Envoyé spécial en Tunisie, un reportage raté.
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La révolution tunisienne méritait mieux que le reportage que nous a proposé Envoyé spécial.

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Publié le 10 août 2011
Nombre de lectures 262
Langue Français

Extrait

Par Youssef El TOUNSI
Depuis plusieurs jours Antenne 2 annonçait l’émission « Envoyé Spécial », sur la Tunisie,
après la Révolution. Je puis vous dire que je n’aurais raté cette émission pour rien au monde,
tant la souffrance des tunisiens m’insupporte. 7000 licenciements par mois depuis la
révolution, le taux de croissance qui était de 7% est actuellement entre 0 et 1 %, le fonds de
compensation qui permet aux tunisiens de bénéficier des produits de première nécessité à des
prix bien en dessous de leur coût réel, n’arrive plus à être compensé ; la cherté du crédit,
l’inflation,
l’insécurité,
qui écartent
toute
perspective
d’avenir
tant au
plan
des
investissements que de la création d’entreprises dont les chiffres dégringolent, le tourisme
moteur de l’économie au bord de l’implosion…
Je me suis dit, qu’il était bien qu’un grand média européen comme antenne 2 agisse comme
un électro choc, afin que les dirigeants du gouvernement, même provisoire, prennent les
mesures pour y remédier, en particulier sur la sécurité qui ne dépend pas d’autre facteur que
celui d’une volonté politique, la volonté populaire étant acquise.
Jeudi 2 juin 2011, à 20h30, devant ma télé, j’ai assisté à un spectacle pitoyable. On nous a
montré le pur produit d’un journalisme de bazar, parisien jusqu’à la caricature, avec reportrice
se dandinant comme dinde en goguette dans les rues de Tunis, de Sidi Bou Saïd, de la Marsa
et d’ailleurs, s’escrimant par le seul effet de sa suffisance à vouloir nous nous faire prendre
des vessies pour des lanternes.
On a même pu voir une Beldi (bourgeoise de Tunis) venir nous expliquer qu’elle tenait une
maison d’hôte et que depuis la révolution elle avait plus (oui +) de réservations qu’avant, que
les gens accouraient de partout en disant, « nous voulons vous aider pour votre
révolution » (!) Si Ben Ali voyait un tel truc du fond de sa tanière, il en baverait de jalousie, il
n’aurait jamais osé, tout BEN ALI qu’il était, monter un tel bidonnage. Et je passe sur
l’interdiction, avant la Révolution
d’acheter des cartes routières ou d’ouvrir une maison
d’hôtes, ou de fréquenter des français, que n’importe quel journaliste stagiaire aurait pris soin
de vérifier, avant de balancer de telles âneries à des millions de téléspectateurs.
Dans la maison d’hôte en question se trouvait une infirmière en vacances (apparemment la
seule cliente) venue de France pour connaître le pays vraiment de l’intérieur. On nous l’a
montrée se baladant sur l’avenue BOURGUIBA (les champs Elysées de Tunis), nous
expliquer, avec une dame de la maison d’hôte qui l’accompagnait portant autour de son cou
un immense drapeau tunisien, que tout allait bien que tout était merveilleux que tout était
beau.
Certes il y avait bien des rouleaux de barbelés tout le long de l’avenue, ainsi que des chars
pour protéger le ministère de l’intérieur, mais c’est certainement du pur folklore pour amuser
les touristes. Tout à coup, venu de nulle part, et sans que cela ait semblé arranger les affaires
de notre équipe télévisuelle, une bande de manifestants très agressifs faisant front contre la
police arrivée en masse, envahirent le centre de Tunis. Notre infirmière perplexe eut alors
cette réflexion « je ne sais que penser.» Mais son accompagnatrice qui est du coin devait
sauver la situation et nous rassurer immédiatement en disant : « ce ne sont pas des
manifestants, ce sont des casseurs » Ouf, tant mieux, merci madame, alors tout va bien. Même
pour qui n’est pas du pays, l’atmosphère
qui régnait sur la ville était celle de l’émeute
pérenne, la police paraissant en effet traiter cette curiosité locale avec le flegme et le
professionnalisme que crée l’habitude. Il valut mieux partir, précision donnée toutefois par la
reportrice que les « casseurs ne s’attaquaient ni aux touristes ni aux européens !»...
Le soir à la veillée, ayant réuni quelques copines dans la maison d’hôte pour honorer la
télévision française, la maîtresse des lieux nous fit assister à un début de discussion à bâtons
rompus entre des intellectuelles d’un assez bon niveau, malheureusement à l’évidence très peu
représentative du peuple tunisien, interrompue par l’annonce faite « oh my god » que le
couvre feu venait d’être instauré sur l’ensemble de la Tunisie pour la nuit...
Bon tout cela n’étant en définitive pas très grave, on se dirigea dans le sud pour s’entretenir
avec un responsable d’une chaîne hôtelière qui assurait (bien que les hôtels soient archi vides
et pour la plupart fermés), qu’il espérait à peu près se trouver dans une situation équivalente à
celle de l’année précédente. C’est ce que l’on appelle le miracle de la révolution tunisienne ou
plutôt de la télé française.
Subrepticement mais sans insister on nous a montré de pauvres hères, dont la détresse et la
peur se lisaient sur leur visage, la peur de rentrer le soir chez eux les mains vides. Il s’agissait
de salariés licenciés d’un hôtel, en train de faire un « siting » devant l’établissement fermé.
Perspicace, la journaliste nous fit observer que grâce à la révolution ils avaient désormais le
droit de manifester.
Ensuite on nous emmena au marché central de Tunis, pour nous montrer combien les étals
étaient bien achalandés, ce qui était absolument exact, même si des esprits chagrins comme le
mien auraient pu déplorer que devant ces étals aucun client ne se pressait pour se faire servir.
Le clou du clou, fut la promenade du Ministre du tourisme, dans une rue commerçante d’une
cité tunisienne, répondant vraisemblablement à l’invite de la télé française. Aux commerçants
qui se trouvaient là et qui le suppliaient de rétablir la sécurité, il eut cette réponse incroyable :
« rendez vous compte, je suis là parmi vous, auriez vous pu l’imaginer il y a quelques
mois ? » La journaliste ajoutant qu’il n’avait même pas de garde du corps.
Et puis on nous a ramené dans un hôtel, le Dar Djerba, où l’on avait regroupé l’ensemble des
touristes des autres hôtels de la chaîne, pour nous faire assister à un spectacle on ne peut plus
grotesque, de touristes adipeux en train de simuler une danse orientale, tandis qu’un père de
famille manifestait sa satisfaction pour avoir eu une réduction de 30% par rapport à l’an
dernier et qu’il avait même fait des excursions. Quelle impudeur !
Enfin on eut droit à l’incontournable Sidi Bou Saïd, n’omettant pas de signaler que ce lieu fut
apprécié en son temps par Châteaubriand, Colette, Simone de Beauvoir, Gide et tutti quanti,
notre journaliste prophétisa une baisse de la fréquentation devant un « Café des Nattes »
désert comme aucun tunisien ne pouvait avoir vu la célèbre placette, vide, désespérément vide
pas un visiteur, alors que l’on a habituellement du mal à y circuler à n’importe quelle période
de l’année.
Envoyé Spécial aurait dû faire cette émission il y a quelques mois au lendemain de la
Révolution. Aujourd’hui plus personne ne conteste le passage de la Tunisie vers la
Démocratie. Il fallait alors montrer le vrai visage de la Tunisie, qui va vers la catastrophe
économique et donc sociale. Bien sûr les journalistes ont trouvé dans Tunis des Messieurs
biens mis, pour leur dire qu’en réalité la Révolution bénéficierait à leurs enfants et que c’était
pour eux qu’ils l’avaient faite.
Mais si le peuple, ou plus simplement les gens ne pouvaient attendre jusque là ? Parce que le
problème c’est qu’en Tunisie, comme ailleurs, Révolution ou pas Révolution, c’est chaque
jour que l’on doit manger. Une course de vitesse est engagée. Il ne faudrait pas que le peuple
tunisien lassé d’attendre de percevoir des fruits toujours trop verts ait la tentation de s’en
remettre à un nouvel homme providentiel, reprenant à son compte la fameuse réplique de
Jacques CHIRAC, arguant ici même, devant des confrères journalistes médusés, de ce que la
première des libertés était de manger à sa faim.
Si le peuple a plus faim aujourd’hui qu’avant la Révolution, s’il vit plus dans l’insécurité
qu’avant le départ de BEN ALI et des TRABELSI, on ne voit pas très bien comment la
Tunisie s’en sortira. Le destin est entre les mains des tunisiens et d’eux seuls, encore faut-il
que ce type de reportage, très regardé en Tunisie ne vienne accroître un malaise déjà très
profond.
Croisons les doigts pour que la Révolution tunisienne ne soit pas comme ce reportage, raté.
* A montrer impérativement dans les écoles de journalisme.
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