Le Kiné de Vincent parle …
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L'affaire Humbert et le problème de l'euthanasie active. Le kyné de Vincent : "Depuis la mort de Vincent, il ne s’est pas déroulé une journée où, ne serait-ce que pendant une seconde, je n’ai pensé à lui. Je n’y peux rien. Il en est ainsi. Cet écrit n’a aucune prétention ; il ne se veut ni littéraire, ni politique pour un quelconque combat, ni jugement pour servir un éventuel procès. Ce n’est qu’un témoignage… Je ne suis rattaché à aucun mouvement politique, à aucune religion ni à aucun groupe de pensée. Ceci n’est que le simple reflet de ma mémoire, avec ses éventuelles erreurs et zones d’ombre qui me hantent de temps en temps et que j’aurais aimées ne jamais connaître. Je ne l’ai pas écrit à la demande ou pour faire plaisir à qui que ce soit ; mais j’ai eu besoin, comme on peut se livrer à un psy, de me rappeler l’histoire de Vincent, puis de l’émettre et de la transmettre à celui ou celle qui pourra peut-être comprendre mon ressentiment. Je n’en attends rien en retour... mais je ne pouvais laisser sous silence ce mensonge qui a bouleversé l’opinion publique, sans qu’elle ne connaisse la vérité."

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Publié le 19 juillet 2012
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Langue Français

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Hervé Messager Kinésithérapeute à Berck-sur-Mer
Le Kiné de Vincent parle … Depuis la mort de Vincent, il ne s’est pas déroulé une journée où, ne serait-ce que pendant une seconde, je n’ai pensé à lui. Je n’y peux rien. Il en est ainsi. Cet écrit n’a aucune prétention ; il ne se veut ni littéraire, ni politique pour un quelconque combat, ni jugement pour servir un éventuel procès. Ce n’est qu’un témoignage… Je ne suis rattaché à aucun mouvement politique, à aucune religion ni à aucun groupe de pensée. Ceci n’est que le simple reflet de ma mémoire, avec ses éventuelles erreurs et zones d’ombre qui me hantent de temps en temps et que j’aurais aimées ne jamais connaître. Je ne l’ai pas écrit à la demande ou pour faire plaisir à qui que ce soit ; mais j’ai eu besoin, comme on peut se livrer à un psy, de me rappeler l’histoire de Vincent, puis de l’émettre et de la transmettre à celui ou celle qui pourra peut-être comprendre mon ressentiment. Je n’en attends rien en retour... mais je ne pouvais laisser sous silence ce mensonge qui a bouleversé l’opinion publique, sans qu’elle ne connaisse la vérité.
L'accident Vincent fêta ses 19 ans le 3 février 2000 . L'avenir semblait sans nuage et cette vingtième année s'annonçait sous les meilleurs auspices. Mais 7 mois plus tard, le 24 septembre, il fut victime d'un accident de la voie publique ; pour des raisons strictement inconnues, sa voiture escalada un talus pour aller s'écraser un peu plus loin sur le bitume dur et froid de la chaussée qui le conduisait vers ses êtres chers. Les secours ne découvrirent qu'un corps apparemment sans vie, celui de Vincent. Vincent présentait un traumatisme crânien, responsable d'une perte totale de connaissance. il était, en fait, dans le coma et sa vie ne tenait plus qu'à un cheveu. Ce que les urgentistes classent en « traumatisme crânien sévère » avec un score de Glasgow à 3, le minimum sur une échelle graduée de 3 à 15 : pas de réponse visuelle, pas de réponse verbale, pas de réponse motrice. Après désincarcération, il fut conduit par les secours routiers au CHU de Rouen dans un service de réanimation où le principal objet fut en priorité de protéger son cerveau en souffrance qui s'œdémaciait et gonflait dans sa boite crânienne inextensible. La souffrance d'une partie du corps traumatisée se traduit par une augmentation de volume malheureusement fatale pour un cerveau. Ainsi, notre boite crânienne qui nous protège par sa robustesse peut s'avérer nuisible en cas d'œdème cérébral. Notre cerveau n'ayant pas la place pour gonfler se heurte aux parois osseuses du crâne, se déforme et s'engage vers le bas, où la voie paraît libre, en touchant le tronc cérébral, siège des lésions primitives des « locked in syndrome ». Mais la lésion cérébrale de Vincent ne s'arrêtait pas là. Outre son œdème cérébral avec engagement, il présentait des lésions axonales diffuses se traduisant sur l'imagerie médicale par des « pétéchies », synonymes de multiples lésions interrompant ou pouvant perturber la « communication entre les neurones ». Ce cerveau ne pouvant plus assumer ses fonctions, Vincent allait vivre sous assistance respiratoire tant que son jeune cœur allait continuer à battre. A l'époque, Marie, alertée, m'a dit avoir demandé que son fils ne soit pas la proie d'un acharnement thérapeutique. Pensait-elle déjà qu'il ne recouvrerait pas ses facultés antérieures ? Les médecins réanimateurs, après rapide réflexion, prirent la décision, malgré tout, de prolonger leurs soins et, quand ce choix fut fait, ils mirent tout en œuvre pour aboutir. Vincent sortit de la phase dangereuse pour sa vie. Après une période où le fléau de la balance pencha tantôt pour la vie, tantôt pour la mort, c'est la vie qui prit le dessus. Certes, Vincent survivait grâce à une ventilation assistée avec intubation pour insuffler l'air dans les poumons. Cette intubation fut remplacée au delà d'un délai de 9 jours par une trachéotomie, toujours avec assistance respiratoire.
Le transfert à Berck Une fois l'état de réanimation de Vincent partiellement stabilisé, bien qu'il fût toujours dans le coma, son transfert fut décidé. Garches ne pouvait l'accueillir et ce fut le service de réanimation polyvalente de Berck qui le reçut le 27 octobre 2000. Pendant un mois, l'état de Vincent, grâce au personnel du service de réanimation, s'améliora, lentement, jusqu'au sevrage de l'assistance respiratoire, moment tant attendu de tout son entourage. Il ne faut pas oublier que les médecins anesthésistes-réanimateurs ont le choix, au cours de leur formation très pointue, entre l'anesthésie et la réanimation. Moins nombreux sont ceux qui ont choisi de réanimer celui dont le corps, le cœur, le rein, le poumon mais surtout le cerveau sont au bord de la rupture. C'est à la fois un grand courage mais aussi une gageure que de se battre contre une inconnue féroce et imprévisible qui ne cesse de détruire la vie parce que son nom est « la mort ». Le corps médical a malheureusement appris à la connaître, à la combattre, mais trop souvent, ses ruses sont plus fortes et la mort triomphe. On ne peut alors qu'abdiquer, impuissant. Ce ne fut pas le cas de Vincent. Une fois sevré de sa « machine » vitale, il sortit de son coma. Il passa au stade « végétatif », c'est à dire qu'il ouvrait spontanément les yeux, avait un cycle veille / sommeil, même décalé, et ne dépendait plus de cette machine qui, stoppée, lui aurait ôté la vie quelques jours plus tôt. Mais, si cette différence entre le coma et l'état végétatif est connue par le personnel qui fréquente les cérébro-lésés, elle est loin d'être évidente pour l'entourage du patient. La famille est rassurée du sevrage ventilatoire, de la sortie du service de réanimation de l'être cher, pleine d'espoir face à la rééducation qui peut enfin être entreprise, mais elle est aussi inquiète... Vincent, sauvé de la mort qui aurait bien aimé l'emporter, inquiétait aussi son entourage. A l'époque, sa mère et son amie furent les seules à faire preuve d'un intérêt constant pour l'avenir de Vincent. Peut être que d'autres s'en inquiétèrent mais cela fut si discret !!! Vincent inquiétait parce qu'il ne communiquait pas. Il paraissait aréactif aux mots et aux touchers de sa mère et de son amie. Il semblait loin, si loin... Le 29 novembre 2000, Vincent fut admis dans le service d'éveil dirigé par le Dr Rigaux. Vincent y eut une prise en charge traditionnelle par un kinésithérapeute, Manu, qui se chargea de son état respiratoire, de son installation tant au lit qu'au fauteuil roulant et de son état orthopédique, c'est à dire la mobilité de toutes ses articulations que Vincent ne pouvait effectuer seul. Mise à part la rééducation et les soins quotidiens dont Vincent avait besoin, il fut accueilli par une équipe transdisciplinaire où infirmier(e), aide soignant(e), ergothérapeute et kinésithérapeute travaillent ensemble pour essayer de trouver un code de communication avec celui qui n'est plus capable de s'exprimer spontanément, suite à sa lésion cérébrale.
Les premiers espoirs Vincent ne présentait pas de signe d'éveil évident. Cependant, il commençait à sursauter au bruit à manifester des retraits au toucher mais tout cela ne semblait pas cortiqué, autrement dit réfléchi. Un patient ne passe pas du stade végétatif à l'éveil du jour au lendemain. Aux travers de toutes les modalités sensorielles, il « franchit » progressivement différentes étapes : rien, réflexe, retrait, retrait avec habituation, localisation puis discrimination. Parfois, dans certaines modalités, il est aréactif par cécité corticale, surdité verbale ou aphasie, paralysie motrice ou autre... ARTE, chaîne de télévision, fut admise dans nos locaux pour effectuer un reportage sur nos prises en charge afin d'améliorer la compréhension du large public qui avait découvert depuis quelques temps le « Scaphandre et le papillon » de Dominique Bauby. Bien que ARTE fût discret et respectueux de notre travail, nous sentions tous la présence de la caméra. Quand je dis tous, j'y associe Vincent qui, pour la première fois, fut différent ; sa réactivité à l'entourage fut surprenante. Il présenta, ce jour-là, des preuves de conscience de son environnement, non spectaculaires certes, mais probantes de son éveil en court. Il releva la tête, ses yeux se fixèrent sur une caméra, puis il retomba dans un état où le monde extérieur lui semblait indifférent. Malheureusement, les jours qui suivirent ne vinrent pas confirmer l'état de vigilance éventuelle de Vincent. Ainsi, Vincent ne présentait pas un état d'éveil franc bien que chacun d'entre nous ressentait quelque chose de positif, impossible à nommer avec
certitude. Après quelques semaines sans modification comportementale de Vincent, notre équipe décida d'arrêter les sollicitations multisensorielles dont il bénéficiait et d'en faire profiter d'autres patients végétatifs. L'arrêt de ce mode de prise en charge n'est jamais définitif ; mais l'absence de communication visuelle, auditive, tactile, motrice ne nous permettait pas, à cette époque, de persévérer dans notre recherche communicative. Vincent rejoignit les autres patients pour y recevoir les soins classiques de tous les cérébro-lésés, dans l'espoir que nous avions tous de le voir un jour prochain communiquer. Marie était très présente au chevet de Vincent. Sa petite amie n'avait, elle, plus l'espoir de retrouver le garçon qui l'avait séduite. Elle exprima d'ailleurs nettement qu'elle ne viendrait plus si Vincent ne recouvrait pas son état antérieur. Ses visites furent de plus en plus rares et on ne la vit plus pendant de longs mois. Cependant, bien que ce ne fût pas apparent, Vincent sortait discrètement de son état végétatif et c'est sa mère qui en fut le premier témoin. Beaucoup de familles, et c'est humain, sont si avides d'espoir qu'elles interprètent certains événements comme des signes d'éveil. Ainsi, une famille qui fut frappée par le malheur de voir leurs deux filles plongées dans le coma lors d'un même accident de la voie publique n'a pu s'empêcher, suite à l'éveil de la plus jeune, de croire que la seconde n'avait, en fait, que du retard sur sa soeur, et interpréta ainsi des mouvements dus à l'hypertonie comme des signes cortiqués. C était malheureusement une ' erreur. Pour Vincent, ce fut différent ; Marie accourut un jour pour annoncer au médecin que son fils essayait de communiquer par pressions du pouce dans certaines circonstances. Le médecin, et c'était son devoir, prévint Marie que ce devait être une interprétation de sa part et qu'il ne fallait pas s'y accrocher comme à une certitude. Ce fut mal interprété et le reproche nous en a été fait. C'était pourtant pour la protéger d'un éventuel espoir déçu. Quoi que sa mère puisse en dire aujourd'hui, malgré nos doutes sur un éveil tardif, Vincent réintégra le service transdisciplinaire de sollicitations de la communication. Afin d'éviter toute interprétation et pour confirmer nos conclusions avec le moins de subjectivité possible, nous nous servons d'une batterie de tests, sous forme d'échelles diverses, toutes publiées après validation. Elles sont d'origine anglo-saxonnes et leurs versions françaises se doivent d'être respectées scrupuleusement, tant dans leur sens initial que pour leur mode d'utilisation. Ces échelles, cependant, ne sont qu'un complément et ne remplacent pas les observations quotidiennes du personnel hospitalier et de l'entourage tant familial qu'amical. Souvent, par un lien affectif privilégié, les premiers signes d'éveil de la conscience apparaissent aux familles ou plus particulièrement à l'un de ses membres. Cependant, nous savons qu'un code de communication en privé se doit d'être reproductible auprès « d'étrangers » pour être considéré fiable et s'en trouver confirmé. Vincent, rapidement (au bout de 10 à 15 jours), nous répondit à quelques ordres simples ; nous ne cherchions pas uniquement à retrouver ce que Marie nous avait décrit mais voulions savoir à quel point Vincent était sensible à son environnement. Les sollicitations n'étaient pas uniquement auditives avec réponses manuelles, mais aussi visuelles avec ordres simples écrits, reconnaissances d'objets divers, réponses tactiles, motrices, etc... Vincent avait donc commencé à communiquer avec sa mère avant de le faire avec nous ; mais si cette évolution fut accueillie avec joie, la reprise pour un ex-comateux d'une manière de s'exprimer, quel qu'en soit le moyen, révèle et fait apparaître, la plupart du temps, l'état de confusion du patient qui ne pouvait être décelé auparavant, de par son mutisme.
La sortie de l'éveil Si l'éveil était en marche, le code fiable cachait des problèmes que l'on retrouve toujours chez nos patients cérébro-lésés. Vincent devenait pauci-relationnel, c'est-à-dire qu'il ne répondait pas encore systématiquement à toutes les sollicitations et, d'un jour à l'autre, d'une heure à l'autre, son état de vigilance variait avec une fluctuation des réponses. De plus, au fur et à mesure que la santé de Vincent évoluait, alors qu'il sortait définitivement de son état végétatif, la phase incontournable d'Amnésie Post Traumatique (APT) devenait évidente. La mémoire dite « rétrograde », antérieure à
l'accident, est la plupart du temps conservée, avec bien sûr une période d'oubli plus ou moins longue précédant immédiatement la lésion cérébrale... l'accident. La mémoire « antérograde » par contre, postérieure au coma, est altérée pendant la phase d'Amnésie Post Traumatique au cours de laquelle le patient ne mémorise pas ce qu'il a fait quelques heures, voire quelques minutes plus tôt. Il ne sert à rien d'essayer un jogging mental par répétition même s'il est utile de corriger les erreurs ponctuellement. Le patient est incapable d'apprentissage ; le malade a perdu tous ses repères. Son APT est en fait une phase de confusion plus ou moins longue qui, chez certains patients, ne guérit jamais. Vincent sortit rapidement de cet état confusionnel. En fait, il apparaîtrait aujourd'hui que l'absence primitive de communication fut longue à se dissiper et qu'elle fut concomitante à la période de confusion, en masquant ainsi cet état. Mais, à l'issue de l'APT, certains troubles encore existants deviennent séquellaires... Provisoires ou définitifs... (II en est ainsi, par exemple, de la mémoire de certains patients en dehors de toute confusion.) Ce n'était pas le cas pour Vincent : il mémorisait correctement.
L'apparition des troubles comportementaux Vincent, malgré l'intégrité de ses fonctions intellectuelles, présentait un syndrome frontal provoquant des persévérations dans ses choix et son discours en l'empêchant de modifier ses propos et décisions quand ceux-ci manquaient de véritable réflexion. Ainsi, par exemple, Vincent avait une peur inexpliquée du lève-malade qui est pourtant le moyen le plus «soft» de transfert des patients dépendants. Il préférait être porté «à bras», sans se soucier d'ailleurs – et je le comprends – de l'état de notre colonne vertébrale. Même si le lève malade est un confort indéniable pour le patient comme pour le soignant, cette peur était la sienne et j’ai choisi de la respecter d’autant qu’il n’était pas trop lourd. Je me suis donc engagé à le porter systématiquement avec l’aide d’un collègue. Rien que pour cela, il était ravi. Un jour, Vincent refusa de passer un scanner cérébral nécessaire à détecter les séquelles de sa lésion. Par hasard, je passais devant sa chambre au moment où le Dr Rigaux essayait de comprendre ce refus : «Mais pourquoi, refuses-tu le scanner ?» Habitué à Vincent, j’ai pu lui certifier que le transfert lit-plan de radiologie ne se ferait pas avec un lève malade. Vincent accepta immédiatement l’examen radiologique ! Par chance, j’avais pu faire la corrélation entre la peur du lève malade et le refus du scanner. Vincent désirait être rééduqué à l'heure prévue, prendre tel ascenseur et ne connaître aucune modification de sa routine ; tout changement était, pour lui, une source de panique, de perte de repères, un danger, pourtant non potentiel ni même hypothétique... Ce n’est aucunement faire injure à Vincent que d’admettre qu’il souffrait de réels troubles du comportement : raisonnement parfois faussé, persévération dans l’erreur, refus ou déni des obstacles, «anosognosie» aussi un certain temps… Ce terme caractérise des patients qui refusent de reconnaître leur mal : « Oui, je n’arrive pas à marcher mais, dans ma tête, tout va bien : je suis comme tout le monde ». Mais non : il faut dire et admettre que ces patients là, quelle que soit leur intelligence, ne raisonnent pas normalement. Et quand ils raisonnent mal, non sur un petit fait de la vie quotidienne mais sur un point important de leur santé, il ne faut surtout pas se laisser abuser, les prendre au mot. C’est tout simplement une question de respect vis-à-vis d’eux puisqu’on pourrait en venir, en suivant certains raisonnements faussés, à les mettre en danger.
Les déceptions Après la certitude de l'éveil, la priorité des familles - et c'est légitime - est de voir marcher leur être cher. Qu'importe l'importance de l'orthophonie, de l'ergothérapie et de la neuropsychologie, ce qui comptait pour Marie était de voir Vincent se mouvoir, se déplacer seul et ainsi refléter une image positive à son entourage. On a beau expliquer, prévenir les familles que l'état fonctionnel d'un patient n'est que la partie visible d'un iceberg, la kinésithérapie leur apparaît primordiale. Mais cette
discipline a ses limites et ne peut donner la faculté d'une indépendance fonctionnelle à celui qui, malheureusement, n'en a pas les possibilités motrices, suite à son atteinte neurologique. Si l'état de conscience était devenu évident, la récupération des facultés fonctionnelles de Vincent était loin d'être identique et parallèle. Nous étions confrontés à une double hémiplégie avec syndrome d'engagement du tronc cérébral. Ce n'était pas une tétraplégie comme cela a été repris par tous les médias. Il n'y avait pas de lésion de la moelle épinière mais une lésion cérébrale. Si l'on peut oser deux comparaisons grossières, ce n'est pas la ligne haute tension qui était atteinte mais la centrale électrique... De plus, la lésion secondaire par engagement du tronc cérébral, ne permettait pas à Vincent de fermer les paupières, provoquant ainsi, malgré les produits ophtalmiques, une ulcération des cornées nécessitant deux tarsorraphies, c'est-à dire la fermeture partielle des paupières par un point de suture, ce qui, évidemment, nuit à la vision. Cette même atteinte du tronc cérébral empêchait aussi une déglutition normale et provoquait des fausses routes, dangereuses pour l'état pulmonaire et rendant impossible une nutrition par voie naturelle. C'est une gastrotomie ou une jéjunotomie qui, par sonde directe, permit au patient de s'alimenter... (Je ne sais plus aujourd'hui laquelle des deux solutions avaient été adoptée, l'orifice d'entrée de la sonde étant le même). Enfin, Vincent présentait une paralysie faciale d'origine centrale rendant son visage amimique, sauf quand il riait, et il riait souvent. Outre les conséquences ci-dessus, la double hémiplégie ne permettait pas de faculté motrice fonctionnelle du reste de son corps. Certes une motricité du pouce droit lui permettait de communiquer par pression, une motricité partielle du membre supérieur droit, tant à l'ensemble des doigts qu'au coude, se manifestait de plus en plus mais elle était parasitée par un hypertonie (tonus musculaire anormal) qui limitait ses mouvements mais aussi par des syncinésies (mouvements involontaires parasitant les essais de mouvements volontaires). Vincent était depuis longtemps sevré de sa trachéotomie ; il respirait sans aucune assistance et, excepté au cours d'un encombrement bronchique exceptionnel source d'inconfort, il ne présenta jamais de problème respiratoire pouvant être fatal. Après avoir connu Vincent dans ses phases d'éveil, c'est à moi que revint sa prise en charge kinésithérapique. Son rééducateur initial, pour des raisons strictement personnelles, quitta notre établissement. Marie me demanda de s'occuper de son fils. Mes possibilités d'aider Vincent étaient limitées à cause de la pauvreté de sa récupération motrice. La rééducation d'un cérébro-lésé n'est pas un acte magique qui fait recouvrer au patient toutes ses capacités fonctionnelles. Si la commande ne répond pas correctement, le kiné ne peut qu'entretenir l'état orthopédique de son malade en luttant, entre autres, contre l'hypertonie par postures d'inhibition. Bien des familles, d'ailleurs, font reposer la récupération sur nos épaules. Elles nous offrent champagne ou chocolats quand tout va bien mais nous en veulent quand le résultat n'est pas celui qu'elles espéraient. Il faut voir, dans ces reproches, l’expression de leur souffrance. Ainsi, un patient pauci-relationnel ne se serait pas éveillé parce que la kinésithérapie avait été arrêtée, sur décision médicale concertée, au bout de 18 mois sans aucun progrès... Pour l'épouse d'un autre patient, son mari lui aurait dit, par communication facilitée, qu'il ne progressait pas parce que le kiné n'y croyait pas, etc. Ces familles, dans la souffrance, n'imaginent pas que leurs propos, surtout quand on pense avoir tout donné, nous font mal. C'est bien sûr leur mal-être qui parle mais elles ne doivent pas oublier que nous ne sommes pas responsables du destin qui a amené leur être cher dans notre service et qu'enfin, s'il existait un moyen universel d'éveiller et de redonner à un patient toutes ses facultés antérieures, nous l'utiliserions. La rééducation en neurologie centrale n'est pas comparable à celle d'une fracture du poignet, d'une prothèse de hanche ou d'une hernie discale : elle est dépendante totalement d'une récupération spontanée du cerveau que nous essayons, quand elle se manifeste, de guider vers une récupération fonctionnelle.
Ma relation avec Vincent Lorsque j’ai pris en charge Vincent en kinésithérapie, j’ai découvert un patient qui était là depuis six
mois et qui avait, comme je l’ai expliqué, son caractère bien trempé, ses habitudes, ses persévérations. C’est donc moi qui me suis plié aux habitudes de Vincent… sauf pendant les séances de rééducation. En rééducation, c’était moi le patron. Sinon, on aurait passé des heures à discuter. Vincent aimait, en effet, beaucoup échanger. Le pouce, pour discuter, ça marchait ! A part ses troubles du raisonnement dus à son accident, Vincent était un garçon comme tout le monde. Ce n’était absolument pas le malade au bout du rouleau qu’on a décrit. On blaguait souvent. Et quand on blaguait, il riait. Je peux assurer qu’il y avait du son. Parfois, on l’entendait de loin. Je me souviens que la veille de sa mort, il riait. Malgré ses troubles du comportement, il était, par exemple, très intéressé par les informations à la télévision : il les écoutait, il les regardait avec attention. Les attentats du 11 septembre furent pour lui l’un des derniers évènements marquants. Mais il aimait surtout le sport. Comme il savait que c’était aussi mon cas, nous en parlions souvent. Nous avons notamment vécu des moments très forts lors de la coupe du monde de football 2002. Un matin, vers 8h30, c’était la rencontre France Uruguay. A cette heure là, je travaillais. J’avais donc demandé à Vincent de m’informer des résultats. Comme sa chambre était juste à côté de la kiné, j’allais tous les quarts d’heure lui demander : « On en est oû ? » Et c’est ainsi que Vincent m’a répondu avec son pouce : « Titi Henry a eu un carton rouge, on fait zéro - zéro ». Je suis vite reparti et j’ai pu dire à tous les copains dans le service : « On est toujours à zéro - zéro, mais on n’est plus que dix ». Vincent faisait ces petits gestes pour moi avec simplicité et gentillesse... Sur les 34 mois que Vincent a eu de vie après son handicap, je m’en suis occupé pendant 21 mois (quand on a en charge des patients cérébro-lésés, c’est en général pour longtemps). Au bout de 21 mois, des liens particuliers se nouent, des liens très forts. Avec Vincent, on est vite passé au tutoiement. Il était devenu un copain. Vincent et moi pouvions tout autant nous disputer quelque fois, comme n’importe quels amis exprimant leurs désaccords. Mais cela n’allait jamais très loin. On était vraiment des amis. D’ailleurs, quand je n’étais pas là, Vincent ne voulait plus venir faire sa kiné, non pas parce que j’étais le meilleur kiné mais parce qu’il tenait à cette relation à deux avec moi. Il en faisait de même avec son ergothérapeute. Je tiens à préciser que mon métier – c’est un des éléments qui me font l’aimer – me donne l’occasion de nouer ainsi des relations tout aussi fortes avec les patients qui ont précédé ou suivi Vincent. Mais qui s’intéressera à leur histoire ?
La lettre au Président A la fin du 3ème trimestre 2002, soit deux ans après l'accident, l'état de Vincent était devenu stationnaire malgré des petits progrès supplémentaires et réels de la motricité du membre inférieur droit, malheureusement non fonctionnels. Lors d'une entrevue entre le médecin et Marie, sans le cacher à Vincent, il fut évoqué de penser à l'avenir car le service de rééducation n'était plus approprié à la situation d'un patient dont les possibilités sont en stagnation depuis quelques temps. Ce fut à l'origine du déclenchement de ce que les médias ont baptisé « L'affaire Humbert ». Marie n'avait pas le couteau sous la gorge et avait du temps devant elle pour s'organiser. On n'allait pas mettre son fils à la rue ni l'envoyer dans un quelconque mouroir ; mais il fallait qu'elle entrevoit avec son fils un projet de vie, ailleurs. Vincent comprit ce jour-là qu'il resterait lourdement handicapé. En fait, il me l'a « dit ». Il le savait depuis quelques mois mais espérait ne pas se l'entendre dire. Il en voulut au médecin de l'avoir dit et refusa de ma part toute explication. Il n’acceptait pas, en réalité, de devoir modifier sa routine quotidienne qui, pour lui, représentait ses repères, sa sécurité. Il avait peur de tout changement. Dès cette époque, quand son ergothérapeute ou moi-même n'étions pas là, il se mit à refuser sa rééducation. Et si je devais changer son horaire, en le prévenant bien sûr, il refusait aussi de venir. C'était la manifestation de son syndrome frontal dont il n'était pas maître, de par sa lésion cérébrale. Il ne pouvait admettre une souplesse dans sa prise en charge et dans ses habitudes. Une maison
d'accueil spécialisée (MAS) pour adultes venait d'ouvrir à quelques centaines de mètres: elle était moderne, rutilante, dirigée par un médecin de notre établissement connaissant bien les patients cérébro-lésés et le personnel était issu de nos services. Marie fut conviée à la visiter. Elle s'y rendit avec la marraine de Vincent qui était là pour une semaine. Le lendemain, suite à mon interrogation, Marie me déclara que ce n'était pas ce qu'il fallait pour son fils et que ce n'était « pas bien ». La marraine de Vincent m’exprima clairement un avis contraire : « C’est tout neuf, c’est grand et magnifique ». Elle me rappela que Marie avait eu la veille la même impression qu’elle. mais Marie l'a reprit, estimant que «Titi », comme elle surnommait son fils, n'aimerait pas. J’ai demandé alors à Marie : « Mais l’as-tu emmené ? » (au bout de trois ans, je tutoyais Marie). Titi, en fait, n'avait pas été convié à la visite, alors qu'une simple demande d'ambulance aurait été acceptée. C’est à partir de ce moment-là que Marie a changé profondément. Je pense qu’elle fut complètement phagocytée par des associations militantes. Refusant toutes nos initiatives, elle freinait des pieds et des mains. Un lundi, j'aperçus, dans la chambre de Vincent, un journaliste local d'un hebdomadaire de Montreuil-sur-Mer. Marie me le décrivit comme un « grand ami » de Vincent. Mais quand, ensuite, je me suis mis à évoquer cet «ami» devant Vincent, je fus stupéfait : il me certifia qu'il venait de faire sa connaissance ! C'était le début de la médiatisation. Vincent avait écrit sa lettre au Président et ce média local allait s'en faire l'écho. Trois jours plus tard, l'hebdo paraissait avec, en première page : « Vincent Humbert demande le droit de mourir », avec des précisions erronées sur l'état de santé du soidisant auteur de la lettre. Soi-disant, parce que..., connaissant Vincent, les termes et la prose ne lui ressemblaient pas ; il avait sûrement émis l'idée de base mais ne savait utiliser la langue française avec une telle facilité et une telle subtilité. Derrière ce qui était dit de la réalité indéniable de son état, je découvrais des sophismes qui ne pouvaient venir de lui comme le rapprochement entre le droit de grâce présidentiel et la revendication d’un droit à la mort. Ce n’était pas Vincent ! C'est une monitrice éducatrice qui se chargea de rédiger ce courrier. Pourquoi ? Je ne le sais pas. Elle ne connaissait pas plus Vincent que d'autres. Marie me certifia qu'elle ne découvrit cette missive qu'a posteriori. Si c'est vrai, la rédactrice aurait dû lui en parler avant l'envoi car un adulte vulnérable est sous tutelle. La tutrice était Marie, c'est du moins ce qu'elle m'a dit à plusieurs reprises. Je crois cependant que, l'une comme l'autre, ont oublié ou fait abstraction des troubles neuropsychologiques et comportementaux dont souffrait Vincent. C'est pourtant bien en présence de Marie que ce journaliste local fut présent dans la chambre de son fils. Qui l'a appelé ? Ce n'est pas Vincent. Simultanément à cet événement, Marie aurait dû, à la demande du médecin, rencontrer une assistante sociale de notre établissement pour remplir un dossier destiné à la COTOREP, permettant à son fils un placement dans un lieu de vie spécialisé, correspondant à son handicap, à Berck ou ailleurs. Mais Marie ne se précipita pas dans cette voie ; elle n'en effectua que les prémices. Elle semblait déjà n'envisager d'autre possibilité qu'un passage à l’acte, imaginant peut-être une caution présidentielle et ne se donnait donc pas la peine de chercher un futur lieu de vie pour son fils. Vincent était en attente d'une réponse du Chef de l'Etat mais j'ai encore du mal à croire qu'il espérait un accord pour sa demande du « droit de mourir ». Il aurait fallu faire preuve de grande naïveté pour espérer une bénédiction présidentielle à sa requête. C'était, je le pense fortement, la médiatisation qui semblait être recherchée. Peu de temps plus tard, la réponse tant attendue arriva. C'était une lettre passe partout, envoyée probablement par un chef de cabinet sans, je le crois, que le Président n'en ait été informé. Et s'il l'a été, il ne pensait sûrement pas, à l'époque, aux vagues qui s'en suivirent. Il y a tant de courriers qui sont adressés à l'Elysée que le chef de I’Etat en confie à ses collaborateurs la lecture, la réponse et l'éventualité de son information personnelle. Le contenu de la missive du Chef de l'Etat, écrite par procuration, n'a pas satisfait Vincent et Marie. Le droit de mort n'en était évidemment pas l'objet mais, tout au contraire, encourageait le patient à se battre pour la vie. Le jour qui suivit cette réponse, Vincent refusa d'être installé en fauteuil roulant pour venir en rééducation. Intrigué de son absence, je suis allé le voir dans sa chambre pour comprendre. Par le moyen de communication qu'il avait choisi, faute de mieux, il me déclara que plus rien n'avait d'importance, ni sa rééducation, ni son installation au lit, ni même la télévision qui lui apportait une
occupation de l’esprit. Je me souviens l'avoir pris au pied de la lettre, faisant semblant d’exécuter ses ordres. Dans la minute qui suivit, avec un large sourire, Vincent me demanda de lui rendre son confort et sa distraction, ce que je fis rapidement, évidemment. Cependant, Vincent changea d'attitude. Il devint de plus en plus exigeant tant pour la place millimétrée de sa têtière que pour la position de son pied gauche sur la palette du fauteuil roulant. Il décida de ne venir en kinésithérapie que les mardi et jeudi à heure précise, sans aucune possibilité de changement. Son syndrome frontal avait décidé pour lui et rien ne l'en ferait démordre. D'ailleurs, il n'en démordit jamais...
La médiatisation Jusqu'à présent, la lettre de Vincent au Président, la réponse et la publication dans un hebdo local ne touchaient que le petit monde qui entourait Vincent et les lecteurs de l'arrondissement de Montreuil-sur-Mer. Le journaliste avait son scoop mais ne se soucia pas de vérifier si ses sources reflétaient la réalité. Il était venu, mais n'avait certainement pas de connaissances médicales pour son discernement. Cela n'entraîna pas de vagues suffisantes ou du moins celles qui étaient probablement attendues. Et puisque cela ne suffisait pas, quelques semaines plus tard, la lettre attribuée à Vincent fut publiée dans un journal à tirage national. Tous les médias s'en firent l'écho comme une traînée de poudre. La TV, les médias audio, la presse régionale, etc. C'était devenu « l'Affaire Humbert », médiatisée au niveau national, de quoi émouvoir pendant un certain temps. Tous les mensonges furent alors divulgués, sans recul. La France entière s’est apitoyé sur ce jeune homme, pompier bénévole, remplaçant un collègue retenu par une fête de famille, et qui, après une dure journée de labeur, rentra chez lui et y croisa son horrible destin... La pitié s'emparait de tous mais chacun sait qu'elle n'a jamais aidé qui que ce soit ; la compassion ne suffit pas, non plus... Malgré tout, la mayonnaise allait prendre : tous les ingrédients y étaient. Et soudain, ce cas nécessitait une attention différente comme si les autres patients que nous avions en charge ne méritaient pas le même droit au soin, la même compassion, la même affection de nous tous. Vincent devenait un cas à part, et sa demande au Président faisait la « une » de tous les journaux. Ce qui m’a le plus révolté dans l’avalanche médiatique, c’est la répétition en boucle d’une multitude de mensonges. Tous les médias ont repris ces inepties comme s’ils n’avaient aucun souci de vérifier la vérité. Vincent n’était pas tétraplégique. Aucun médecin n’a dit à Marie que son fils avait une lésion de la moelle épinière. Vincent n’était pas aveugle même s’il ne voyait pas bien. Vincent n’avait pas de perfusion. Il avait juste une gastrostomie parce qu’il ne pouvait déglutir correctement. (C’est d’ailleurs par là que sa mère mettra le Phénorbital. S’il avait été injecté dans une perfusion, Vincent serait mort en une heure. Dans l’estomac, il faut beaucoup plus de temps…)
La dernière année Le temps passa. Vincent venait participer à sa rééducation deux fois par semaine, à heure fixe et inébranlable. Il voulait parler, parler à tel point que je me suis mis d'accord avec lui d'effectuer nos échanges qu'en milieu de séance, pendant une pause de repos. Bien que je comprenne parfaitement le besoin de communiquer qu'éprouvait Vincent, je me devais tout de même d'assumer sa rééducation et de protéger son état orthopédique. C'est surprenant comment Vincent, à cause de son handicap cérébral, n'avait plus la conscience de la différence entre le détail et le primordial. Il s'attachait autant à des pacotilles qu'aux évènements importants. Il n'avait plus la notion de mesure... Marie, sa mère, pour des raisons qu’on peut comprendre, ne voulait pas reconnaître ces troubles cognitifs ou du comportement : quand je les évoquais devant elle, elle se fermait, se réfugiant dans le déni. Que son fils fut dépendant physiquement suffisait à sa peine. S'il faut chercher au travers de « l'affaire Humbert » un intérêt à la médiatisation, j'en trouverais tout de même un. Comme tout un chacun, un rendez-vous chez l'ophtalmologiste est long à obtenir, Vincent était aussi en attente d'une consultation à Lille pour ses problèmes visuels. Ainsi, après la
publication nationale du courrier attribué à Vincent, son cas devint prioritaire ; après une ablation de ses tarsorraphies, il alla consulter à Lille et revint rapidement avec une paire de lunettes, hypersophistiquée, comme je ne n'en ai vue qu'en consultation pour effectuer les diagnostics. Enfin, Vincent ne se contentait plus d'un semi brouillard lui permettant d'imaginer les images de la télévision ; il les voyait, moins bien que la normale, mais pouvait les distinguer, à moins de 2 mètres. Il était mal-voyant mais non aveugle... Marie, apparemment ravie, raisonnant positivement, me demanda quelques adresses pour aller acheter à son fils une TV à écran plat, persuadée que cela serait utile. Je n'ai jamais vu ce poste de télévision... et Vincent se contenta d'un récepteur de l'hôpital sur roulettes avec télé-commande qu'il apprit rapidement à utiliser, bien que rudimentairement. Malheureusement, ces lunettes ne changeaient en rien l'impossibilité de clignement des paupières, donc de lubrification des yeux . Des gouttes étaient nécessaires, environ toutes les heures sous peine de nouvelles ulcérations de la cornée. Tout le personnel en ayant été informé, se relaya au chevet de Vincent pour lui prodiguer ses gouttes salvatrices, et probablement qu'il en eut plus que prévues tellement nous y pensions. Cependant, la peur inexpliquée, majorée par le syndrome frontal du patient, prit le dessus en quelques jours. Vincent refusa ses lunettes et préféra des pansements occlusifs avec fenêtre translucide et transparente évitant, bien sûr, toute poussière éventuelle sur sa cornée mais diminuant les capacités visuelles qu'il venait de recouvrir... Vincent était ainsi et ce n'était pas de sa faute... Et Marie, la plupart du temps, l'écoutait, acceptait, sans peut-être comprendre qu'un adulte, quand il raisonne comme un enfant, doit être traité comme un enfant, avec tout le respect qui lui est dû. Cette année 2003 n'apporta pas de progrès fonctionnels à la récupération de Vincent ; il restait dans un état de dépendance complète et même si quelques modifications positives pouvaient survenir, il resterait dans un état où une tierce personne serait indispensable, quotidiennement, presque en permanence. Cependant, quelle que soit sa dépendance, je suis sûr qu’il n`avait aucune souffrance physique. Aucun nuage de mort ne se profilait à son horizon ; son état respiratoire ne nécessitait quasiment plus de besoin de rééducation... Bref, « il allait bien », en dehors de ses problèmes neurologiques... Sa vie n'était pas en danger. Il n'allait pas finir ses jours à lutter entre la vie et la mort. Le Président ne pouvait être indifférent à la lettre publiée ou relatée par tous les moyens, comme personne d'ailleurs n'aurait pu l'être. Il décida de recevoir Marie Humbert mais ne put, par son intermédiaire, ne faire transmettre à son fils qu'un message d'espoir en promettant probablement une aide afin de donner à Vincent un avenir sans nuage, loin des problèmes pécuniaires... Marie ne transmit à Vincent qu'une partie de ses propos avec M. Chirac. Cette partie où il ne pouvait accéder à sa demande... et si elle parla du reste de son entrevue, ce fut sans conviction car Vincent ne m'en « parla » jamais. Vincent se mit à recevoir des centaines (ou peut-être plus) de lettres de toute origine et tout auteur, de France, de Suisse, de Belgique, du Canada et d'ailleurs, avec des photos diverses, des calendriers de pompiers. Son courrier au président avait ému et faisait pleurer dans les chaumières... et Vincent était heureux que l'on pense à lui. Si son cas était émouvant, de nombreux autres le sont mais n'ont pas hérité de la médiatisation. Ainsi, tous les ans, depuis longtemps, de nombreux jeunes, entre autres, sont victimes d'un accident de la voie publique et tombent dans le coma. Qu'importe, pour moi, qu'ils en soient responsables ou non... Ils sont tous importants et ont tous le droit à la même attention et la même considération. En mai 2003, Marie me demanda d'aider Vincent à pallier un inconfort dû à une position des orteils de l'un de ses pieds quand il était couché. Cela pouvait paraître banal, mais cela faisait aussi partie de mes attributions et nous savons tous que, parfois, un détail physique peut nous empêcher de trouver le sommeil. Pour la première fois, en ma présence, le fils et sa mère étaient en désaccord. Vincent, dans l'intimité, avait signalé son inconfort à Marie qui m'en avait parlé sans son accord. J'avais une solution partielle à son problème : la confection rapide d'une orthèse souple, moulée sur
les orteils de Vincent. Marie fut d'accord, Vincent ne le fut pas. Je savais pourquoi Vincent n'en voulait pas, ni même en faire l'essai ; il avait peur d'une nouvelle inconnue. Peut-être que le moulage ferait mal, peut-être que l'orthèse serait inutile, peut-être une nouvelle contrainte ? Vincent était comme cela. Bien que non-victime d'un Locked in syndrome, il en avait de nombreux points communs, tant physiques que comportementaux, avec son intégrité intellectuelle mais aussi sa dépendance physique quasi totale. Devant le désaccord de la mère et du fils, je ne savais que faire ; je me suis un peu fâché en précisant que l'accord de Vincent m'était nécessaire et qu'il était temps que chacun d'eux parle le même langage. Ce à quoi Marie répéta qu'elle était sa tutrice, qu’elle avait donc le pouvoir de décision et elle ajouta que, de toute façon, bientôt, dans quelques mois, je serai débarrassé de tous les deux ! J'ai cru, à l'époque qu'elle s'était enfin décidée à un projet de vie. L'avenir me prouva combien je me suis trompé. Peut-être, si je l’avais compris, aurais-je pu en parler directement à Vincent en l’aidant à entrevoir l’avenir autrement ? Juillet et août 2003 furent des mois chauds sur le plan météorologique et les médias étaient attirés par d'autres événements tragiques. Des milliers de morts dus à la canicule avaient fait passer « l'Affaire Humbert » au second plan. C'est en septembre, après cette pause momentanée que l'Affaire Humbert reprit de plus belle. Vers le milieu du mois, Marie eut dans les mains le livre attribué à Vincent. J'ai, je l'avoue, un peu insisté pour le feuilleter dans la chambre du patient, mais n'ai pu que le survoler en faisant défiler les pages car Marie me le reprit des mains. « Titi avait fait cela pour s'amuser et ne parlait de personne », m'affirma sa mère. J'avais pourtant vu quelques noms et prénoms dans mon rapide coup d'œil. En kiné, le lendemain, j'ai parlé de ce livre à Vincent. On en a ri ensemble, il me promit une dédicace particulière, tout cela sous forme de blagues. Le 21 septembre, la première chaîne de la télévision française accorda dans son émission « 7 à 8 »» une interview à Marie au cours de laquelle elle affirma qu'elle aiderait son fils au suicide. Elle ne prononça d'ailleurs pas ce mot, ni le mot euthanasie. Ensuite, les médias, et probablement certaines associations, ont voulu en faire une affaire d’euthanasie plutôt qu'un suicide assisté. On parle en principe d’euthanasie pour des situations de fin de vie (ce qui n’était absolument pas le cas de Vincent) tandis que le suicide assisté peut intervenir n’importe quand. Le 22, dans la matinée, ce fut la 2ème chaîne puis le 23, la promotion du bouquin. Le 24 septembre 2003, Marie injecta dans la sonde d'alimentation de Vincent une forte dose de barbituriques qui lui avait été envoyée de Suisse. Elle ne s'en cacha pas et le déclara spontanément au médecin dès qu'elle le rencontra. Vincent fut transféré dans le service de réanimation de notre hôpital. Le vendredi 26 septembre, alors que j'avais cru comprendre, le matin même par une collègue travaillant en réa, que le patient sortait doucement de son coma médicamenteux, j'appris, vers 10h45 que Vincent était décédé. Vincent, pour ceux qui l'ont connu et véritablement aimé, n'était pas mort dans la dignité... Deux jours plus tard, attristé par le début des mensonges, je proposais au journal local, «Le Réveil de Berck», une courte chronique pour rectifier la vérité sur l'état de Vincent. Cet article qui, au préalable, était signé, passa dans «Le mot de la semaine», de manière anonyme sur décision de sa rédaction, après qu'elle ait eu connaissance qu'une autre main avait achevé l'œuvre de Marie. Un mois plus tard environ, dans l'émission «C dans l'air» proposée par la 5, je découvris que des projets de traduction du livre en anglais et en espagnol, et éventuellement un projet de film, étaient possibles. On allait faire de la mort de Vincent une source d'argent indécent ; cela me révolta et j'écrivis une autre chronique dans le même hebdomadaire (n° 43) qui intitula « Hommage à Vincent », ce qui était un message d’amitié à sa mémoire.
Message à Vincent Tu accepteras, j'en suis sûr, que je te parle aujourd'hui, même si tu ne peux plus me répondre ; on a tant parlé ... avant. Tu ne m'en voudras pas, non plus, de dire que tu étais devenu exigeant, tant pour
la place millimétrée de ta têtière et de ton pied gauche que pour l'horaire précis de ta séance de rééducation ! Tu m'accorderas de préciser, j'en suis certain, que ton handicap avait une origine cérébrale te rendant doublement hémiplégique (et non tétraplégique) et que tes décisions, si réfléchies soient-elles, étaient empreintes de persévérations dont tu n'étais pas maître à cause justement de ton atteinte cérébrale. Tu reconnaîtras sans nul doute que nous en avons ri ensemble et que tu m'avais promis une dédicace de ton livre en reconnaissant ne l'avoir que suggéré mais non lu. Et tu m'autoriseras probablement à dire que ton choix de mourir n'était qu'un appel à l'aide et le simple désir réel d'un avenir différent dont tu avais si peur que tu n'en voulais connaître aucune alternative. De tout cela, tu n'es pas responsable mais la médiatisation fut si forte que même ta maman s'y est noyée en oubliant ta vie. Je ne sais où tu es maintenant mais je ne peux oublier le son de tes rires quand ensemble on blaguait et que je te traitais de « tâtasse » à chacune de tes exigences, même si je les comprenais. Je t'aimais bien, tu sais ; mais ce qui me rend triste et révolté aujourd'hui, c'est de savoir que beaucoup de monde s'est servi de ta souffrance morale pour faire de ta mort un hymne à l'euthanasie alors que ta seule demande était, à défaut d'un suicide assisté, la simple aspiration à une vie différente, voire meilleure. Mais l'inconnu, aussi, te faisait peur et tu le refusais. Je hais les médias et les associations qui ne t'ont pas connu mais ont provoqué ton destin fatal. Aujourd'hui, ils t'ont oublié ; seul le classement des meilleures ventes de la semaine nous a rappelé ce matin la deuxième place du livre qui porte ton nom. Encore un peu plus d'argent dans l'escarcelle de ton éditeur... Mais ta vérité, je la connais... On en a parlé, si souvent. Malheureusement, la seule vérité qui soit bonne est celle qui arrange tout le monde... Celle qui t'est attribuée ne m'arrange pas... Si mon opinion et ma certitude sont aujourd'hui publiées, c'est qu'au moins quelqu'un a cru au respect que j'ai de ta mémoire et à la tristesse que je ressens. Paix à ton âme, si cela existe, et excuse-moi de n'avoir su faire mieux.
Hervé Messager, kiné ( Le Réveil de Berck N° 43 - 26/10/2003)
Un grand gâchis Après la mort de Vincent, beaucoup de familles dont le patient était dans un état aussi grave, voire pire que celui de Vincent, sont venues nous dire : « Mais le nôtre, il ne faut pas le tuer, hein ? Faut pas le tuer !». Ces familles pensaient que nous allions généraliser l’acte isolé et médiatisé d’une seule personne… Certes, nous savons que ces familles souffrent de voir leur proche dans cet état… Mais elles préfèrent le voir vivant. Il y a toujours un fond d’espoir. Ces familles sont donc venues nous voir en nous disant : « Il faut le laisser vivre ». La disparition forcée de Vincent Humbert a été chez nous à Berck un cas unique dans l’histoire de notre hôpital. Mais elle a fait naître beaucoup d’angoisse ici et, j’imagine, ailleurs. Quant au personnel soignant de l’hôpital de Berck-sur-Mer, il n’a plus rien compris. D’un seul coup, tout ce qu’il a fait avec amour et professionnalisme, ça ne comptait plus. Plus rien ne comptait. Le personnel s’était certes occupé de Vincent, mais aussi de Marie parce qu’elle avait alors des soucis de santé. Souvent, elle consultait à l’hôpital même le médecin, gratuitement. D’un seul coup, nous n’existions plus. Nous n’avions droit qu’au mépris. Nous étions les méchants qui avaient gardé en vie trop longtemps Vincent, comme on retient un otage. On ne nous demandait même plus notre avis. Sauf si nous étions prêts à tordre la vérité et à aller dans le sens de « l’Histoire officielle ». Mais le propos du personnel n’allait pas dans le sens du bouquin. Donc, cela n’intéressait pas les médias. Maintenant, c’est un mensonge qui a quatre ans, alors il est bien imprégné. Pourtant, j’ai encore envie de parler de mon ami Vincent Humbert. Pourquoi avoir tué Vincent ? S’il y a une logique à cette mort, on devrait admettre qu’il y a, dans notre hôpital, des centaines de patients de plus qu’il faudrait tuer ! Si on commence à tuer pour ça, mais on va finir par tuer tous ceux qui entrent à l’hôpital. Et ceux qui survivent sans progrès au bout de deux ans, qu’est-ce qu’on en fait ? Doit-on les achever ?
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