Martha se souvenait du jour où Samuel avait réussi à obtenir une promotion. Il avait été tendu pendant des mois. Il restait au travail de plus en plus tard et seules ses archives semblaient l’intéresser. Le jour où il fut promu, ils sortirent pour fêter ça. Ils retournèrent au restaurant de leur premier rendez-vous, près de l’Opéra Bastille. La conversation qu’ils eurent ce soir-là resta gravée dans sa mémoire.
– Je lève mon verre à une femme exceptionnelle ! dit-il en regardant Martha avec un sourire des plus affectueux.
– Arrête tes bêtises, dit-elle gênée.
– Non, je le pense. Je n’aurais jamais réussi à obtenir cette promotion si tu ne m’avais pas soutenu et surtout si tu n’avais pas été aussi patiente. Je te promets d’être plus présent maintenant.
– Ce qui compte, c’est que tu l’aies obtenue. Je n’en ai jamais douté de toute façon.
– Nous ! Nous l’avons obtenue. Ça a été un travail d’équipe.
– Ben, je n’ai pas fait grand-chose à part t’attendre à la maison après le bureau.
– Tu te rends compte de tout ce qui va changer ? C’est terminé tout ça, maintenant tu vas enfin pouvoir laisser tomber ton travail.
Martha eut un mouvement de recul.
– Je te demande pardon ? Il est hors de question que j’arrête de travailler.
– Pourquoi ça ? Tu passes tes soirées à me raconter à quel point tu ne peux plus supporter tes collègues. Tu vaux bien mieux que tous ces médecins méprisants, tu le sais.
– Mais c’est important pour moi.
– Allons, ne sois pas ridicule. Combien de fois par semaine rentres-tu exaspérée ? Ils ne voient pas à quel point tu es un trésor, pourquoi voudrais-tu rester invisible auprès de ces imbéciles quand tu pourrais avoir la liberté ? Maintenant, je vais gagner assez d’argent pour nous deux, tu vas pouvoir t’occuper de notre nid et surtout de toi. Depuis que nous nous connaissons, tu me dis que ce travail est provisoire. Tu as une piste pour en changer ?
– Non, tu sais bien que non mais…
– Mais quoi ? Tu détestes travailler pour eux et tu m’as toujours dit que si tu avais le choix, tu n’hésiterais pas une seconde à tout larguer. Nous sommes une équipe et maintenant, tu n’as plus à endurer ça. J’ai travaillé dur pour pouvoir t’offrir ce luxe. Tu es libre, libre de faire ce que tu veux. Vois-le comme un cadeau de ma part pour avoir été si compréhensive.
– Bon, on en reparlera, d’accord ? tenta Martha, dépassée par la démonstration de Samuel.
– Bien sûr, tu es libre de faire ce que tu veux.
Martha posa son préavis le mois suivant, convaincue que la liberté passait par sa démission.
Tout ceci remontait à près de dix ans, qu’en était-il aujourd’hui ? Martha pensait que la promotion de Samuel allait lui ramener son mari… Au contraire, il n’avait jamais été plus sollicité. Il devait se montrer digne de son poste.
Ils n’avaient pas eu d’enfants. D’après les médecins, rien de médical ne les en empêchait. Cela n’arriva pas, tout simplement. Martha avait pris du poids, elle avait du mal à se reconnaître sur leurs photos de mariage. Elle venait de passer dix années à faire le ménage, la lessive, la cuisine… pour que monsieur puisse s’investir, l’esprit libéré, dans un travail qu’elle jugeait maintenant insignifiant. Martha détestait sa vie, elle tenait Samuel pour seul responsable de sa souffrance tout en sachant qu’elle n’était pas de bonne foi. En plus de se sentir molle et avachie, elle se trouvait lâche ! Lâche d’avoir accepté cette proposition stupide de Samuel en se convainquant qu’il s’agissait d’une décision réfléchie et non d’un compromis pour éviter un conflit. Lâche de jeter tous les torts sur Samuel.
Martha décida qu’il était temps de rentrer, Samuel avait dû arriver et elle devait l’affronter. Elle devinait qu’elle ne le quitterait pas, du moins pas cette fois-ci. Elle serait de mauvaise humeur, prétendrait être au bout du rouleau, puis se dégonflerait pour reprendre sa vie à l’endroit où elle l’avait laissée.
Elle se leva, repoussa la chaise bruyamment.