La peste verte
188 pages
Français

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Description

Une épidémie de mycoses sévit à Marseille, qui est d'autant plus inexplicable que différentes souches de champignons pathogènes circulent.

Aussi, quand le dermatologue Jean Tallier ouvre une nuit sa porte à une femme si atteinte qu'elle meurt dans ses bras, il comprend qu'il sera mêlé malgré lui à cette affaire. C'est en tout cas sur lui que compte Brigitte Guernes, la soeur de la victime ainsi que l'inspecteur Tabouriechan chargé de l'enquête.

La réponse, édifiante, le met en face d'un personnage dont il ne soupçonnait pas l'existence. Mais cela suffira-t-il à enrayer la peste verte qui se répand sur la cité phocéenne ?

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Informations

Publié par
Nombre de lectures 6
EAN13 9791090931176
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0037€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Claude Ecken
La peste verte
(extrait)
Éditions ARMADA www.editions-armada.com
Chapitre 1
Passée la porte d'Aix, l'homme descendit les rues s ombres où les Arabes exposaient et vendaient tapis, vêtements, chiffons, un peu de tout pour trois fois rien. Couleurs criardes noyées dans les ombres bleu es, soleil éblouissant accentuant les contrastes, brouhaha tissé d'interje ctions, odeurs lourdes et grasses, de cuisine, de sueur, alternant avec des b ouffées de fraîcheur, des parfums légers répandus par la brise, spectacle que le quotidien a figé en tableau. Il se coula dans la foule avec facilité, et aussi l 'aisance de ceux qui avaient l'habitude de déambuler dans ces quartiers. Inscriv ant ses pas dans ceux des passants, il se laissa porter par le courant humain , évoluant au rythme de leur marche. Ses vêtements de coupe démodée et aux coule urs ternies n'attiraient pas l'attention. Pas plus que son visage n'était re marquable. C'était une de ces têtes innombrables que l'on croise au cours d'une j ournée, une figure hantée par la banalité. Sans expression, si l'on exceptait les yeux, vifs et pétillants, qui laissaient présumer un sens de l'observation, une c apacité à capter les éléments importants d'une scène. L'individu errait dans Marseille, les mains au fond des poches, le chapeau passé de mode rabattu sur les yeux. Autrement vêtu, ses multiples mouvements de tête, ses regards attentifs l'auraient fait pass er pour un touriste que la curiosité et le temps à tuer poussaient à arpenter les rues au hasard, tout à la joie de la découverte inattendue. Son trajet était pourtant extrêmement précis et inv ariablement le même depuis une demi-douzaine d'années. Un observateur suivant son errance aurait pu remarq uer que son attention était sélective à force d'entraînement. Une main je tant un signe dans l'air, un bras dénudé appuyé à l'étalage, enserrant une taill e ou retenant la cordelière d'un sac, un visage, une chevelure, une nuque dégag ée, un cou, une poitrine si l'échancrure permettait d'y plonger le regard, étaient ce qui attirait son attention. Au fil des ans, son œil avait capté tant de gestes, d'expressions, que Desmond Morris lui-même aurait eu du mal à rivalise r avec ce personnage dans l'étude du comportement. Cependant, le béhaviorisme n'était pas la discipline qu'il exerçait, même s'il en connaissait tous les a rcanes. Sa spécialité était la peau humaine. C'était elle q ui éveillait son intérêt. Surtout lorsqu'elle connaissait des transformations . Ainsi, les larges dos découverts depuis le début de l'été, que le soleil avait déjà dorés, ne l'intéressaient que s'ils étaient co uverts de boutons ; les nuques rouges et rugueuses que si elles portaient des trac es d'irritation ; les mains ne l'attiraient pas si elles étaient lisses ou avec de s cals normalement apparus avec l'âge, mais lorsque s'y développaient verrues et autres plaques et boursouflures inesthétiques. Les maladies de la peau le fascinaient. Il ne manquait pas de repérer une belle façade d'ac né juvénile chez un adolescent d'une rare myopie, à en juger l'épaisseu r des lunettes et la fréquence de ses heurts. Pas plus qu'il ne ratait la personne dissimulant les parties disgracieuses de son épiderme sous des vêtements. L es gens étaient prompts à cacher leur corps avant qu'il ne fût parfaitement h âlé, mais ils montraient encore
davantage d'empressement pour éviter d'exposer une pustule, un bouton laid comme un grumeau rebelle à la dissolution. À partir des maigres indices donnés à voir, l'individu parvenait à reconnaître la malad ie. Il savait tout des quelques champignons pathogènes pour l'homme, de leur mode d'action et des ravages qu'ils causaient. Son œil exercé identifiait une affection à peine déclarée, là où le médecin généra liste ne voyait qu'un simple bouton de fièvre. Un passant couvert de pansements minuscules le croi sa, l'air absent. L'homme se retourna sur son passage, avec un sourir e de satisfaction sur les lèvres. Le diagnostic était déjà fait. Une actinomy cose qui débutait à peine, mais qui défigurerait le passant. Bientôt, ses proches le regarderaient avec un dégoû t qu'ils auraient du mal à dissimuler. L'homme reprit son chemin avec plus d'entrain. Il p oussa une reconnaissance du côté des quartiers malfamés, là o ù les prostituées côtoyaient, sur le trottoir, dealers et chefs de ga ng, paumés et voyous de tout acabit. Il savait ce qui mettait mal à l'aise les personnes atteintes de mycoses, du moins de celles visibles à la surface, sur l'épider me. Les transformations inesthétiques ou franchement répugnantes de la peau semblaient indiquer qu'elles étaient aussi moralement corrompues. Que l eur âme se trouvait dans le même état de décomposition. Une peau lisse, fraîche comme les joues d'un enfant , évoquait l'innocence, la candeur. Les boutons purulents, les excroissances d e chair, les plaques aux couleurs agressives stigmatisaient l'homme de mauva ise vie et renseignaient sur son âme. Dans les quartiers malfamés, mais aussi dans les vi llas et les belles résidences, il fallait que fussent marqués, indices de leur déchéance, ceux qui s'adonnaient au vice sous toutes ses formes. Ils av alent enchaîné leur âme au mal, ils devaient en retour être tatoués de façon i ndélébile. C'était à cela que s'employait l'énigmatique person nage déambulant dans Marseille. C'était la tâche qu'il s'était fixée pou r extirper le crime et le mal de la cité. Ainsi, tout serait transparent et clair. Tout serai t franc et le monde deviendrait limpide, sans ambiguïté. Les bons et les mauvais, c hacun d'un côté. On saurait qui fréquenter. Voilà pourquoi son œil s'allumait lorsqu'il pouvait contempler les ravages d'un champignon sur l'homme, colère végétale défigurant les visages et les corps, rendant apparente la pourriture proliférant au fond de lui. — Il n'y a plus de mensonge possible ! ricana-t-il à l'adresse d'un Maghrébin d'une trentaine d'années, affligé d'une alopécie au -dessus de l'oreille droite. Une large surface ovale dépourvue de cheveux le déf igurait. L'interpellé tourna la tête et haussa les épaules, se demandant si cette réflexion lui était bien adressée. La teigne favique rendait poisseux c e qui lui restait de pilosité. D'invisibles filaments s'y accrochaient, prêts à se reproduire. L'homme poursuivit son investigation. Rue du Tapis- Vert, un prurit démangeait une putain qui s'obstinait malgré tout à exercer son métier. Dans son cas, aucun bouton apparent, seulement une irrit ation irrépressible. Mais les démangeaisons étaient si violentes que sa peau avai t viré au rouge à force
d'être vigoureusement frottée. Par endroits, les on gles avaient entamé plus profondément les chairs. De petits vaisseaux avaien t éclaté, parcourant la surface de canaux violacés, susceptibles de devenir à leur tour des sources d'infection. Évidemment, elle tapinait en vain. De la voir gigoter ridiculement pour soulager les régions inaccessibles de son corp s la rendait suspecte. Rue Tubano, une lichénification irritait un louche obèse en maillot de corps dont la peau déjà naturellement rouge virait au pou rpre. Le promeneur suivit un colosse à la casquette de marin, dont le bras se co uvrait de boutons en nombre considérable, des sortes de nodules suppurants. L'h umeur répandue rendait son bras luisant. — Sporotrichose, diagnostiqua le spécialiste des my coses. Il était cependant étonné de rencontrer cette affec tion. Non pas en raison de sa rareté : elle était naguère fréquente en France, jusqu'à ce que l'on s'aperçût que l'iode constituait un bon remède. Assurément, l 'homme à la casquette de marin n'avait plus navigué depuis belle lurette, si tant est qu'il eût jamais mis les pieds sur un bateau ! La raison de sa surprise étai t qu'il n'avait rien à voir dans cette infection. Mais depuis qu'il avait entrepris sa mission, l'hyg iène douteuse et la contagion naturelle favorisaient l'apparition d'esp èces nouvelles. Le géant ne payait pas de mine. Son tricot rayé éta it crasseux et troué par endroits. Il avança d'une démarche hésitante, comme s'il était ivre, et descendit les trois marches conduisant à la Taverne. Ce bouge infect ne se signalait par aucune enseigne et n'avait pas non plus d'existence officielle. Il puait la crasse et la sueur. D'épaisses volutes de fumée asphyxiaie nt ceux qui avaient résisté à l'odeur rance du lieu. Dans cette pièce sordide, qu i ne ressemblait à un lieu public que parce que quelques tables et chaises y a vaient été réparties, rêvaient quelques déchets humains achevant de se décomposer en abusant de leurs poisons favoris. L'homme pénétra à la suite du marin. Ce n'était pas la première fois qu'il hantait cette caricature de troquet. À présent qu'i l n'inspirait plus la méfiance, on le laissait donc s'installer en paix. Dans un coin, une prostituée noire qui aurait pu êt re ravissante si les vêtements douteux qu'elle portait ne la faisaient p as ressembler à une sorcière, reprenait un verre de rouge juste après avoir régur gité les précédents. Deux flaques bilieuses indiquaient ainsi la direction de s toilettes. Un filet jaunâtre pendait au col de sa veste élimée. Elle adressa une œillade au premier arrivant, qui l 'ignora et s'assit pesamment à une table. Sollicité pour partager sa c ompagnie, le second individu sortit une main de sa poche en s'approchan t d'elle. Il effleura son veston, lui faisant remarquer les traces de salive et d'humeur biliaires qui s'y étaient déposées depuis ses récents malaises intest inaux. — Une autre fois peut-être, dit-il en s'installant plus loin. D'abord déçue, la Noire accepta sa défaite et lui a dressa un sourire qu'elle voulut charmeur. Elle n'avait pas remarqué que, dans son geste, l'ho mme avait effectué une rapide friction du pouce et de l'index. Avec ses do igts enduits de micromycètes, il avait déposé sur son veston une culture entraîna nt une dermatophytose. Celle-ci resterait sans conséquence si la fille prenait l a peine de se faire soigner sans attendre. Dans le cas contraire, les plaques qui ne tarderaient pas à se
développer sur son corps décourageraient toute tentative d'approche. L'homme s'assit en souriant. Il n'était pas loin de penser qu'il rendait service à cette femme en l'obligeant à une hygiène plus rig oureuse. Il commanda une bière et nota en attendant dans son carnet :Epidermophyton flaccosum. Le nom du champignon qu'il venait de répandre. Il ajouta d essous ceux qu'il lui paraissait nécessaire de dispenser dans cette salle :Microsporum audouini et Tricophyton mentagrophytes. Les mélanger les rendrait plus efficaces. L'individu passa la main sous la table de bois et s ur le rebord des chaises, à l'endroit où on les saisit généralement pour les él oigner ou les rapprocher. Au fond de la poche de sa veste, dans des sachets qu'i l crevait avec l'ongle, se trouvaient les substances qu'il étalait sur les sur faces fréquemment touchées par les gens. Le verre qu'on lui servit avec la canette – et dans lequel il ne but pas – comme les pièces données en paiement furent égaleme nt enduits de champignons microscopiques. Le verre retrouverait p robablement sa place sans être lavé. L'homme observa les épaves attablées, immobiles et désabusées devant leur boisson. Plus loin, un Arabe et un Italien dis cutaient avec animation, sans omettre de jeter de fréquents regards autour d'eux. Il ne faisait pas bon de les observer trop longtemps. Presque tous les clients d e cette gargote officieuse souffraient de dermatoses qu'il avait répandues. Qu elques boutons sur le front, des eczémas sur les avant-bras, des plaques brunes entre les doigts attiraient l'attention du mycologue. Il constata une tache jaune-vert sous le rebord du comptoir. Elle avait atteint une taille respectable depuis six jours et les pouc es qui l'avaient effleurée avaient permis à cette espèce d'essaimer un peu plu s loin. Quelques reflets suspects sur la tapisserie rongée d'humidité, sur l e zinc ou le bois, indiquaient que l'Aspergillus flavusse développait dans les meilleures conditions. Avisant un journal traînant sur une table voisine, le semeur de mycoses s'en saisit et le feuilleta à la recherche des pages de la région. Une radio locale avait évoqué le matin même cet art icle duProvençal que l'homme s'était empressé de retrouver parmi les tit res. Bien que n'étant pas cité, il trouva ces quelques lignes élogieuses à son égar d, puisque alarmantes pour les autres. Elles témoignaient de son inlassable pe rsévérance pour éradiquer le mal croissant sous toutes ses formes dans cette nou velle Gomorrhe. L'article, intitulé :« Mycoses à Marseille », s'inquiétait de la prolifération des champignons microscopiques dans la ville. L'occasio n était belle pour déplorer le manque d'hygiène de la plupart des citadins, la malpropreté de certains quartiers appuyée par un rapport de la commission d 'hygiène ayant dressé la carte des lieux insalubres. Dans certaines cages d'escalier, les rampes sont co uvertes de ces micromycètes pathogènes pour l'homme. Les toilettes d'un bar de quartier ont révélé, après analyses, une atmosphère à haute tene ur en spores et sporanges dont l'inhalation est particulièrement dangereuse. Il se délecta à la lecture de certaines phrases lui prouvant que ses champignons étaient bien les responsables de ces my coses. Les dates d'apparition des maladies correspondaient parfaitem ent avec celles de leur mise en circulation. Finalement, il se leva et quitta la pièce sans se r etourner. Au kiosque voisin,
il acheta deux exemplaires du quotidien, non sans a voir promené ses doigts empoisonnés sur les revues érotiques fréquemment co nsultées par la plèbe ainsi que sur les magazines d'économie ou de market ing qu'étaient susceptibles d'acheter les cadres et autres requins de la financ e. — Lorsque tous ces porcs et ces voleurs seront atte ints, marmonna-t-il, ils se repentiront. Il rentra chez lui après avoir terminé son inspecti on et vida ses poches de toutes les substances dangereuses qu'elles contenai ent. Plongeant les mains dans un liquide stérilisant, il retira ensuite la fine enveloppe qui les recouvrait. Le derme artificiel se posait comme un film autocollan t ; il imitait à la perfection la granulation de la peau tant il en épousait les cont ours et constituait une protection qu'il renouvelait régulièrement. Celle-ci ne l'empêchait pas d'être à l'occasion la victime de ses envahissantes cultures, comme en témoignaient les q uelques taches qui parsemaient le dos de sa main, vestiges d'une derma tose récente. Il avait développé une résistance particulière, de sorte qu' avant d'évoluer aux stades supérieurs, les lésions disparaîtraient d'elles-mêm es. Après avoir retiré la pellicule protégeant les main s, le mycologue enleva son masque. Il disposait de plusieurs visages synthétiq ues, non seulement pour dissimuler ses traits à jamais défigurés par divers es dermatoses anciennes, mais aussi pour circuler incognito. Il lui était ar rivé d'être pris à partie à force de traîner trop souvent dans les mêmes quartiers – ric hes ou sordides. Lorsqu'un œil soupçonneux, un regard trop insistant suivaient ses faits et gestes, il faisait disparaître la tête qui avait attiré l'attention. I l lui suffisait d'un simple geste : le masque était jeté à la poubelle, avec, parfois, un vêtement caractéristique devenu trop voyant. Ayant modifié son apparence, l'individu redevint le professeur Thalle, dermatologue confirmé qui avait cessé ses activités depuis quelques années déjà. Il enfila une blouse et changea de pièce. Du travail l'attendait dans son laboratoire.
Chapitre2
— Voilà, voilà, j'arrive ! En maugréant, Tallier enfila une robe de chambre av ant de quitter la chambre. Il était aux alentours de trois heures du matin. La personne qui appuyait avec frénésie sur le bouton manifestait un e impatience irritée, bien décidée à faire retentir la sonnette jusqu'à ce qu'on lui ouvrît. Dans sa spécialité, les urgences étaient plutôt rar es. Jean Tallier ne traitait que les dermatoses. Les soins qu'il avait à prodigu er sans tarder concernaient généralement des accidents domestiques ou du travai l : brûlures et infections à la suite d'égratignures. Autant dire que ces interv entions ne survenaient jamais à trois heures du matin. Tallier ne regarda pas par le judas pour identifier son visiteur nocturne. La sonnerie, trop insistante, avait de quoi exaspérer. Dès qu'il ouvrit la porte, il poussa un cri d'horreur. La silhouette qu'il apercevait dans l'encadrement a vait probablement été autrefois une femme. Mais il était difficile de le certifier à la vue de son seul visage. Elle se trouvait dans un tel état de liquéf action et de pourriture que l'on avait peine à croire qu'elle était encore vivante. Comment avait-elle fait pour parvenir jusqu'ici, av ec ses pieds crevassés, d'un gris repoussant, aux cloques crevées ? Avec se s jambes malades, amaigries, pustuleuses, qui la portaient à peine ? Les vêtements, ou plutôt les lambeaux qui masquaient à moitié son corps collaien t à la peau et s'incrustaient dans les plaies, dont le pus séché faisait office d e ciment. Ce que l'on pouvait voir de son torse était repoussant : ce n'étaient q ue des plaques boursouflées et des crevasses suintantes, des bulles gonflées de li quide séro-purulent qui perlaient, prêtes à éclater tant la peau était fine , des éruptions cutanées diverses qui allaient du blanc maladif au rouge vin aigre. Des croûtes jaunes et gluantes s'étaient formées par endroits, mais leur aspect indiquait que l'infection avait déjà gagné les régions plus profondes du derm e. Sur les épaules de la femme, des taches orange, duv eteuses, étaient regroupées en petits amas. Là où croissaient ces mo isissures, la peau était boursouflée. Les rares cheveux qui lui restaient, g luants de mycélium, avaient dû être bruns autrefois, avant que cette pâte jaune ne vînt les teindre en blond. En spécialiste, Jean Tallier reconnut là une teigne favique suppurée, avec ses croûtes caractéristiques. Cette femme cumulait un nombre incroyable de dermatoses. C'était le spécimen le plus effrayant q ui lui eût jamais été donné de contempler. Elle avança dans sa direction une main aux ongles c raquelés et fendus, en un geste implorant. Il put ainsi constater que l'in térieur de son avant-bras, aux reflets verdâtres, était le siège d'une colonie de champignons microscopiques. — Aidez-moi… La Rose… Elle était trop épuisée pour poursuivre. Ses jambes se dérobèrent et elle s'écroula vers l'avant, les mains toujours tendues dans sa direction. Au lieu de la retenir, Tallier recula. Jamais il n'aurait osé tou cher un tel foyer d'infections. La tête s'écrasa contre le carrelage avec un son mat. Un instant interdit, le dermatologue s'approcha. La femme était morte. Accroupi à ses pieds, il l'examina à son aise. Sa p eau constituait une effroyable
collection de mycoses, comme si elle s'était ingéni ée à rassembler sur son corps l'ensemble des champignons microscopiques noc ifs pour l'homme. Il n'y avait pas un centimètre carré qui ne fût infecté, p urulent, boursouflé ou eczémateux. Une gangrène, très modeste encore, s'ét ait déclarée au pli du coude. La plupart des dermatoses étaient parvenues à un stade très avancé. Généralement, le patient était pris en charge bien avant d'en être arrivé là. Jean Tallier constata, non sans répulsion, que cert aines parties du corps se couvraient de moisissures. Les lichens poussaient à même la peau ! Il supposa qu'à ces endroits-là, les défenses du corps n'agiss aient plus ; la chair était devenue le terreau permettant à ces végétaux de cro ître. Combien de temps cette femme avait-elle supporté ce tte situation, terrée chez elle, pour permettre à des dermatoses d'évolue r jusqu'à ce stade inégalé ? Elle avait dû se cacher pendant des années, avec pe ut-être un simple lichen plan au départ, mais qui devait lui faire tellement honte qu'elle craignait de sortir dans la rue et même de présenter ses manifestations cutanées à un médecin. Le mal avait ensuite progressé et d'autres mycoses avaient fait leur apparition. À moitié folle, la femme avait vécu cloîtrée dans son appartement jusqu'à ce que, dans un éclair de lucidité, épouvantée par son état , elle se décidât à consulter le premier dermatologue venu. Jean Tallier en l'occurrence. Lequel n'éprouvait pas particulièrement de satisfac tion devant ce choix. Cette publicité involontaire – car il ne doutait pas que les journaux et les magazines scientifiques se feraient l'écho de cet épisode par ticulièrement troublant de son existence – ne pouvait lui valoir que des ennuis. P eut-être même faire office de contre-publicité. Allait-on soigner une grippe dans une clinique ayant abrité des pestiférés, même si l'on savait qu'on ne serait pas placé dans le même service ? Si la presse donnait trop d'écho à cette affaire, b eaucoup de gens éviteraient de prendre le chemin du cabinet de Tallier pour lui présenter leurs affections bénignes. Ils se persuaderaient que celui-ci représ entait un redoutable foyer d'infection. L'autre inconvénient était l'obligation de prévenir la police. Jean Tallier ne l'aimait pas. On ne manquerait pas de lui poser des tas de questions gênantes. On essaierait d'abord de le culpabiliser afin de vé rifier s'il n'était pas le responsable de cette mort. Cependant, il constata avec surprise que le coup de fil au commissariat le soulageait en partie. Dans peu de temps il ne serai t plus le seul à contempler cette vision de cauchemar qui gisait dans le hall d 'entrée. L'arrivée des policiers fut un régal pour Tallier. Le changement d'expression de la tête de l'inspecteur comme de celle des deux agents qui l'accompagnaient lui remonta le moral aussi vigoureusement que le co rdial offert avec empressement et accepté avec précipitation. Les cir constances, particulièrement nauséeuses, permettaient pour une fois de faire une entorse au règlement. L'inspecteur Tabouriechan déplaçait sa masse de pac hyderme autour du cadavre tout en demeurant à distance respectueuse. Il examinait la scène avec un dégoût non dissimulé, suant à grosses gouttes et se frottant le nez avec le dos de la main. Les deux hommes en képi, blêmes, se tenaient, dos au mur, aussi loin que possible de la femme. L'un d'entre e ux crispait ses doigts contre son ventre, pour réprimer probablement un début de spasmophilie stomacale.
— Et elle vient tout bêtement de sonner à votre por te ? demanda Tabouriechan en s'efforçant de poser son regard ail leurs que sur cette chose en décomposition. Sa question ne surprit guère Tallier. Il s'attendait à être le premier suspect. — Et pourquoi justement chez vous ? L'événement lui paraissait trop simple, apparemment. — Je parie que si cette femme s'était présentée che z n'importe qui d'autre, vous lui auriez posé la même question. L'inspecteur ne broncha pas. — C'est vrai, vous êtes dermatologue, marmonna-t-il à regret. — Dans ce cas précis, remarqua Tallier, je n'aurais jamais réussi à la soigner. Elle était bien trop infectée. Il n'existe que six types de médicaments, tout au plus, pour combattre les mycoses. Et encore , leur efficacité n'est pas certifiée à cent pour cent. Je soupçonne en outre c ette personne d'être porteuse de nouvelles espèces pathogènes jamais recensées ju sque-là. Ce petit discours eut le don de faire reculer davan tage l'inspecteur. — Passons dans votre cabinet, voulez-vous ? demanda -t-il en s'épongeant le front. Je m'y sentirai plus à l'aise. De plus, l'od eur est insupportable. Le cadavre sentait en effet assez fort. Les effluve s émanant de ses plaies suppurantes avaient de quoi faire reculer les inter venants non aguerris. Des sérosités mêlées à du sang coulaient sur le carrela ge. La flaque ainsi formée puait horriblement. Jean Tallier ouvrit les fenêtre s avant de faire passer les policiers dans la pièce voisine. Des soupirs de soulagement marquèrent la transition . Tabouriechan recommença à jouer à l'inspecteur efficace et rapid e. — Vous recevez souvent des visites de ce genre ? — C'est la première fois que je vous appelle. — Bien entendu, vous ne la connaissez pas ? — Je ne l'ai jamais vue avant cette nuit, affirma T allier. On sonna à la porte et les quatre hommes eurent un mouvement de surprise. Le médecin légiste, qui avait été convoqué, fit son entrée, les yeux bouffis de fatigue. Il lui fallut moins de trente secondes pou r retrouver une mine tout à fait éveillée. Tallier ne réussit pas à comprendre si le bonhomme ventripotent répondait au nom de Carmignot ou de Carmignon. Il s 'en moquait d'ailleurs éperdument. Le médecin commença par se boucher le nez et enfila des gants de plastique transparent. — Une dernière fois, insista l'inspecteur, son visa ge ne vous rappelle rien ? Ce ne serait pas une de vos clientes ? — Heureusement non, répliqua Tallier. J'aurais bien mauvaise réputation. — Faites encore un effort. — Même en faisant abstraction des boutons et des œd èmes, je ne vois pas. Après avoir diagnostiqué l'arrêt cardiaque, Alexand re Carmimachin estima qu'une autopsie se révélait nécessaire. En sa quali té de dermatologue, il confia l'analyse des prélèvements des diverses lésions cut anées à Tallier qui accepta avec empressement. Par curiosité d'abord, afin de p ouvoir dénombrer les divers micromycètes ayant pris d'assaut le corps de l'inco nnue, pour faire preuve de bonne volonté ensuite. Le temps qu'on vînt enlever le corps, Tallier prépa ra quelques échantillons. Il
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