Le Portugal et Venise
106 pages
Français

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Le Portugal et Venise , livre ebook

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Description

Pourquoi y a-t-il tant de sérieux et de grandiose au Portugal ? Pourquoi Venise montre-t-elle tant d'intelligence ? Comment les Vénitiens ont-ils évité la tyrannie, près d'un millénaire durant ? L'auteur répond en partie à ces questions en esquissant l'histoire de l'évolution de la psychologie collective dans les deux pays. Cette étude est une contribution à l'élucidation des processus psychiques collectifs, en même temps qu'une tentative d'écoute originale de l'Histoire.

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Informations

Publié par
Date de parution 15 juin 2017
Nombre de lectures 0
EAN13 9782336793078
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0850€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Couverture

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4e de couverture

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Titre

Michèle Bompard-Porte

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Portugal et Venise

 

Une étude en psychologie
collective appliquée

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Image 1

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© L’Harmattan, 2017

5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://www.harmattan.fr

EAN Epub : 978-2-336-79307-8

Préambule

Voici un impromptu.

L s’est baladée il y a peu au Portugal, à Venise, et ailleurs. Seule, usant des transports en commun (excepté l’avion) – c-à-d sans enfermement dans une voiture, ni dans un groupe. Surprise, de façon diverse, par les gens qu’elle rencontrait et leurs manières de vivre et d’échanger. Ethnologue façon Marc Augé, peut-être, mais sans les instruments de l’ethnologie.

L aime tenter de comprendre. Elle a usé des moyens qui sont les siens. Apprendre l’histoire des gens qu’elle avait rencontrés, et explorer si le temps long qui avait construit leur société pourrait éclairer ses surprises – appareil théorique de la psychologie collective.

Vu que ledit appareil est rejeté, de nos jours, (quasi au sens du rejet dans les psychoses) et néanmoins accessible, L ne l’évoquera pas plus – sauf à fournir en annexe un glossaire, susceptible d’offrir quelques informations complémentaires à qui prendrait intérêt à ces études1.

Le contraste entre deux mondes concurrents, par suite comparables, en principe, le Portugal et Venise, l’a conduite aux deux récits qui suivent. Tentative en psychologie collective* appliquée.

Outre ses impressions de voyage, La consulté quelques études historiques récentes et quelques écrivains. Le choix des matériaux qui subsistent dans les textes a dépendu des apports significatifs qu’elle y découvrait. Il est loisible de lui reprocher l’arbitraire de ses choix, qu’elle assume.

Pourquoi ne s’être pas appuyée sur Camoens et Pessoa, pour ce qui concerne le Portugal ? ou sur Goldoni, à Venise ? auteurs qu’elle a pourtant fréquentés. Tout s’est peut-être passé comme dans une cure analytique. Les éléments les plus saillants, de prime abord, laissent peu à peu place à d’autres, qui permettent d’entrevoir des dynamiques plus compliquées, plus subtiles…

Au reste, ni Camoens, ni Pessoa n’ont réussi dans le rôle fondamental du poète (selon Freud), savoir, permettre à leur groupe d’appartenance d’élever son niveau de symbolisation. Il eût fallu les traiter comme des symptômes du rêve grandiose qui anime les Portugais, avec son revers d’humiliations. Quant à Goldoni, il aurait juste permis de confirmer que l’intelligence vénitienne suivait son cours, au 18eme siècle, ce qui a été acquis par d’autres voies.

Bref, il s’agit de deux voyages dans des temps et des espaces pour partie inventés et qui confèrent peut-être quelque intelligibilité, disons, au couvent de Mafra comme aux petites terrasses que les Vénitiens érigent entre quatre pilastres, sur leurs toits, depuis des siècles et nomment les altane… ainsi qu’aux usagers respectifs de ces constructions.

Il a en outre été conjecturé que la juxtaposition des deux récits les éclairerait l’un l’autre.

L’histoire portugaise est présentée d’abord. Sa tonalité est plutôt dramatique. Tout s’y passe comme si des configurations collectives rudimentaires, par exemple, conquérir, accaparer du butin, le dilapider en dépenses somptuaires, qui président à la construction primaire du pays, n’avaient jamais été surmontées, bien que des dynamiques plus fines aient tenté d’exister. Le récit portugais montre aussi comment la contrainte de répétition peut accabler des populations pendant des siècles.

L’histoire de Venise est plus vivante, changeante. L’énigme initiale est ici de comprendre comment les Vénitiens ont évité la tyrannie (à peu près) pendant environ un millénaire, tout en construisant parmi la boue des lagunes une cité dont la seule existence démontre une grande intelligence collective.

Les récits parlent d’eux-mêmes, espère-t-on, voire ménagent le plaisir de la surprise, ainsi, ce préambule n’a pas vocation de les résumer. Le voyage proposé est peut-être exotique, quant à sa méthode – mais quelle fut celle de Gustave Flaubert, écrivant L’Education sentimentale ? et qui a mieux analysé les dynamiques collectives françaises du milieu du 19eme siècle ? – sans que L méconnaisse la différence entre un génie et ses modestes élucubrations.

Que ces brefs voyages soient agréables à qui les entreprend !

C’est avec plaisir que je remercie Françoise Dourfer, compagne de plusieurs ouvrages, toujours experte ès mise en pages.

Les amis galiciens, Blanca Gefaell, Gustavo Luca de Tena et Francisco Sampredo m’avaient magnifiquement reçue à Vigo et incitée à écrire. Le livre leur est dédié.

A Daniel Bennequin et Christian Michel je dis ma gratitude pour nos discussions fécondes, leur lecture bienveillante du manuscrit et leurs remarques avisées.

Créer une illustration de couverture fut l’occasion de joyeux échanges avec Valérie de Laubrière, Daniel Bennequin et Christian Michel. C’est une nouvelle occasion de leur témoigner mon affection.


1  Le glossaire reprend pour partie celui qui figure dans l’ouvrage, M. Bompard-Porte, Si je t’oublie, ô Babylone… Le meurtre de masse. Du Néolithique au monde mésopotamien, Paris, L’Harmattan, 2009. Certains des termes qu’il détermine figurent dans le texte et sont signalés par un astérisque, à leur première occurrence. (Il est loisible aussi de télécharger les émissions « ribines », diffusées par « radio évasion au Faou, 100.4 » et consacrées à la psychologie collective, sept mercredis de suite, à partir du 16 novembre 2016. Site : http://www.radioevasion.net/.)

Notule à l’histoire du Portugal

Revenue perplexe d’un voyage en Portugal, L décida de consacrer un peu de temps à ce pays, son histoire et ses habitants.

En France, L avait fini par trouver un nom pour évoquer, fût-ce de manière approximative, le thème de sa surprise portugaise : la conviction*. Déambulant sac à dos, à pieds, en cars ou en trains, et de ville en ville : Porto, Lisbonne, Evora, elle avait rencontré les Portugais pendant quinze jours, souvent étonnée par leurs façons, mais sans désigner ce qui l’étonnait – ni chercher à le faire.

Les Portugais aiment les uniformes*. Les enfants des écoles en portent, les étudiants et étudiantes aussi, enveloppés dans leur somptueuse cape noire, enfin, lorsque L rencontrait un groupe d’adultes habillés pareils – le plus souvent, une façon de veste –, à Porto ou Lisbonne, c’était un groupe de touristes portugais.

Les messieurs portugais des villes (L n’a pas rencontré les Portugais des champs) portent parapluie, cravate et costume. A la moindre goutte d’eau, les rues fleurissent de popelines bien tendues, multicolores, et, chose curieuse, tous ces gens sous leurs corolles cherchent d’autres abris : balcons, marquises et autres avancées architecturales protectrices (L s’était demandé s’ils craignaient de fondre, et s’était répondu qu’ils se pensaient peut-être en sucre, vu les quantités de pâtisseries qu’ils consommaient.)

… le sucre ! L avait sauté dans l’histoire et ne s’en était pas aperçu.

Les dames portugaises des villes marchaient en talons aiguilles parmi les pavés chaotiques de Porto et de Lisbonne, que L parcourait soutenue par deux genouillères – comme la plupart n’étaient pas danseuses, leur démarche était inélégante. (Ô la merveille des doux pavés bien égrisés, à Venise !)

Dans les cafés ou ailleurs, les Portugais discutaient sérieux, jouant leur vie, au vu de leurs mimiques.

L a parfois allumé une cigarette dans des lieux ouverts, pensant que fumer était autorisé. A chaque épisode, il s’est trouvé un monsieur pour l’interpeler en une longue tirade qu’elle mettait du temps à comprendre (vu que les Portugais avalent la moitié des mots et qu’elle avait une connaissance livresque de leur langue). La stupéfaction lui vint devant le tragique des déclamations, inimaginables en France ou en Italie, où elle eût peut-être été prévenue de l’interdiction, peut-être moquée de façon plus ou moins complice, mais une tirade de tragédien, non.

Partout, les gens étaient accueillants et gentils, avec une singulière application à être accueillants et gentils : un peu trop, comme si chacun se prenait pour quelqu’un d’accueillant et de gentil, sans l’écart du quant à soi, de l’humour, etc., bref ces signes infimes indiquant que la vie d’une personne ne coïncide pas avec l’acte qu’elle est en train d’accomplir, ni avec les paroles qu’elle prononce – l’ailleurs, d’autres dimensions, un univers des possibles.

Un jour, à la gare routière d’Evora, le car de neuf heures quarante-cinq pour Lisbonne n’arrivait pas. Attente plutôt bon enfant, mais vaguement anxieuse (en France, des récriminations se seraient fait entendre, en Sicile, la situation eût juste été normale). Enfin, à dix heures quinze, deux cars pour Lisbonne arrivent, celui de neuf heures quarante-cinq et celui de dix heures quinze (difficile d’imaginer que, ailleurs, les gestionnaires de la gare n’eussent pas proposé un seul car, vu le nombre de passagers). A Evora, chauffeurs et employés, embarrassés, commencèrent par proposer aux voyageurs de monter chacun dans le car de son choix. Puis ils changèrent d’avis et demandèrent à tous de s’installer dans le même véhicule. Un peu de brouhaha, d’agitation. Par hasard, L était montée tôt dans le car ad hoc et s’était assise vers l’avant. Une dame qui la suivait prit place un peu plus loin, après avoir ôté de son siège un dossier en carton rouge qu’elle posa sur le tableau de bord du chauffeur. Survient un monsieur d’une cinquantaine d’années, corpulent et le teint fleuri. Il s’arrête devant la dame et lui indique vertement qu’elle est assise à « sa » place, qu’il avait réservée grâce au dossier rouge. La dame de répondre, colère, qu’elle avait interprété le dossier comme appartenant au chauffeur, et qu’elle ne changerait pas de place. Le dialogue s’envenime, puis cesse, mais le monsieur corpulent demeure debout devant la dame, façon statue, empêchant les autres voyageurs de passer, donc de monter. Tout le monde discute, on ne peut plus sérieux. Les employés s’en mêlent, et l’un vient demander à L si elle n’accepterait pas de céder son siège au monsieur corpulent, vu qu’il est proche de « sa » place. L rit et renvoie l’employé à ses affaires. L’incident s’étire en toutes sortes de palabres tristes, le monsieur corpulent demeure inamovible au milieu de l’allée, au-delà d’un quart d’heure, puis il consent à s’asseoir ailleurs. Le car est encore plus en retard, tout le monde est fâché, énervé… et L se demande où elle se trouve. Ailleurs, les quolibets eussent fusé, à commencer par ceux de la dame – si tant est que le monsieur corpulent eût osé réclamer « sa » place, sans les anticiper. Or, dans cet autobus, L était seule à rire ; les autres voyageurs vivaient l’affaire de « ma » place gravement, limite drame.

… « ma » place ! L avait de nouveau débarqué dans l’histoire et ne s’en était pas rendu compte.

Où sont les places du Portugal (et des Portugais) ? Où sont les temps du Portugal (et des Portugais) ?

Les historiens insistent : un pays improbable, contingent, en outre, sempiternel pays d’émigration.

[…] on estime à un million et demi le nombre de départs entre 1960 et 1973 [pour une population d’environ neuf millions d’habitants]. Le principal pays d’accueil devint la France […] La principale activité induite [au Portugal] était la construction. Mais elle était souvent le fait des travailleurs émigrés eux-mêmes durant leurs congés au pays. Il est peu de villages portugais qui ne soient marqués dans leur paysage par le phénomène : dans certains d’entre eux, au milieu des années 70, le nombre de maisons en chantier (chantier qui s’étalait nécessairement sur plusieurs années) dépassait celui des maisons anciennes. Un mot nouveau a même été introduit dans la langue portugaise pour désigner ces constructions nouvelles, dont le plan et les formes sont empruntés aux régions d’accueil : c’est le mot français… maison. Certaines de ces « maisons », en l’absence de procédure de permis de construire, par leur dimension, leur forme ou leurs matériaux, ont détruit l’harmonie de beaucoup de villages. Il est probable que l’harmonie humaine a également été affectée : les villageois restés en place, en tous cas, opèrent une distinction entre eux-mêmes et ces « Français du Portugal » que sont les émigrés, lesquels sont parfois accueillis avec moins de chaleur que les « Français de France » que sont les touristes. Il est vrai que pour les émigrés il était important de justifier les sacrifices consentis dans l’exil, en manifestant aux yeux de tous leur réussite.2

Sauf que « ma » place, ne relève pas de la seule émigration, puisque le sketch est impensable en Italie. Il implique une forme de conviction chez les acteurs.

Le fil rouge des comparaisons aidait L. Ainsi, un manque lui avait paru évident d’emblée, en Portugal (des grandes villes). Où étaient passées les strates de l’histoire ? Impossible de rencontrer rien des Wisigoths, ni de l’occupation musulmane – qui avait pourtant duré trois siècles dans le nord, et cinq, au sud. Il fallait aller jusques à Evora pour trouver un temple romain. Tout se passait comme si ce pays avait perdu les traces de son histoire ancienne. Les avait-il recouvertes ? détruites ? oubliées ? détournées ?

Ainsi Lusitaniens, Romains, Suèves, Wisigoths, Arabes et Berbères : chacun de ces peuples a assuré sa domination sur le territoire qui constitue le Portugal et chacun y a laissé son empreinte, plus ou moins affirmée. Au Portugal même, on a longtemps ignoré la richesse de ce patrimoine antérieur à l’indépendance, au point de confondre parfois ce qui relevait des Wisigoths et ce qui émanait des Mozarabes… Pire, l’imaginaire collectif a souvent attribué aux Maures, comme en témoigne la toponymie, les grandes constructions castrales de l’âge de fer.3

Convictions, rigidité, histoire inaccessible ou falsifiée… la psychologie individuelle conjecturerait une tonalité paranoïaque, puis chercherait les humiliations de l’enfance, atteintes narcissiques* susceptibles d’avoir fomenté pareilles dispositions psychiques.

Y aurait-il une étiologie analogue, quant à la tonalité collective en Portugal ?

(A Venise, il s’agissait plutôt de stratifications d’histoires ; quant à l’architecture, elle citait abondamment les mondes avec lesquels Venise avait été en contact – sans être jamais occupée – : Byzance et le monde islamique.)

L a aussi subi le grandiose, à Porto et à Lisbonne. Places, avenues, ponts, certains immeubles, tout virait grandiloquent – villes incommensurables aux pas des piétons. A Lisbonne se trouvait « la plus grande collection mondiale des arts du monde entier », réunie par le financier arménien Calouste Gulbenkian (1869-1955), ainsi que « la plus grande collection d’art moderne du monde », réunie par José Berardo, homme d’affaire portugais (né à Madère en 1944). L’énorme bâtiment qui accueillait cette dernière collection comptait cent quarante mille mètres carrés, sur trois ou quatre niveaux, à Belém, face au monastère des hiéronymites, lui-même gigantesque.

Pourquoi tant de « plus grands du monde », à Lisbonne ?… dominée par « le plus grand Christ du monde » : une statue de cent dix mètres de haut, érigée sur la falaise de la rive gauche du Tage – plus de deux cents mètres –, face à la ville. Ce Christ-là vous surveillait, où que vous fussiez. Il évoquait les Staline, Lénine et autres Saddam Hussein de béton, eux, déboulonnés, bien que moins colossaux. Le dictateur Salazar, ordonné prêtre et rusé, s’était statufié en Christ Roi (construit entre 1949 et 1959, plus grand que celui de Rio de Janeiro (trente-huit mètres), et sombre (celui de Rio est blanc)).

(L’infatuation narcissique – délire des grandeurs si l’on veut –, avec la persécution pour corrélat, est un autre aspect des caractères à tonalité paranoïaque.)

(Inutile de souligner l’extrême dissemblance entre les villes portugaises et Venise.)

Incertain Portugal

… et L partit apprendre un peu d’histoire portugaise, espérant éclairer les dynamiques collectives à l’œuvre dans le pays, du moins, dans ses villes.

Elle en est revenue, plus étonnée du voyage livresque que du voyage terrestre.

Comment transmettre l’étrangeté de ce monde improbable en quelques pages ? (quant aux humiliations collectives, il y a pléthore. Si tant est qu’une conjecture ait été soupçonnée, elle est avérée).

Plus L lisait les historiens, moins elle comprenait pourquoi un Portugal s’était détaché du reste de la péninsule ibérique, et comment. C’était « un récit/ conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, / ne signifiant rien »4… plusieurs récits, en fait, puisque la collection « Que sais-je ? » des Presse Universitaires de France avait cru bon de publier deux « Histoire du Portugal », dues à deux historiens différents, à moins de vingt ans de distance (Albert-Alain Bourdon, 1977, Jean-François Labourdette, 1995). Indice d’un clivage*, persistant parmi les historiens, voire parmi le peuple portugais, jusqu’aujourd’hui, ou presque ?

Les deux historiens dataient les commencements du Portugal de 1139, lorsque la dynastie bourguignonne se déclara indépendante de la Castille, suite à la bataille d’Ourique. Mais consultant l’Histoire du monde au XVe siècle, L constata que les historiens actuels datait la « Naissance de la nation portugaise » del385, « Bataille d’Aljubarrota »5, – deux siècles et demi plus tard ! En outre ils traitaient de conserve « Les monarchies ibériques : genèse de l’Espagne »6, la genèse du Portugal s’avérant solidaire de celle de l’Espagne – et, la bataille d’Aljubarrota, un moment parmi les innombrables conflits qui opposèrent les Ibères entre eux, des siècles durant. Reste que le titre de cette étude, qui nie presque l’existence du Portugal, offenserait tout portugais. Les humiliations continueraient-elles jusqu’aujourd’hui, elles aussi ?

Au Portugal, la dynastie d’Avis [qui prend le pouvoir suite à la bataille d’Aljubarrota contre les Castillans, 1385], désireuse de doter le royaume d’une histoire « nationale », tente d’effacer l’origine hispanique commune, fait commencer son histoire au XIIe siècle, orne le règne des rois de légendes diverses, et exalte les conquêtes outre-mer. Des chroniqueurs officiels sont appointés par le roi, […] qui rédigent l’histoire des hauts faits des souverains portugais, preuve de leur légitimité. La Chronique des sept premiers rois de Portugal, composée à la fin du XVe siècle, répand l’idée de l’élection divine du premier roi de Portugal à la bataille mythique d’Ourique en 1139.7

Ainsi, l’enlacement des mythes aux événements semble assez précoce, concerté et d’un tressage serré. Ça n’étonne guère : à Venise aussi (cf. infra). Une différence majeure, cependant : la mythologie portugaise s’intéresse aux seuls rois, et à leur élection divine : création d’une dynamique horde*, stricto sensu. La mythologie vénitienne a concerné d’emblée la ville, c-à-d tous ses habitants, dès le onzième siècle, promouvant des dynamiques oligarcho*-démocratiques*.

Au reste, la désignation de « la dynastie d’Avis », que tous les historiens reprennent sans commentaire, relève elle-même du mythe. En effet, le roi Jean I dit d’Avis, que la bataille d’Aljubarrota porte au pouvoir, est un fils bâtard du roi Pierre Ier du Portugal. Ainsi y a-t-il continuité entre la prétendue première dynastie bourguignonne et la prétendue deuxième dynastie d’Avis.

A cela s’ajoute que les fondateurs des dynasties portugaise et castillane sont deux cousins, Henri et Raymond de Bourgogne – venus guerroyer contre les musulmans à la demande d’Alphonse VI de Castille (1043-1109), qui offrit à chacun l’une de ses filles en mariage et un comté. Ainsi, les descendants des deux dynasties sont-ils doublement cousins d’emblée.

A cela s’adjoignent d’incessants mariages entre les deux lignages – si tant est qu’ils soient deux, vu le niveau de consanguinité –, dont la visée est toujours de réunir les deux royaumes sous une même couronne.

La bataille d’Aljubarrota oppose oncle à nièce : d’un côté, Jean, fils bâtard de Pierre Ier du Portugal, et ses partisans, favorables à l’indépendance du Portugal ; de l’autre côté, Béatrice, petite-fille légitime de Pierre Ier, fille de Fernando Ier du Portugal et héritière légitime du Portugal, son époux, Jean Ier de Castille et leurs partisans, qui souhaitent réunir les deux royaumes.

Plus tard, lorsque Philippe II d’Espagne annexera le Portugal (1580), ce sera en tant qu’héritier légitime de la couronne.

Bâtardise

Un trait mérite peut-être considération. Alphonse VI de Castille donna en mariage sa fille légitime, Ourraque, à Raymond de Bourgogne, fondateur de la dynastie de Castille, et sa fille bâtarde, Thérèse, à Henri de Bourgogne, fondateur de la dynastie portugaise. De nouveau Jean I d’Avis est un fils bâtard, refondateur de la dynastie portugaise. Comme si le Portugal était répétitivement le frère bâtard de l’Espagne ? – et moindre que le légitime ? Serait-ce l’humiliation originaire ?

L était frappée par la difficulté des historiens à nommer les rois et reines d’Espagne et de Portugal. Comme ils s’appellent pareil, les historiens annoncent qu’ils écriront les noms des uns en hispano-portugais, et les noms des autres, en français ! (Philippe II d’Espagne est Philippe Ier du Portugal…). L ne savait pas non plus comment qualifier les deux demi-sœurs, Ourraque et Thérèse. Ourraque était désignée « de Castille et de Léon », et de fait, elle fut reine de Castille et de Léon à la mort de son père, Alphonse VI ; mais Thérèse était aussi désignée « de Léon » !

Tout se passerait comme dans une psychose, lorsque les liens de filiation ont été si embrouillés et les mariages consanguins si répétés qu’il devient impossible pour certains de savoir qui ils sont.

Et que dire de l’invention de la bataille d’Ourique (1139), où le fils de Henri de Bourgogne et de Thérèse de Léon, Alphonse-Henri, aurait vaincu les Maures et aurait été proclamé roi du Portugal par ses troupes, après que le Christ lui fut apparu au début de la bataille ? Est-ce hasard si cet événement inexistant8 porte à une voyelle près le nom de la fille légitime d’Alphonse VI ? Le fils de la bâtarde aurait-il conquis, via le mythe, une façon de mère légitime ?… Après avoir combattu sa mère biologique, Thérèse, et l’avoir forcée à fuir en Galice, pour ce qu’elle tentait de réunir les comtés de Galice et de Portugal, avec l’aide de son amant galicien – la bataille de Sao Mamede, 1128, entre mère et fils, semble plus avérée que celle d’Ourique, et l’exil de Thérèse est certain.

La réalité mythique paraît si constitutive du Portugal, surtout si violente et incestueuse, d’emblée, qu’on est effaré. Ce pays sans individuation géographique, ni historique, ni dynastique, n’existerait-il que par la conviction collective en son existence ? dont les mythes eux-mêmes dévoileraient la relative illégitimité ? (Dans la réalité, le Portugal commença d’exister grâce à l’opportunité que la longue querelle dynastique et la guerre civile en Castille, 1109-1126, offrirent à Henri de Bourgogne : il se dégagea alors de sa vassalité).

Féodalité et infatuation narcissique

D’autre part, la tendance centrifuge des nobles apatrides, y compris ordres religieux militaires et monastiques, qui viennent combattre en péninsule ibérique pour acquérir des terres et procéder à des razzias, à leur propre avantage, à partir du neuvième siècle, rend les royaumes de Portugal et d’Espagne aussi improbables l’un que l’autre. Leur construction incertaine résulte de siècles de luttes des dynasties royales contre les nobles et le clergé, seigneurs de vastes domaines, soucieux de conserver leur indépendance et toujours en action pour affaiblir les royautés ibères. De nouveau, le contraire de Venise, qui ne connut pas le féodalisme, alors qu’il constitua le Portugal et y persista – grandes propriétés des nobles et des monastères. De plus, les Vénitiens avaient fui divers envahisseurs dans les insalubres lagunes – élaboration obligatoire du narcissisme* –, alors que les créateurs du Portugal étaient des conquérants vivant de leurs rapines – infatuation narcissique maximale.

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