adresse à lui. Je me dégonfle ? Pourquoi je me dégonflerais ? Et à propos de quoi ? Je pourrais aussi bien en déduire que « je ne manque pas d’air ». Mais bien sûr mon petit doigt garde le silence. Hypnos a refermé la porte. Aucun secret ne filtrera. Je me fais une raison. Nous vivons séparés de nous-mêmes la plupart du temps.

Je m’assois dans le lit et jette un coup d’œil par la fente du rideau. Une pâle lumière grise baigne le parking de l’Ibis. La bouteille de bourgueil vide a roulé au pied de la table de nuit. J’ai besoin d’un café. Une nouvelle journée me tend les bras. Laissons-lui une chance.

Trois jours tous frais payés. J’étais arrivé la veille par le train du soir dans la ville de Maubeuge, convié par la municipalité à participer à une foire estivale du livre. Séances de signature, visite du patrimoine local, dîner avec les officiels. La sortie de mon dernier roman datait de deux ans. Autant dire que j’avais une actualité de salade fripée, de celle qu’on retire de l’étalage pour éviter de faire fuir les consommateurs de produits culturels soucieux de fraîcheur. En fait, je devais cette invitation à l’entêtement de Marie-Noëlle, l’attachée de presse de mon éditeur, qui avait remué ciel et terre pour me faire inscrire parmi les participants dans l’espoir que ce coup de pouce m’aiderait à retrouver le moral et l’inspiration. Honnêtement, j’étais loin de partager son optimisme. Il faut dire que je venais de perdre ma mère. J’empestais encore le chagrin et la neurasthénie.

Je prends une douche. Je me rase. Je remets de l’ordre dans l’écrivain vieillissant qui me fait face dans la glace de la salle de bains. En moins de quinze minutes, j’obtiens un personnage à peu près présentable. J’achève le tableau avec une touche de fond de teint pour gommer la couperose. On a ses coquetteries. Avant de quitter la chambre, hésitation. J’emporte Walther avec moi ou pas ? Méfiance. La mode sécuritaire est aux détecteurs, qu’on plante maintenant un peu partout. Walther est posé sur la table, à côté du téléviseur, gentiment emmailloté dans son tissu de coton. Je n’aime pas m’en séparer. Et puis le laisser dans la chambre, même caché, présente également un risque. Les gouvernantes Ibis doivent fourrer leur nez partout. Je tergiverse un moment et décide finalement de l’emporter. Je le glisse dans la ceinture de mon pantalon, le contact du métal froid contre mon ventre me causant toujours ce même frisson d’allégresse indicible. Je tire ensuite les pans de ma chemise pour masquer la petite protubérance. Une fois ma veste boutonnée, le camouflage est parfait. Je pense à toi, maman. Tu vois, d’une certaine façon, tu ne me quittes pas. Walther maintient le lien entre nous. La mort n’est qu’une métamorphose dans le grand fouillis des formes. Ni bonheur, ni malheur. Un relâchement, une fatigue, un éblouissement. L’eau renversée retrouve sa pente.

La foire du livre se tient dans la Maison-Folie. Je fais le chemin à pied sous une pluie fine et tiède. Le bâtiment date du XVIIe siècle. Une impressionnante charpente et des boiseries d’époque restaurées chatoient sous les éclairages design. Pas de portique de sécurité. Walther peut dormir tranquille. Je compte une bonne douzaine d’écrivains déjà installés derrière leurs piles de livres. Parmi eux, quelques visages familiers. Une hôtesse au sourire forcé, jolis yeux verts, cheveux blonds coiffés en chignon, me souhaite la bienvenue. Séverine, c’est ce que dit le badge épinglé sur son chemisier, me guide au petit trot jusqu’à mon emplacement. Chemin faisant, elle me débite un speech formaté dans lequel elle énumère le programme des festivités, qu’elle conclut d’un banal « Nous sommes ravis de vous compter parmi nous. Je suis sûre que vous allez adorer Maubeuge et les Maubeugeois ». Sur la table nappée de blanc, un carton à mon nom : PAUL BÉHANT, ainsi qu’une dizaine d’exemplaires de chacun de mes trois derniers romans. Avant de m’abandonner à mon sort, Séverine me tend une poignée de coupons donnant droit à des boissons gratuites. Il est à peine dix heures du matin. Je vais attendre un moment avant de commencer à boire.

 

L’humour est le dernier gardien de phare pendant le naufrage. La tempête avait commencé par de troubles et sombres remous. Vers la fin de l’année dernière, la maladie de Parkinson de ma mère s’était brusquement dressée sur le pédalier et avait accéléré le rythme, semant la débandade dans le peloton suiveur des cellules nerveuses. En quelques mois son état s’était sérieusement dégradé. Pertes de mémoire, hallucinations, confusion mentale, incontinence. Les visites bihebdomadaires d’une infirmière diplômée et l’aide à domicile fournie par la mairie de sa commune ne suffisaient plus à sécuriser son quotidien. J’avais dû empoigner le guidon, prendre les décisions à sa place, et surtout les lui faire accepter. Bref, jouer le rôle du papa et placer ma mère dans celui de la petite fille. Depuis la mort de mon père, dix ans auparavant, elle vivait seule dans la maison avec jardin qu’ils avaient achetée dans les années soixante-dix. Allée Ronsard. Un petit paradis fleuri de mai à octobre coincé au milieu d’un lotissement pour cadres supérieurs, dans la zone géographique appelée Grande Couronne. Paris se trouvait à moins de quarante kilomètres. Et voilà qu’il m’appartenait d’annoncer à ma mère que le décor de sa vie allait s’effilocher et partir en lambeaux au gré des brocantes, que ses rosiers chéris, ses bouleaux et son saule bien-aimé subiraient sans doute les assauts d’un nouveau propriétaire désireux de s’approprier l’espace.

— Maman… On va devoir vendre la maison. Il n’y a pas d’autre solution. Tu vas venir t’installer en Normandie. On pourra se voir aussi souvent qu’on veut.

On était assis chacun d’un côté de la cheminée, d’où montait une odeur de cendres refroidies. Elle n’a rien dit sur le moment. Elle a simplement fermé les yeux et renversé un peu la tête en arrière. Puis deux larmes ont filtré sous ses paupières tandis qu’un sanglot étouffé secouait sa poitrine et ses épaules.

Maman. Si le chagrin devait nous grandir, on appartiendrait, c’est certain, à une race de géants.

Maman est morte il y a tout juste huit jours. Elle est morte dans la maison de retraite où je l’avais installée vers la mi-décembre. L’établissement a pour nom le Clos-des-Violettes, mais elle s’est toujours obstinée à l’appeler « le Clos-des-Cinglés ». Elle avait ses raisons.

 

Au téléphone avec ma mère :

— Paul… Pourquoi tu m’as enfermée chez les fous ?

— Maman… Tu n’es pas chez les fous. On va prendre soin de toi, ici. Les aides-soignantes se…

— Ah, celles-là ! Qu’est-ce qu’elles sont casse-pattes ! Elles me hurlent dans les oreilles à longueur de journée. Je ne suis pourtant pas sourde. Sénile peut-être, mais pas sourde !

— Je vais leur en parler. Je vais leur dire.

— Hier, Thérèse est venue dans ma chambre. Elle a bu toute ma bouteille d’eau de Cologne. Je ne comprends rien à ce qu’elle me dit. Ce doit être l’accent normand. Ça va-t-y par-ci, ça va-t-y par-là…

— Qui est Thérèse ?

— La dame qui parle aux extincteurs. Elle me raconte qu’elle a eu neuf enfants mais personne ne vient jamais lui rendre visite. Comment c’est possible ? Je crois qu’elle est mytho.

— Maman… Je viens te chercher samedi. Je t’emmènerai manger des moules et on ira voir la mer.

— Je préférerais une bonne andouillette.

— Ce sera comme tu veux.

— Il y a autre chose qui ne va pas…

— Quoi, maman ?

— Eh bien ma liberté de mouvement… Ma liberté de mouvement n’est pas respectée.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je ne peux pas sortir d’ici. La grille est fermée à clé. J’ai demandé à Mme Chou, elle m’a dit que c’était interdit. Tu entends ça : INTERDIT !

— C’est normal, maman. C’est pour ta sécurité. Et puis tu irais où à pied ? Le bourg est à cinq kilomètres.

— C’est une question de principe. J’ai bien envie de porter plainte et de lui coller un procès aux fesses à Mme Chou. J’ai des droits. Je ne compte pas me laisser faire.

— C’est la directrice, maman.

— Et alors ? C’est de l’abus de pouvoir.

— D’accord. Écoute, on discutera de tout ça samedi.

— Je suis en prison, mon chéri. La voilà la réalité.

— Tu n’es pas en prison, maman.

— Je suis en prison avec une bande de vieillards cinglés. Bon, tu veux bien raccrocher mon téléphone ? Il faut que je réfléchisse à tout ça. Ce n’est pas très reluisant.

— Je ne peux pas raccrocher le téléphone à ta place, maman. Tu es dans ta chambre et moi je suis à la maison.

— En plus, ce fichu téléphone fait sauter les chaînes de la télé. J’étais sur la 2 et voilà que c’est reparti ailleurs.

— Ça, c’est la télécommande. Pose la télécommande et raccroche ton téléphone.

— Je voudrais bien. Mais ils ont installé ça en dépit du bon sens. Je ne trouve même pas le fil. Ce serait facile si je trouvais le fil. Je n’aurais qu’à le suivre.

— C’est un téléphone sans fil, maman.

— Bon, écoute, il faut que je te laisse. Quelqu’un me parle dans la télé en même temps. Je n’arrive plus à suivre. Tu me dis que tu viens quand ?

— Samedi.

— Bon eh bien si ça te dit, alors ça me dit aussi !

Plongée dans ce qu’elle appelait son déconnoscope, et sujette aux retombées loufoques de connections neuronales de plus en plus hasardeuses, la seule arme dont disposait encore ma mère pour affronter l’humiliation de la déchéance était le glaive de l’humour. Tant bien que mal, elle l’a brandi jusqu’au bout.

 

Entre le Clos-des-Cinglés et la Maison-Folie, une correspondance due au seul hasard… Il est un peu plus de midi. La plupart des auteurs sont sagement assis à leur table. Un whisky, c’est deux coupons. Mais le barman est arrangeant, il ne m’en prélève qu’un seul. Les visiteurs déambulent dans les allées, graves, recueillis, attentifs, curieux. Il y a aussi un coin table ronde animé par une radio locale, où les intervenants débattent à bâtons rompus de sujets aussi essentiels que « L’art dans la vie, la vie dans l’art ». Rumeur ronronnante entrecoupée de larsen s’élevant dans les solives. Je surveille mes piles de livres comme un berger ses brebis. Pourtant, on ne peut pas dire qu’il y ait foule devant mon stand. De l’autre côté de l’allée, le Roi des Fourmis fait un carton. Il signe à la chaîne. Il paraît heureux. On dirait un pape bénissant ses fidèles. Son crâne lisse brille sous les spots. Sa clientèle est majoritairement féminine, mais il y a aussi des ados boutonneux, des trentenaires introvertis. Tous font des mines émerveillées, intimidées, lorsqu’ils se penchent pour lui présenter leur exemplaire à dédicacer. C’en est presque émouvant. Le pouvoir des mots. Que viennent chercher les lecteurs ? Et que cherche un écrivain quand il écrit un livre ? Et que fait-il quand il n’écrit pas ? En ce qui me concerne, je suis en panne depuis près de deux ans. Incapable de mener un livre vers son terme. Je me suis jeté successivement dans trois histoires différentes, qui sont toutes les trois restées en plan. Après une vingtaine de feuillets, la fièvre retombait immanquablement, la sauce se figeait et je restais devant la page blanche comme un ahuri complet, inapte à creuser mon sillon plus avant. Amnésie. Cafouillage. Vide blanc. Ma vie est sur le point de basculer dans la fiction pure. Une fiction sans attaches, sans attente, sans calcul, sans perspective. La preuve, vous êtes en train de me lire alors que je n’ai rien écrit.

À peine de retour à la Maison-Folie après la pause déjeuner, deux dames d’un certain âge, très rondes, triple menton, avalanche de plis et de bourrelets, s’arrêtent devant ma table. Sans préambule, elles me fusillent du regard.

— Pourquoi faut-il toujours que vous vous en preniez aux femmes de cinquante ans et plus qui ont de l’embonpoint, vous les romanciers ? Hein, pourquoi ? Ça vous amuse tant que ça de vous payer notre tête ? Qu’est-ce qu’on vous a fait ? Je voudrais bien savoir ce qu’on vous a fait pour mériter un tel sort !

— C’est tellement facile de se moquer ! Pourquoi vous vous faites les crocs sur nous ? C’est le manque d’inspiration, c’est ça ? Vous vous rabattez sur le gros gibier !

J’en reste cloué sur mon siège. Je n’ai pas vendu un seul livre depuis ce matin. La séance de signatures prévue pour le lendemain promet d’être pathétique. Et voilà que ces deux mégères en surcharge pondérale fondent sur moi et me prennent en otage pour régler leurs comptes avec la littérature. Je les dévisage l’une après l’autre, perplexe, éberlué. Elles ont pourtant l’apparence de deux matrones inoffensives, permanentées de frais et vêtues de tailleurs du dimanche. Derrière leur demi-sourire qui pourrait laisser penser qu’elles me jouent un tour, je perçois une authentique hargne rentrée, une frustration trop longtemps retenue qui doit impérativement trouver un exutoire.

J’adopte un ton un peu distant, genre professionnel de la vente en résolution de conflit :

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, mesdames. En quoi puis-je vous aider ?

— Dans les romans d’aujourd’hui les grosses dames ont toujours le mauvais rôle, explique l’une. C’est systématique !

— Vous nous ridiculisez à tour de bras, renchérit l’autre. Les grosses sont essoufflées, les grosses transpirent, les grosses sont stupides, les grosses sont méchantes. Ou alors, pire, elles font pitié !

— Franchement, regardez-nous, est-ce qu’on est en sueur ou essoufflées ?

J’ai bien envie de leur répondre que non, en effet, mais que oui, par contre, elles frisent le ridicule. Aucune des deux n’a jeté le moindre coup d’œil à mes bouquins ni même sur le carton où figure mon nom. Je ne suis qu’une abstraction, un défouloir.

— Pourquoi vous en prendre à moi spécifiquement ?

— Bah, vous êtes le premier qu’on ait vu en entrant.

— Eh bien je vous propose d’acheter un de mes romans et de vérifier par vous-mêmes. Je ne me suis jamais moqué des grosses. J’ai la conscience tranquille. Je dirais même que j’adore les femmes enveloppées. Plus il y a de kilos, plus il y a d’amour.

— Vous, peut-être pas, mais avouez que la tendance…

— Oh, vous savez, dis-je, je ne fréquente pas beaucoup la tendance. Je serais plutôt hors tendance.

Leur colère semble fléchir. Elles m’accordent un sourire indulgent. Je sens que la présomption d’innocence est à portée de main. L’une s’empare alors d’un de mes livres, qu’elle feuillette machinalement, le retournant ensuite pour en parcourir la quatrième de couverture. Je scrute ses doigts boudinés aux ongles courts, son poignet orné d’un bracelet-chaîne avec de petits dauphins en pendeloque. Son regard glisse distraitement sur les caractères typographiques tel un filet d’eau sur une toile cirée. Une manière implicite de me dire à quel point elle se fout du contenu du bouquin, qu’elle se hâte d’ailleurs de remettre en place sur sa pile. Et puis je sens comme une crispation dans l’air. Un malaise rampant sur le point d’éclater. Je lève les yeux et vois la mégère qui ouvre la bouche en rond tout en fixant un point situé sous mon sternum. Elle saisit l’avant-bras de son amie, qu’elle se met à secouer avec frénésie.

— Regarde… Monique ! Regarde ça !

Manque de vigilance de ma part. Un bouton de ma chemise s’est malencontreusement ouvert et la crosse de Walther pointe outrageusement hors de sa niche. Je boutonne ma veste d’un geste sobre et adresse un sourire en coin aux deux femmes.

— Ne le prenez pas pour vous, commencé-je, mais les écrivains doivent faire face à une foule d’intégrismes. L’époque est aux ayatollahs de tous bords. Il faut bien qu’on assure notre protection.

— Vous êtes sérieux ?

— C’est pas une blague ?

Je prends une mine sombre et préoccupée, promenant dans la salle un regard circulaire.

— C’est malheureusement la triste réalité. La plupart des auteurs sont armés. Mais gardez ça pour vous. Le sujet est tabou.

— Ça alors !

— Dans quel monde on vit !

— Je ne vous le fais pas dire.

— On est désolées si vous vous êtes senti agressé. Tenez, pour nous faire pardonner on va chacune vous acheter un livre. Hein, Monique ? On lui doit bien ça.

 

Sinon, quand je ferme les paupières je sens que mon potentiel est immense. Je porte en moi un tas de romans prêts à éclore. Voyez comme les fruits de mon imagination font pencher les branches ! Personnages, dialogues, coups de théâtre, émotions à nu, éclairs de sagacité. Reste à coucher tout ça sur le papier. Un écrivain est capable d’écrire des livres plus intelligents que sa propre personne. Il lui suffit pour cela de se jucher sur des échasses et de se munir d’une bonne paire de jumelles. Il peut à loisir nager dans le sable quand l’eau n’est plus qu’une légende, faire route vers de nouveaux continents quand règne la morosité des mondes finissants. S’il a du style et de la souplesse dans l’ellipse, il peut même se faire passer pour ce qu’il n’est pas, en récolter les fruits et vendre sa confiture. L’écrivain est soit un truqueur-né, soit un écorché vif. Dans les deux cas, il fait peine à voir. Pour ma part, je me suis contenté de suivre ma pente, priant dans les virages et lors des nuits sans lune pour qu’elle se mît à monter dans un avenir proche (la pente, pas la lune). J’ai attendu au creux des talus. J’attends encore. Je fume ma pipe, j’attends mon heure. Je converse avec les mottes de terre et les oiseaux de passage. En parlant de trou noir, je me demande souvent ce qu’il advient des livres qu’on n’écrit pas. Une mise au pilon préventive ? Un non-être condamné à errer éternellement dans les limbes en quête de sa forme ? Un éblouissement reflété à la surface d’une flaque de pluie au fin fond d’une forêt primaire ?

Un miracle qui n’arrive pas, ça arrive tous les jours. Penchons-nous sur les autres cas.

 

Je m’enferme dans les toilettes et tire Walther de son nid douillet. Sa présence est un peu pesante et encombrante, mais je fais avec. C’est le prix à payer. Il me suit partout depuis la mort de maman. Le cran de sûreté qui neutralise le percuteur le rend parfaitement inoffensif, à la fois pour autrui et pour moi-même. Que ce soit bien clair : je ne suis pas un amateur d’armes et celles-ci n’exercent sur moi aucune fascination malsaine. Je ne projette pas un attentat contre la république des Lettres. Je n’ai pas non plus quelque sombre vengeance à accomplir. Et si j’ai pu causer de l’émoi aux deux représentantes du lobby des grosses dames, ce n’était que purement accidentel. J’ai parfois tendance à oublier le puissant pouvoir d’intimidation que Walther exerce sur les profanes. Car sa nature profonde de pistolet n’est plus, de mon point de vue, qu’une lointaine ascendance, une dénomination désormais trompeuse. Walther est un autre. Walther est le dernier des romantiques. C’est entre lui et moi que ça se joue maintenant. Le courant passe. Je suis investi d’une mission. Un point c’est tout. Une mission pacifique et en quelque sorte amoureuse.

Ce Walther PPK (Polizei Pistole Kriminal) double-action/semi-automatique, calibre 7,65 mm Browning, carcasse en Duralumin, chargeur garni de six balles cuivrées mais prévu pour sept, est sorti de sa manufacture allemande en 1938. Son poids chargé est de sept cents grammes et sa longueur de quinze centimètres. J’ai appris récemment que son usage avait été largement répandu parmi les forces nazies pendant la Seconde Guerre mondiale, plus particulièrement chez les tankistes et les pilotes en raison de sa petite taille. Je ne connais pas la biographie de ce pistolet. Seulement quelques bribes. Walther a passé ces soixante dernières années au fond d’une malle, sous une avalanche de lettres et d’objets divers. Retiré du monde pendant tout ce temps. Enfoui dans les mémoires de ceux qui l’avaient tenu en main à un moment ou à un autre, il a néanmoins conservé un certain pouvoir évocateur. Je ne peux pas définir le phénomène autrement. Lorsque je caresse le bronzage patiné et légèrement bleuté de sa culasse, il me semble que je respire un autre air, que j’entends le son d’une musique lointaine, que je vois briller des feux vagues et flous. Bien sûr, tout cela est à peine perceptible. Mais il suffit d’une certitude profondément ancrée en soi pour donner vie aux zones d’ombre qui nous encerclent. Je ne me contente pas de caresser Walther. Je lui parle aussi. Je parle à sa gâchette, à son poussoir de sécurité, à son pontet, à son chien. À son chargeur, je demande souvent : qu’est-il advenu de la balle manquante ?

 

Maubeuge la nuit. L’air est doux, peu de monde dans les rues. Une visite au pont Dormant, un coup d’œil aux vestiges des fortifications de Vauban qui, je l’apprends, permirent par deux fois, en 1792 et 1793, de repousser les assauts des Autrichiens. Et puis je pars en hors-piste une fois passée la rivière Sambre. Je marche sans but précis. Se perdre dans une ville inconnue fait partie des griseries de l’existence. Comme on se perd, on se dirige. Écrire procède du même vertige. Enfin, d’après ce que j’en sais. Mais je ne sais rien. Se perdre est un art peu fréquenté. Les infréquentables s’y retrouvent pour comploter dans l’obscurité. Mais ce n’est pas moi qui suis perdu, c’est le reste du monde. Et quand bien même je serais muni d’un plan de la cité, je l’oublie dans ma poche, ou alors je le considère comme une simple grille de mots fléchés où les noms de rues feraient figure de propositions ouvrant sur l’inconnaissable. Se perdre est une disposition d’esprit. Le sens et le non-sens de l’orientation n’ont rien à y voir. Guider ses pas au-delà de la frontière du monde connu, vers le point de non-retour, représente une démarche poétique qui se suffit à elle-même. En se perdant, on s’approfondit. Comme disent les nietzschéens : est-ce le chien qui est dans la niche ou la niche qui est dans le chien ?

Une affiche placardée sur un abribus annonce en grosses lettres blanches sur fond rouge : SPECTACLE D’OTARIES VIVANTES. J’ai peine à imaginer à quoi pourrait ressembler un spectacle d’otaries mortes ! Je passe devant un bar plein à craquer, Le Nautilus. La vitre recouverte de buée résonne de l’excitation qui règne à l’intérieur. Brouhaha étouffé de voix, de rires, de verres entrechoqués. Un peu plus loin, je sors Walther de ma ceinture afin qu’il profite lui aussi de la brise nocturne. J’actionne la culasse pour faire monter une balle dans le canon. La mécanique musicale du geste me ravit. Ensuite j’extrais la balle par la fenêtre d’éjection et la recueille au creux de la main. Je pousse le verrou de magasin, j’expulse le chargeur puis je replace la balle dans le poussoir et réintroduis le chargeur dans son logement. Une série de claquements métalliques parfaitement huilés. D’une certaine manière, Walther effectue ses exercices d’assouplissement. J’allume une cigarette. Je regarde autour de moi. J’ai sans doute changé de quartier. Les rues sont plus larges, les bâtiments plus espacés. Le ciel est d’un noir d’encre moucheté d’étoiles. On est bien, tous les deux, à se tenir par la main, Walther et moi. Une nuée de moucherons volette dans la clarté du réverbère au-dessus de ma tête.

Enfant, je faisais souvent le même rêve. Je tourne autour de la maison sans parvenir à y pénétrer, comme si une barrière invisible m’en empêchait. Par une fenêtre entrouverte, j’aperçois ma sœur assise devant le piano, appliquée à jouer un nocturne de Chopin. La musique s’échappe de la chambre par vagues successives et vient se mêler aux chants d’oiseaux qui me paraissent sortir de ma propre tête. Affolé, je cours d’un côté et de l’autre. Sous la fenêtre de la cuisine, j’appelle ma mère, je crie et gesticule. Mais rien n’y fait. Personne ne me voit, personne ne m’entend. Je suis devenu un fantôme. Quelle est la nature de cette force qui m’interdit d’entrer dans la maison ?

Plus tard, longtemps après, je verrai ma mère se perdre puis sombrer corps et biens dans sa chambre de seize mètres carrés au Clos-des-Violettes. Durant les derniers mois de sa vie, elle me téléphonait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit pour me demander d’une voix tremblotante où elle se trouvait. La dégénérescence de son système nerveux central effaçait peu à peu tous ses repères dans l’espace et dans le temps. Perdue. Maman.

Plongé dans mes pensées, je n’ai pas remarqué le couple qui vient à ma rencontre sur le trottoir. Tous les deux ont la cinquantaine passée. Lui titube un peu. Elle s’accroche à son bras. Une tache de lumière intempestive fait luire le canon du pistolet. J’avais oublié que je le tenais encore à la main. On est sur le point de se croiser quand le regard du type s’arrête fâcheusement sur Walther. Plutôt que de poursuivre calmement sa route, quitte à se payer une bonne frousse rétrospective, le crétin choisit le mode panique et le sauve-qui-peut. Il pousse un juron étranglé et se déporte d’un bond au milieu de la chaussée, frôlant la perte d’équilibre et le gadin magistral. Pivotant ensuite d’un quart de tour, il tire violemment sa compagne par la manche : Cours ! Sarah, cours ! Ce mec a un flingue ! La pauvre femme me fixe de ses yeux exorbités et lâche un cri strident. J’enfourne rapidement le pistolet dans ma ceinture et rabats ma veste. Ne craignez rien, c’est Walther, le messager d’amour ! Mais ils sont déjà loin, lancés dans une galopade forcenée qui les propulse au cul de la nuit. C’est fou ce que les gens peuvent parfois manquer de self-control. Je presse moi-même le pas. Je pousse un portillon ouvrant sur un jardin public, que je me hâte de traverser. Le gravier de l’allée crisse sous mes semelles, produisant un bruit de papier d’emballage froissé. De fines nappes de brouillard flottent au-dessus des parterres de fleurs. Une odeur de terreau humide me caresse les narines. J’émerge ensuite dans une large avenue fortement éclairée. Il serait bon que je retrouve le chemin de l’hôtel. Un temps pour se perdre, un temps pour ramasser ses billes et se replier en lieu sûr.

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents