Le temps n inquiète pas les héros
132 pages
Français

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Le temps n'inquiète pas les héros , livre ebook

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Description

Si le temps n'inquiète pas les héros, il fait planer sur leurs destinées d'étranges nuages. Funestes ou riches de promesses, et parfois si obscurs qu’ils échappent au sens commun.


Fantaisiste grave et non dénuée d’humour, Geneviève Buono se plait à tisser des situations insolentes. Autant de coups de griffes à l’implacable modernisme qui nous impose une gestion millimétrée de notre temps.



Recueil de douze nouvelles dont les protagonistes illustrent, par leurs destinées héroïques ou funestes, le rapport contemporain au temps. Avec dix illustrations de l'auteure. Electre



Editions Tangerine nights

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 29 mars 2020
Nombre de lectures 1
EAN13 9791093275505
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0052€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Geneviève BUONO
 
 
Le temps n’inquiète pas les héros
 
NOUVELLES JUSTICIÈRES
 
 
 
Collection Nouvelles des étoiles
 
 
 
Éditions Tangerine nights
46 Domaine du vert coteau
14800 TOUQUES
 
ISBN : 979-10-93275-03-1
EAN : 9791093275031
ISBN NUMÉRIQUE : 979-10-93275-50-5
EAN NUMÉRIQUE : 9791093275505
 

 
 
L’HARMONICA
 
 
Ma cité rieuse a des yeux d’enfants, frais et vifs, et des tas de gens vous y attendent, prêts à vous suivre partout. J’aime vivre ici. Tiens, hier, par exemple : j’ai passé des heures sur le vieux port, à l’heure du retour des chalutiers cernés par la nuée de mouettes et de goélands. Ensuite je suis allée traîner sur la place. Là, le cercle magique des vieilles bâtisses m’attire dans une étreinte qui ne se dément jamais. Chaque façade est différente, chacune avec son histoire. Sans compter celles que je me raconte. Sans intention précise, je pousse une porte, je franchis un seuil. La concierge est – ou pas – dans l’escalier de pitchpin qui, lui-même, est souvent une œuvre d’art. Mon coin préféré, c’est cet immeuble absolument bizarre, avec des hublots en guise de fenêtres. Le premier étage est ceinturé d’une grande terrasse. Là, des femmes de marbre aux formes pleines sont allongées à la romaine, le menton calé au creux de la main. Tendrement accoudées, elles ont des regards confiants tournés vers l’avenir, c’est un endroit qui dégage une vraie sérénité. Elles semblent dire : le monde est si beau lorsqu’on se donne la peine de …
Il y avait des couples enlacés sur la terrasse du casino. Ils dansaient des valses, des fox-trots ou je ne sais quoi, bref des danses qui donnent l’amour et le tournis. Un homme qui s’agitait tout seul m’a souri et j’ai couru jusqu’à lui. Il avait de beaux cheveux disciplinés, j’ai aussitôt remarqué sa raie impeccable. J’aime bien, moi, la raie sur le côté chez les hommes comme ça. Il m’a ouvert les bras. C’était bon, les bras d’un inconnu qui vous sourit dans le jardin d’un casino, ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Il faut dire qu’en ce moment, comme tout le monde, j’ai la tête un peu à l’envers. Donc, j’ai dansé, dansé – je devrais dire nous puisque je ne dansais pas seule –  mais le nous et le je se mélangeaient forcément, à tourner comme ça.
On a traversé la ville, ma ville que j’aime tant, en valsant l’un contre l’autre, mes mains dans les siennes, et son ventre réchauffait le mien. Les voitures s’arrêtaient pour nous, les gens criaient « Bravo ! C’est beau ! » Et nous on allait comme ça, d’un trottoir à l’autre, sur la pointe des pieds. On a descendu le grand boulevard avec les façades toutes différentes et, par-dessus son épaule, je voyais la flèche de Saint-Michel fichée dans le ciel sans nuages. J’aime beaucoup cette église, je vais souvent rêver devant ses vitraux. La cloche s’est mise à sonner à la volée. Des mariés sortaient sur le parvis, jeunes et radieux. Mon partenaire a tiré un petit harmonica de sa poche et s’est mis à jouer. Avant de reprendre mon bras, il m’a soufflé à l’oreille In a sentimental mood . Et voilà, on était déjà repartis à tournoyer. Les gens se sont mis aux fenêtres pour nous applaudir, j’ai entendu une mère dire à sa fille « Regarde : c’est ça, la paix. » Nous, on glissait, glissait, devant les cafés, l’épicerie, l’immeuble des assurances, le cordonnier, le bâtiment des impôts, la Feldgendarmerie, puis on est descendus sur la plage.
On avançait dans la mer doucement, et on dansait, dansait. L’eau est arrivée à nos chevilles, puis ce furent les mollets, les cuisses ; au fur et à mesure, on se déshabillait. On ne voulait pas, bien sûr, tremper nos habits de bal. Et puis la mer nous a emportés. À un moment, je me suis aperçue que je ne savais même pas comment il s’appelait. Lui, il m’appelait par mon prénom. Il le prononçait à sa façon, avec l’accent américain. Je ne sais comment il l’avait deviné, je suis sûre que je ne lui avais pas dit. Sinon j’aurais su le sien. Enfin ce n’était pas bien grave, vu qu’il avait disparu. Je me suis laissée aller au mouvement de l’eau en me disant qu’il devait s’appeler John. Mais à présent je crois que c’était plutôt Michel.
Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai cru à un mauvais rêve, mais je n’arrivais pas à me réveiller. J’avais basculé dans une autre dimension. Un monde de fer et de feu. Au-dessus de ma tête, des avions passaient, et je sentais le souffle des bombes qu’ils lâchaient un peu plus loin. La mer était couverte de barques étranges, énormes embarcations de métal comme je n’en avais jamais vu, et avec ça un déluge de balles qui vous pleuvait dessus en permanence. Là-haut, sur la falaise, les gitans de la veille avaient fait place à des soldats fous qui s’agitaient autour de leurs canons en hurlant des ordres en allemand. Quant à moi, je me trouvais livrée sans défense à une mitraille épouvantable sans la moindre chance de survie, face aux énormes bouches à feu qui canonnaient la mer sans interruption. Si je parvenais à gagner la terre ferme, je ne serais plus alors qu’une bête en marche pour l’abattoir. Avancer équivalait à périr sous la mitraille incessante, mais demeurer là sous la grêle n’était pas possible non plus, car les balles qui sifflaient à mes oreilles ne se contentaient pas de cribler la surface de l’eau, elles étaient autant de baisers mortels. À chaque instant, des soldats s’affaissaient en hurlant, et les barges de leurs camarades passaient sans même s’arrêter. Pour moi qui n’appartenais à aucune armée, personne ne chercherait à me tirer de là. J’étais en train de boire une nième tasse lorsque je m’entendis appeler par mon prénom. Je tournais la tête dans toutes les directions, sans découvrir si c’était bien moi que l’on appelait, et puis la vague se souleva davantage et je le vis, lui. Debout sur un radeau de fortune, il se trouvait à trois brasses de là. Aussi incroyable que cela paraisse dans cet environnement on ne peut plus hostile, il gardait son calme. « Accroche-toi au radeau, tu vas voir ! » Dès que j’eus arrimé mes mains aux lattes de bois, une force extraordinaire m’arracha à ce littoral pour m’entraîner vers le grand large. Hors du champ de cette grande douleur, la force inconnue me déposa ensuite sur le sable d’une plage. J’emploie intentionnellement ce pronom singulier, car John, mon sauveur, avait encore disparu.
Un brouillard d’encre s’étendait sur tout comme un drap, et une odeur âcre me labourait la gorge et les narines. Je me mis à pleurer. Je demeurai prostrée un moment puis, le vent s’étant levé, des trouées se firent dans la paroi opaque qui m’entourait. Mais tellement fugitives que je crus encore à un mauvais rêve. À travers les lambeaux se dessinaient les pans d’une cité qui ressemblait à la mienne. Mais cette ville-là n’était que ruines. J’étais si bouleversée que je n’arrivais plus à me contrôler, je me vidai alors comme une outre percée de mille clous. Vouée au pilori de l’horreur, chaque parcelle de mon corps se fissurait, et je me sentais m’en aller. Mes oreilles retentissaient encore des cris désespérés de ces hommes que leurs camarades ne secouraient pas, et dont j’avais bu le sang, ce sang dans lequel je nageais ! J’ai titubé sur le sable, haletante de terreur et de sueur glacée, et j’ai avancé, avancé. Mes pas me poussaient en avant, mais dans quel but ? Je ne voyais plus la mer, à présent, je ne savais pas où j’étais, où j’allais. Chacun de mes pas écrasait des carapaces d’insectes qui giclaient un abject jus noirâtre. Ce paysage déchiqueté que j’étais en train de piétiner, c’était mon histoire, perdue à jamais. Une immonde poudre grasse baignait les choses et, un bref instant, il m’a semblé entendre la voix de John qui fredonnait sa chanson. Saint-Michel ne dressait plus que trois pans de murs dévastés. Fracassée à terre, la grosse cloche faisait acte d’allégeance aux nouveaux dieux de la guerre. À ce moment, j’ai senti

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