Incidence n°2 - Le Déni de réalité
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Description


« Quels rapports peut-on établir entre la croyance au Père Noël et la castration
symbolique ? Entre la question de la mort, et celle de l’autorité ?
C’est l’objectif, le pari peut-être, de ce numéro que de dégager le fil
souterrain qui relie ces questions et analyses les unes aux autres. (...)

Les deux textes qui forment les pierres d’angle de cette réflexion sont
deux essais parus dans Les Temps modernes et reproduits ici : « Le Père Noël
supplicié » de Claude Lévi-Strauss (1952) et « Je sais bien, mais quand
même… » d’Octave Mannoni (1964). Viennent les compléter deux textes
de l’anthropologue Donald Tuzin qui à travers une étude de terrain
apportent un prolongement surprenant, un peu comme une confirmation
expérimentale, aux analyses précédentes. »

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Informations

Publié par
Date de parution 01 janvier 2006
Nombre de lectures 151
EAN13 9782876231764
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0116€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

LA MORT EN FACE
Bertrand Ogilvie
Quels rapports peuton établir entre la croyance au Père Noël et la cas tration symbolique ? Entre la question de la mort, et celle de lautorité ? Cest lobjectif, le pari peutêtre, de ce numéro que de dégager le fil souterrain qui relie ces questions et analyses les unes aux autres. En rap prochant les différents textes qui suivent il sagit, comme dans la construc 1 tion sophistiquée dune anamorphose , de faire surgir une configuration inaperçue, mais pourtant déjà là, qui concerne la question de lautorité et de la tension qui lhabite entre son éventuel fondement anthropologique et la dimension politique, la construction, qui est susceptible den changer la portée. Non plus lautorité naturelle des pères, nécessitant une protec tion due à la menace de castration, mais la construction dun nouveau rap port à la mort qui fonde un nouveau concept dhumanité. Suivant en cela e lexemple illustre de Claude LéviStrauss, qui le premier au xx siècle incita la raison occidentale et domestiquée à se mettre à lécoute de la « pensée sauvage », il sagit ici aussi de prêter attention à cette altérité inté rieure, cette « hétérogénéité » selon le mot de Georges Bataille, cette ratio nalité autre qui napparaît nulle part ailleurs que dans le jeu de la rationalité ellemême. Dégager la sauvagerie qui se niche dans lespace domestique luimême sous la forme non pas des fondements rationnels de la croyance, mais au contraire des fondements « en croyance » de la ratio nalité. Ici les Arapesh ne sont pas des guides nous ouvrant des perspectives exotiques, mais des miroirs qui nous permettent de nous comprendre nousmêmes à travers létonnante configuration du secret sans contenu de leurs rites initiatiques. Paradigme anamorphique qui seul permet de com prendre des configurations comportementales et culturelles faussement familières (comme le rite du Père Noël, lexistence du théâtre, ou la
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reconnaissance généralement admise de la valeur de lautorité) en les rap prochant les unes des autres jusquà faire surgir la figure jusquelà enve loppée dans son évidence qui donne leur sens commun (le déni). Cest donc ce paradigme de lobjet qui donne aussi à ce travail sa forme. Les deux textes qui forment les pierres dangle de cette réflexion sont deux essais parus dansLes Temps moderneset reproduits ici : « Le Père Noël supplicié » de Claude LéviStrauss (1952) et « Je sais bien, mais quand même » dOctave Mannoni (1964). Viennent les compléter deux textes de lanthropologue Donald Tuzin qui à travers une étude de terrain apportent un prolongement surprenant, un peu comme une confirma tion expérimentale, aux analyses précédentes, deux études de Michel Cartry sur le texte de LéviStrauss et celui de Mannoni, et une autre sur les rapports entre les rites de deuil et les rites dinitiation, enfin une réflexion de Bruno Karsenti sur le culte des morts chez Auguste Comte. Dans lordre chronologique, le texte de Claude LéviStrauss, interven tion théorique, mais aussi intervention sur lactualité, donc politique aussi en un sens, inaugure lanalyse de ce quon pourrait appeler, pour com mencer, les dispositifs de production de lautorité qui font apparaître le rôle déterminant de la croyance et son fonctionnement dune complexité insoupçonnée. Il sagit, selon lexpression de Michel Cartry, de « repérer ce qui dans la manière dont nous vivons nos croyances reste insu de nous ». À travers les rituels populaires associés à la fête de Noël, en plein essor au début des années 1950, LéviStrauss montre que le clivage de la société entre adultes/adolescents dun côté et enfants de lautre organise un régime de crédulité dont les effets ne peuvent que déplaire à lÉglise catholique de lépoque, qui fait fond sur la peur de la mort pour mainte nir un pouvoir sur les esprits. En effet, si, comme le suggèrent les compa 2 raisons avec les rites hopi deskatchinaet les Saturnales romaines, les enfants qui quémandent de manière menaçante («Trick or treat !» selon une formule dont on ne trouvait pas vraiment déquivalent, jusque dans les années 1980, en dehors des pays anglosaxons, mais qui donne son sens véritable à tout le processus) durant toute la période qui va du jour des Morts aux fêtes de fin dannée, jusquà ce quon les comble de cadeaux le jour de Noël, sont bien les représentants des morts et, en fin de compte, de cette période de lannée où la nuit lemporte et où la vie végétale reflue, alors Noël est bien la réactualisation dune attitude païenne qui consiste à « prier les morts » au lieu de « prier pour les morts ». Les prier
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de laisser vivre les vivants en satisfaisant par une avalanche de cadeaux leurs représentants, pour les convaincre de retourner dans leur royaume en attendant la renaissance du printemps et le retour de la vie. « Les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste dabord à ne pas mourir. » Par là une sorte dauto nomisation du rapport à la mort se dessine, une tractation directe qui courtcircuite le rôle de linstitution chrétienne et réutilise des rites anciens dans un contexte nouveau. À la place dune survivance énigma tique, ou dun retour à un archaïsme inexplicable, on comprend que cest une possibilité anthropologique qui est ici reprise avec un enjeu différent : réagir à la reprise du pouvoir dans la France daprèsguerre par un cou rant démocrate chrétien. En un raccourci saisissant, LéviStrauss révèle la logique profonde, insoupçonnée par ses agents, dun ensemble de com portements industriels et commerciaux :
Lusage importé [des USA] nest pas assimilé, il joue plutôt le rôle de cataly seur ; cestàdire quil suscite, par sa seule présence, lapparition dun usage analogue qui était déjà présent à létat potentiel dans le milieu secondaire. Illustrons ce point par un exemple qui touche directement à notre sujet. Lindustriel fabricant de papier qui se rend aux ÉtatsUnis, invité par ses col lègues américains ou membre dune mission économique, constate quon y fabrique des papiers spéciaux pour emballages de Noël ; il emprunte cette idée, cest un phénomène de diffusion. La ménagère parisienne qui se rend à la papeterie de son quartier pour acheter le papier nécessaire à lemballage de ses cadeaux aperçoit dans la devanture des papiers plus jolis et dexécution plus soi gnée que ceux dont elle se contentait ; elle ignore tout de lusage américain, mais ce papier satisfait une exigence esthétique et exprime une disposition affective déjà présentes, bien que privées de moyens dexpression. En ladop tant, elle nemprunte pas directement (comme le fabricant) une coutume étrangère, mais cette coutume, sitôt reconnue, stimule chez elle la naissance dune coutume identique.
Remarquons au passage que lindustriel se comporteaussicomme la ménagère, car outre sa logique économique de renouvellement des produits, il manifeste aussi, par son choix parmi bien dautres possibles, la même « exigence esthétique [et la même] disposition affective déjà présentes ». À travers ce faisceau de comportements, cest le statut de lautorité qui est en jeu, et lÉglise ne sy est pas trompée, croyant déjà voir trembler ses autels. La crédulité semble une survivance ou une résurgence archaïque
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contre laquelle lÉglise, surprenant partisan de la lutte contre lobscuran tisme, partirait en croisade, tandis que les républicains et les ouvriers com munistes, nouveaux païens, ladopteraient ! En réalité, ce nest pas la simple crédulité qui est en jeu mais son régime duel, à double détente : les adultes croient par procuration, à travers et grâce à la croyance des enfants. Se servir de lautre pour croire sans croire, pour croire sans être crédules. La croyance en une vie éternelle nest plus articulée à une trans cendance qui rend les hommes dépendants de ses interprètes, seuls aptes à les protéger du cruel démenti de la réalité : elle est affirmée de manière immanente comme une disposition desprit qui compose avec le démenti de la réalité en lincluant dans le dispositif luimême. « Je sais bien, mais quand même » : nous savons bien que nous devons mourir, mais laissez nous croire un instant, en contemplant la croyance de nos enfants, quil nen est rien, sans faire de cette croyance autre chose quun rituel joyeux, une pratique festive qui nimplique aucune servitude de pensée à légard daucun pouvoir, daucune institution ni daucune construction métaphy sique quelconque et qui sépanouit et sefface simplement dans lacte dun don périodiquement réitéré. La seule autorité est alors celle de la mort (comme le disait Hegel), qui ne nous demande rien et à laquelle on ne doit rien, à laquelle certes on ne peut échapper mais quon peut directe ment conjurer à intervalles réguliers sur le plan symbolique. Cest en partant dun autre horizon, mais en croisant les mêmes exemples (les rituels hopi, la croyance au Père Noël), que Mannoni développe la formule que nous venons dutiliser et qui constitue le titre de son article de 1964. Le clivage repéré par LéviStrauss est ici réinscrit éga lement à lintérieur du psychisme de lindividu, acquérant en quelque sorte une dimension plus structurelle. Lhorizon de cette réflexion est le travail freudien sur la perversion et le fétichisme à partir duquel Mannoni tire, suivant le trajet inverse, des remarques extrêmement suggestives concernant notamment le théâtre et son régime dillusion spécifique, sur lequel nous reviendrons dans un prochain numéro dIncidence. Mais sur tout, ce qui devient, comme le dit Tuzin, le « paradoxe de Mannoni [en tant quil est] une composante universelle de la croyance ellemême, dans ses aspects culturels aussi bien que psychiques », apparaît comme une transition remarquable entre ce quil faut bien appeler, dans le vocabu laire freudien, laspect économique et laspect dynamique du rôle de la croyance dans la formation de lautorité. Ce qui conduit à la manière dont
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Tuzin à son tour utilise cette formule pour éclairer ses propres analyses de terrain. En dautres termes, on peut considérer que LéviStrauss développe la dimension « économique » de la double croyance (ou du déni de la réa lité), dans la mesure où il dégage les voies de son fonctionnement et la manière dont des « quantités » de croyance viennent investir tour à tour différentes configurations culturelles et cultuelles. Dans cette perspective, le registre de la causalité est occupé par lévocation générale de la crainte de la mort entendue en un sens plus philosophique que psychique, la mort comme destin traditionnellement redouté par toutes les civilisations. Or ce qui fait lobjet de létonnant récit de Tuzin est autre chose. Derrière le culte ou la religion du Tambaran, ce nest pas tant de la mort quil sagit que de « ma mort », si lon peut dire, cestàdire dune mort située et per sonnalisée en fonction dune identité sexuée. À travers la description minutieuse du parcours initiatique masculin des Arapesh, mais surtout à partir du récit de sa remise en cause et de lévénement de sa suppression, Tuzin fait apparaître la dimension « dynamique », lautre registre de cau salité qui soustend cette construction. Une partie du corps social (les femmes et les jeunes enfants) assume une croyance que les autres perdent progressivement jusquà son évanouissement complet : du moins les initiés savent que la croyance est vide, mais ils continuent à croire en la valeur de sa présence à demi partagée. Comme le dit très clairement John Farhat :
Quand ils atteignent enfin le cur même du culte, ils [les initiés duNggwal Walipeine, le plus haut niveau du Tambaran] découvrent que ce cur est vide, creux : le secret est quil ny a pas de secret [Mais] on ne peut pas dire que cette absence de contenu substantiel des secrets du Tambaran conduise à uneabsencede croyance  bien au contraire. Il semble quune des plus importantes fonctions socioculturelles du Tambaran soit de constituer de manière pragmatique la structure de la croyance en tant que telle. En dautres termes, ce qui est caché” lest en fait à la vue de tous, et ce secret” est la relation même quentretient cette culture avec lacte de croire.
De même, dans le fétichisme que Freud analyse, une partie du moi, celle qui sattache à lobjet symbolique, continue de croire « pour lautre » en une « intégrité » (fantasmée) du corps féminin et donc en labsence du risque majeur, mortel, de la castration. Ce qui est ainsi sauvegardé, dans un cas comme dans lautre, cest la fragile identité masculine, toujours menacée par lavènement possible de son incomplétude (fantasmée) et
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par lirréductible pouvoir des femmes de donner la vie. Il est remarquable que Freud luimême, bien quen passant, souligne fortement lenjeu poli tique du déni en associant la terreur inspirée par la vision du sexe fémi nin, cestàdire du fantasme de la possible castration, à la terreur inspirée par le désordre social (comme le disait Pascal : « la guerre civile est le plus grand des maux »), en utilisant la formule courante en Allemagne depuis e leXVIIIsiècle et inspirée de Voltaire : « Cest une panique semblable que ladulte vivra peutêtre ultérieurement quand sélève le cri : le trône et lautel sont en danger, et elle mènera à des conséquences pareillement 3 illogiques », ou, disons, dune autre logique. On voit donc se dessiner tant sur le plan psychique individuel que sur le plan de lorganisation sociale un dispositif symbolique particulier, ou, en dautres termes, une manière de penser, un paradigme de rationalité original, ici profondément lié à son institutionnalisation. Savoir comment articuler le plan individuel ou psychique et le plan collectif ou social nest pas ici la question. Pour se défendre de toute psychologie ou psychanalyse appliquée, il suffit de se reporter au chapitreVIIdesStructures élémentaires de la parenté: le rapport estde LéviStrauss, intitulé « Lillusion archaïque » clairement établi entre une multiplicité de structures psychiques possibles et la sélection quopère entre elles laxe normatif dune culture donnée ; en dautres termes, cest la causalité sociale qui confère à la structure psy chique un statut de cause en quelque sorte au second degré : un donné indéterminé ne peut produire des effets (et donc accéder en quelque sorte au statut de cause) que dans la mesure où il est retenu dans un contexte de détermination extrinsèque et donc « causé » comme déter mination (je ne parle ma langue que parce que jai renoncé à toutes les autres que jaurais pu parler, mais alors je nen aurais parlé aucune, etc.). Ce paradigme fonctionne de la manière suivante : la crédulité imputée ou assignée à lautre (partie du moi, individu ou groupe) est le moyen de conserver une croyance qui a dû ou doit être abandonnée sous la pression de la réalité, mais qui conserve son sens et sa valeur et qui donc subit une transformation caractéristique, une métamorphose : on pourrait dire mieux encore, en prolongeant les remarques de John Farhat, une « ana morphose », puisque le « secret » est désormais caché dans sa visibilité même, à la manière de la lettre volée du conte dEdgar Poe dont Lacan, comme on le sait, a fait un paradigme majeur figurant en tête de sesÉcrits.
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On ne peut sempêcher de penser aussitôt au déploiement massif de ce paradigme dans la pensée occidentale au moment de la constitution de la science moderne, à la fois sur le plan épistémologique et sur le plan poli tique. Cest le propre de Pascal, puis de Kant que den avoir offert deux ver sions canoniques, lune tragique, lautre à vocation « pratique », cestàdire morale. « Je sais bien que ces espaces infinis sont silencieux, et ma frayeur est immense, mais je ne dois que plus encore parier sur lexistence dun Être qui récupère ce sens perdu sous sa forme inversée : le Dieu caché », ou encore : « Je sais bien que le déterminisme newtonien ne connaît pas dexception, mais cest pour cette raison même que je dois postuler la loi morale en moi. » Cest ainsi que la croyance religieuse perdure en se méta morphosant en « religion dans les limites de la simple raison ». Chez Pascal, tout particulièrement, on peut reconnaître dans le schème de la « pensée de derrière » (je sais bien que le peuple a tort, mais par un autre tour cest lui qui a raison sans le savoir) le répondant de sa théorie de la justice (je sais bien que la force est injuste, mais cest quand même elle qui énonce en fin de compte la justice). Cette « origine mystique » de lauto rité quil faut cacher est précisément ce qui préserve la société du « plus grand des maux, la guerre civile », la mort généralisée dont Hobbes éga lement fait lhorizon de sa théorie de lautorité déléguée au Léviathan moderne, lÉtat. Le fait que ce paradigme soit également, en un sens inverse si lon veut, celui de la théologie médiévale dans sa version néga tive (credo quia absurdum: je sais bien que cest absurde, mais je crois quand même) ne fait que renforcer le constat de sa plasticité ainsi que de son universalité, du moins au titre de possible. Ce nest pas le lieu ici de développer ces remarques, mais on ne peut éviter de pointer une de leurs portées possibles. Dans un chapitre remar 4 quable de son livreLe Périple structural, JeanClaude Milner a souligné la singularité du moment structuraliste français des années 19601970, carac térisée par la décision antiplatonicienne de ne pas sortir du monde des apparences pour accéder à celui de lessence, mais de trouver dans le fonc tionnement des apparences ellesmêmes lobjet propre de la pensée. Contre le paradigme plus que bimillénaire de la caverne (République, livre VII), un autre paradigme, donc, quil ne nomme pas, mais quon pourrait appeler à bon droit paradigme de la lettre volée, ou, en remon tant dans le temps et en se déplaçant à la surface du globe, paradigme de la pensée de derrière, ou des Ambassadeurs (en référence au tableau
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dHolbein, auquel Lacan fait aussi un sort dans leSéminaireXI), ou de la peinture hollandaise (telle que Hegel en tire une nouvelle manière dar ticuler « essence » et « apparence », ou mieux « apparaître », dans lEsthétique), ou, enfin, paradigme du Tambaran. De cela du moins, de cet autre régime de rationalité dans lequel la croyance joue le rôle de moteur ou de facteur deffectuation à condition dêtre mise sur le même plan que son contraire, les structuralistes ne sont pas les seuls représentants. Une critique de la raison croyante reste peutêtre à écrire. Ces rapprochements ont un double intérêt : dune part, ils permettent dinsister sur la dimension de la nécessité (cestparce quecest absurde, ou désormais impossible, quil faut croire quand même) et donc de la fonc tionnalité pratique et en fin de compte politique dune telle croyance, ou dun tel retournement de la croyance sur ellemême ; dautre part, ils manifestent clairement, de par le statut de partis pris théoriques, de posi tions polémiques qui caractérise ces configurations, que ce paradigme ne peut être simplement traité comme un invariant anthropologique, dans la mesure où il nest précisément quune possibilité. Ce qui se joue en effet dans la formule de Tuzin rapportée plus haut dune « composante universelle de la croyance ellemême », cest par exemple le statut de la place du père (du masculin, ou du NomduPère) comme coordonnée incontournable de lexistence sociale et de la 5 construction de lautorité qui la rendrait viable . Il est sans doute tentant de rapprocher les mésaventures des Arapesh du désarroi contemporain de nos sociétés, de la crise de lautorité et de ce quon appelle souvent de manière involontairement plaisante la perte des repères, cautionnant par là le modèle incontournable de la société patriarcale. Mais il faut certai nement résister à cette tentation. Dune part, les événements rapportés par Tuzin, sils sont indéniablement institutionnels et donc relèvent de lanthropologie, ne sont peutêtre pas pour autant « politiques » au sens que lhistoire occidentale, depuis les Grecs, a donné à ce terme : celui dune remise en cause et en jeu des hiérarchies traditionnelles, naturelles (cestàdire aussi « culturelles » dans ce contexte), au profit dune construction sociale rationnellement envisagée (que celleci soit démocra tique, oligarchique ou monarchique est une autre question). Dautre part, le statut de « possibilité » dune telle configuration (la double croyance) doit justement alerter lobservateur sur le fait que la dissolution de cette structure sociale sopère à lintérieur des cadres qui étaient ceux de son
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fonctionnement « normal », dans un effondrement en quelque sorte en soimême (comment en iraitil autrement ?), cestàdire dans le cadre des possibilités et des impossibilités que ce fonctionnement normatif traçait, sans que lon puisse préjuger de ce quune telle réorganisation produirait comme effet dans un contexte de confrontation à dautres modèles (cest précisément le cas du conflit analysé par LéviStrauss autour du mythe du Père Noël, qui na pas produit, malgré les craintes de lÉglise, une telle révolution). Cest lintérêt de lanalyse de Karsenti que de montrer par un long détour le rôle décisif dune tout autre configuration du clivage social (entre les vivants et les morts) dans un contexte historique tout à fait dif férent, celui de lévénement « politique » de la Révolution française. Après la déchirure historique par excellence quest la « grande révolution des temps modernes », il sagit, dans le projet sociologique dAuguste Comte, de penser « la réinstauration dune continuité ». Celleci, visant à lavène ment non pas dun peuple ni dune démocratie, mais dune nouvelle Humanité, objet dune religion complètement repensée, passe par la reconnaissance de ce que cette « immense ligue » comprend toujours plus de morts que de vivants, mais quen même temps, bien loin dêtre une abs traction, elle est une réalité que lon doit, comme le disait Alain, « sentir 6 au bout de ses doigts ». Pour ce faire il ne suffit pas dhonorer les morts du passé, mais il faut construire un rapport subjectif nouveau de chaque individu tout à la fois à ses morts, à luimême comme destiné à mourir et à ses enfants, ceux qui ne sont pas encore nés, comme destinés à mourir eux aussi, mais en un sens nouveau : mourir, penser la mort et sa mort comme horizon dune Humanité accomplie, ce nest pas simplement finir sa vie individuelle, mais cest penser son intégration dans un Être de rang supérieur, un Grand Être, cestàdire sintégrer dans un ensemble qui dépasse toutes les appartenances immédiates :
La mort se présente comme un processus de subjectivation du vivant supérieur, qui réfléchit sa propre vie audelà de ce quelle implique à titre de vie biolo gique individuellement incarnée.
La question du culte des morts, ainsi entendu comme laffirmation dune historialité (ici Comte anticipe nettement, mais surtout dépasse aussi Heidegger) essentielle par laquelle lHumanité se transforme et transforme son monde, renouvelle complètement la configuration du
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déni de réalité et du démenti : on voit bien que les morts sont absents, on voit bien que la mort est une disparition, mais quand même, elle doit être loccasion du surgissement dune autre Humanité. La position de Comte consiste en une élaboration politique de ce démenti qui en fait le facteur dune cohésion sociale dun autre type. Sidentifiant à son propre être autre, tiré hors de sa simple réalité objective de vivant individuel par iden tification à sa propre subjectivité survivante dans lHumanité qui compte 7 pour ses valeurs spirituelles , lindividu surmonte le démenti en lui don nant le sens dun accomplissement historique. Par ma mort, pensée comme affranchissement et non comme simple destin, et qui nen est donc plus tout à fait une, ou en est une sans lêtre, jaccomplis lHumanité. Ainsi cest avec une grande pertinence que Kwamwi, le chaman avec lequel Tuzin dialogue sous le ciel étoilé, repère dans ce fonctionnement du déni une question de désir, puis didentité : cestàdire en fin de compte de désir didentité. Au point que lune des définitions possibles du Tambaran est dêtre « ce que les hommes font », qui leur garantit donc dêtre ce quils sont. Le déni vient restaurer une ontologie substantialiste dans un monde didentités menacées. On oppose traditionnellement lau torité qui fonctionnerait à la reconnaissance et le pouvoir qui fonctionne rait à lobéissance. Mais cest faire abstraction de la double structure de la croyance telle quOctave Mannoni en donne la formule. Cest elle qui apparaît comme lun des fondements possibles de la dimension symbo lique du pouvoir, cestàdire de lautorité. Mais la description de la struc ture et du fonctionnement de lautorité (et non pas du pouvoir), cest aussi ce qui laisse ouverte la question de savoir si elle est fondamentale ment « politique », ou si au contraire elle ne lest pas du tout, caractérisant un ensemble de facteurs anthropologiques dont le politique se définit plu 8 tôt comme le projet de les contrecarrer . Lélaboration proprement poli tique du déni consiste au fond à contrer lontologie forte de lautorité dite 9 naturelle par une ontologie faible de lévénement , celle des procédures de tirage au sort et déchange des rôles qui désubstantialise lautorité en la rendant à un régime didentités momentanées et permutables, en tout cas clairement déconnectée de toute nature et de toute « compétence » (le technocrate). Le « je sais bien, mais quand même » du pervers, cestà dire du sujet de la servitude volontaire, détrôné de sa place dans le réel, vient alors jouer son rôle dans le symbolique : celui dun rôle précisément, et rien de plus. Mais cest le contraire qui fait lordinaire de nos « démo
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