Les larmes de Thï
144 pages
Français

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Les larmes de Thï , livre ebook

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144 pages
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Description

1901. Etienne Courbet quitte sa France-Comté natale pour partir en Indochine rejoindre les Forces Françaises de l'Armée Coloniale. Il va s'éprendre de ce pays lointain et connaître là-bas un amour unique avec une toute jeune Annamite: Thï Thiêt, qui lui donnera trois enfants. Mais leur existence va basculer dans la tragédie...

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 janvier 2012
Nombre de lectures 31
EAN13 9782296479371
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Les Larmes de Thï
Du même auteur :

La Nuit Mozambique , aux éditions Bénévent


© L’H ARMATTAN , 2011
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-56292-9
EAN : 9782296562929

Fabrication numérique : Actissia Services, 2012
Agnès Courbet


Les Larmes de Thï


Roman


L’H ARMATTAN
À Isis-Cate, Mickaële et Johnatan, mes enfants,

Et à Jean-Pierre.
« Aréthuse pourquoi quittas-tu l’Elide,
pourquoi devins-tu une source sacrée ? »
Les Métamorphoses d’Ovide (Aréthuse, V 572-641.)


Aréthuse, née d’Atlas et de Pléioné, ou d’Atlas et d’Hespéris, ou de Nix et de l’Erèbe, appelée aussi « Fille du Couchant » ou « Fontaine de Larmes… »

Un jour, alors qu’elle se baignait avec ses nombreuses sœurs (Aeglé, Erythie, Hestia, Hespéra, Hespérousa, et Hespéraée) qui constituaient avec elle le cortège des nymphes d’Artémis, le dieu du fleuve, Alphée, l’aperçut, et la voulut avec fureur. Habituée à la vie libre en forêt qu’elle aimait passionnément, elle se mit à courir pour lui échapper, mais il la poursuivit sans relâche, jusqu’à ce qu’à bout de forces, elle suppliât la déesse Artémis de lui venir en aide. Celle-ci, entendant ses cris, la transforma en une source souterraine dont les eaux jaillirent bien plus loin, dans l’île d’Ortygie. Le dieu Alphée passa alors sous la mer pour la chercher encore, et vint se perdre tout entier dans la fontaine intarissable des larmes d’Aréthuse.
Je ne sais pas si elle acceptera de porter mon nom. Le sien a une histoire si particulière, si déchirante, ce patronyme vietnamien dont hier encore elle ignorait presque tout.

La nuit tombe sur l’Océan Indien. Dans la grande pièce vitrée qui s’assombrit, la faible lueur de l’ordinateur éclaire son visage d’un halo bleuté, ses paupières baissées et son expression pensive, presque sévère, l’auréole noire de ses cheveux d’Asiate retenus par un lien de chanvre… Près d’elle, sur le cuir usé du fauteuil, un cahier cartonné, ancien, disloqué par les lectures fiévreuses, ce cahier qu’elle a tenu à s’approprier, et dont je sais maintenant que c’est lui qui s’est emparé d’elle…

Assis dans le canapé, j’attrape une revue oubliée que je fais semblant de lire en la regardant à la dérobée, car je ne devais pas être là ce soir…

Son travail est achevé , c’est ce qui m’a déterminé à venir la rejoindre, et pourtant, elle n’en finit pas de remanier une première page à laquelle elle refuse de s’arracher... Ce doit être important pour elle. J’examine le dessus de la corbeille en osier où viennent s’échouer quelques feuillets à peine froissés. Elle m’en voudrait terriblement si elle savait mon besoin viscéral de fusionner avec ses pensées, toutes ses pensées… Et non point seulement celles qui lui échappent, ses yeux plantés au fond des miens, comme pour y quérir cette complicité de tous les instants à laquelle elle dit aspirer alors que je suis bien placé, moi, pour dire qu’elle la refuse… que cache-t-elle sous son rire, sa sensualité tranquille, sa sagesse… si différente de la mienne ?

Je risque un œil sur ses écritures… Des brouillons ou des bribes de vérité qu’elle soupèse avant de les rejeter…

Hidalgo , dit-elle (« Hidalgo » c’est le surnom qu’elle me donne. En raison de mon long nez, de mon long corps, de mes tempes qui grisonnent, de mon air de noblesse ruinée… je suppose). Hidalgo, tu crois qu’écrire, c’est tout dire ?

Mais elle n’écoute même pas ce que j’en pense et m’alloue seulement l’un de ses sourires joyeux, replongeant son regard vers la lueur bleue de l’écran qui verrouille son visage.

J’ai subtilisé les deux premiers feuillets jetés pêle-mêle au-dessus de la corbeille. J’y risque un coup d’œil et je me demande bien ce qui l’agite encore puisqu’elle a achevé d’écrire son livre.


« La souffrance est palimpseste, on ne pleure jamais sur ce que l’on croit… en vérité ! C’est toujours l’arbre cachant une forêt, une chanson une situation particulièrement dramatique, ( « Le prisonnier de la tour s’est jeté ce matin… » ) un événement masquant une initiale balafre, rien, presque rien, une femme indigène qui gémit dans le fin fond de l’Indochine, un petit gars qui se mord les lèvres pour arriver à ne pas pleurer… Ce vieil homme dont la voix s’altère en évoquant sa mise à l’orphelinat… il y a si longtemps…
Mais se remet-on jamais de son enfance ?
Se peut-il que j’entende les pleurs de ma grand-mère ? Est-ce elle qui me tire par la veste et par l’âme ?

Thï est morte de l’éléphantiasis, elle n’avait pas vingt-huit ans.

Les larmes de ma grand mère asiatique, je les entends de très loin, elles m’arrivent par-delà le temps, elles se répandent en moi, et je les recueille les larmes, je les recueille comme les diamants du conte, sauf que ce n’est pas un conte, et que Thï n’a jamais pleuré… tant qu’elle était en vie… Les larmes interdites de ma grand-mère dans la forêt du Siam, la douleur primordiale de vivre ou de mourir… Vivre en traînant ses pauvres jambes devenues pesantes comme du ciment, comme des troncs d’arbre, ou mourir en laissant seuls sur la terre ses trois enfants, ses trésors…

J’aimerais que les larmes qu’elle verse emplissent la forêt, ruissellent sur les feuilles, frappent avec violence les frondaisons matriarches, se déversent en pluies torrentielles sur toute la végétation et que ses cris, ses prières sorties de son cœur et sorties du fin fond de ses entrailles se mêlent aux barrissements des éléphants enchaînés, aux mugissements des bêtes prisonnières dans la forêt du Siam, pour se fondre en ultime clameur dans le cruel typhon qui va tout emporter... »


Je repose doucement les pages reniées sur le dessus de la corbeille, j’irai déboucher une bouteille, préparer ce qu’elle aime, l’entourer de mes bras, lui dire des mots paisibles, il faut rendre le sourire à ma bien-aimée !
Quand le jeune Etienne Courbet – il n’a pas vingt-quatre ans – s’embarqua comme volontaire dans la coopération sur le paquebot de la Compagnie des Messageries Maritimes « La Lorraine », en partance pour l’Indochine, le 1 er avril 1901, il nourrissait le vague espoir que sa vie de jeune homme en rupture de ban allait le porter jusqu’aux confins de contrées encore inconnues, voire inabordables… Succombant à la fascination de la France pour l’Orient, décidé à trouver sa place dans l’expansion de l’empire colonial, le désir d’aventures, d’évasion, d’une vie à inventer sur une terre étrangère le taraudait souvent dans sa Franche-Comté natale… Sillonner les océans... Il ne connaissait guère l’Orient qu’à travers les romans de Loti ou de rares cartes postales envoyées par son oncle Adrien qui travaillait comme ingénieur dans la compagnie des chemins de fer, reliant Saïgon à Tourane.

Etienne n’est pas particulièrement beau, brun, de taille moyenne, aucune singularité notoire ne le distingue de ses compatriotes… Suivant la mode de l’époque, il arbore une moustache fine, longue, voire conquérante que dément la légère anxiété du regard. Assez fier de lui, très rapidement promu sous-officier pour son aptitude au commandement et son attachement à la mère patrie dont il défend valeurs et culture avec un certain chauvinisme, il n’est pas préparé au choc que lui réserve l’Indochine.

Ce matin, en disant au revoir à son jeune frère venu l’accompagner jusqu’à l’embarquement de Marseille, au cap Janet, il a plaisanté en évoquant les moussons et les orages qu’il aurait à braver, les typhons de la mer de Chine, les dangereuses canicules de la Mer Rouge... sans compter les passagers qu’ils ont aperçus dans la queue interminable dont certains, ni banquiers ni industriels ni même missionnaires ou religieux, émigrants comme lui, avaient tout l’air d’être des aventuriers, des durs à cuire, et peut-être même des arsouilles dangereuses avec lesquels il serait difficile de frayer, durant les semaines qu’allait durer la traversée... Epuisé par les démarches de visas, de requêtes à l’Office des Changes, les trains, le fiacre public, les bagages à porter, il avait dû jouer des coudes pour ne pas se laisser distancer aux nombreuses formalités avant l’embarquement : douane, police, santé, papiers tamponnés, cachets apposés, démarches infinies, avant que ne s’ouvre la porte donnant accès au quai où l’attend le paquebot, qu’il contemple impressionné, avant de gravir la passerelle, son barda lui brinque

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