Jean-Henri Fabre
SOUVENIRS
ENTOMOLOGIQUES
Livre III
Étude sur l’instinct et les mœurs des insectes
(1886)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
CHAPITRE I LES SCOLIES.....................................................4
CHAPITRE II UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE ........ 19
CHAPITRE III LA LARVE DE CÉTOINE..............................35
CHAPITRE IV LE PROBLÈME DES SCOLIES.....................49
CHAPITRE V LES PARASITES .............................................62
CHAPITRE VI LA THÉORIE DU PARASITISME ................78
CHAPITRE VII LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE...97
CHAPITRE VIII LES ANTHRAX .........................................112
CHAPITRE IX LES LEUCOSPIS 133
CHAPITRE X AUTRE SONDEUR....................................... 152
CHAPITRE XI LE DIMORPHISME LARVAIRE ................160
CHAPITRE XII LES TACHYTES.........................................189
CHAPITRE XIII CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 212
CHAPITRE XIV CHANGEMENT DE RÉGIME..................236
CHAPITRE XV UNE PIQURE AU TRANSFORMISME .....258
CHAPITRE XVI LA RATION SUIVANT LE SEXE .............265
CHAPITRE XVII LES OSMIES .......................................... 282
CHAPITRE XVIII RÉPARTITION DES SEXES................. 303
CHAPITRE XIX LE SEXE DE L’ŒUF À LA DISPOSITION
DE LA MÈRE. .......................................................................324 CHAPITRE XX PERMUTATION DE LA PONTE ...............342
À propos de cette édition électronique.................................363
– 3 – CHAPITRE I
LES SCOLIES
Si la force devait primer les autres attributs zoologiques, au
premier rang, dans l’ordre des Hyménoptères, domineraient les
Scolies. Quelques-unes, pour les dimensions, peuvent être com-
parées avec l’oisillon du Nord, à couronne orangée, le roitelet,
qui vient chez nous visiter les bourgeons véreux à l’époque des
premières brumes automnales. Les plus gros, les plus imposants
de nos porte-aiguillons, le Xylocope, le Bourdon, le Frelon, font
pauvre figure à côté de certaines Scolies. Parmi ce groupe de
géants, ma région possède la Scolie des jardins (Scolia horto-
rum, Vander Lind.), qui dépasse quatre centimètres de longueur
et en mesure dix d’un bout à l’autre des ailes étendues : la Scolie
hémorrhoïdale (Scolia hemorrhoïdalis, Vander Lind) qui riva-
lise pour la taille avec celle des jardins et s’en distingue surtout
par la brosse de poils roux hérissant le bout du ventre.
Livrée noire avec larges plaques jaunes ; ailes coriaces, am-
brées ainsi qu’une pellicule d’oignon, et diaprées de reflets
pourpres ; pattes grossières, noueuses, hérissées d’après cils ;
charpente massive ; tête robuste, casquée d’un crâne dur ; dé-
marche gauche, sans souplesse ; vol de peu d’essor, court et si-
lencieux, voilà l’aspect sommaire de la femelle, fortement outil-
lée pour sa rude besogne. En amoureux oisif, le mâle est plus
élégamment encorné, plus finement vêtu, plus gracieux de tour-
nure, sans perdre tout à fait ce caractère de robusticité qui est le
trait dominant de sa compagne.
Ce n’est pas sans appréhension que le collectionneur
d’insectes se trouve pour la première fois en présence de la Sco-
– 4 – lie des jardins. Comment capturer l’imposante bête, comment
se préserver de son aiguillon ? Si l’effet du dard est proportion-
nel à la taille de l’hyménoptère, la piqûre de la Scolie doit être
redoutable. Le Frelon, pour une seule fois qu’il dégaine, nous
endolorit atrocement.
Que sera-ce si l’on est poignardé par le colosse ? La pers-
pective d’une tumeur de la grosseur du poing, et douloureuse
comme si le fer rouge y avait passé, vous traverse l’esprit au
moment de donner le coup de filet. Et l’on s’abstient, on fait re-
traite, très heureux de ne pas éveiller l’attention du dangereux
animal.
Oui, je confesse avoir reculé devant les premières Scolies, si
désireux que je fusse d’enrichir de ce superbe insecte ma collec-
tion naissante. De cuisants souvenirs laissés par la Guêpe et le
Frelon n’étaient pas étrangers à cet excès de prudence. Je dis
excès, car aujourd’hui, instruit par une longue pratique, je suis
bien revenu de mes craintes d’autrefois ; et si je vois une Scolie
se reposant sur une tête de chardon, je ne me fais aucun scru-
pule de la saisir du bout des doigts, sans précaution aucune, si
grosse, si menaçante d’aspect qu’elle soit. Mon audace n’est
qu’apparente, j’en instruis volontiers le novice chasseur
d’hyménoptères. Les Scolies sont très pacifiques. Leur dard est
outil de travail bien plus que stylet de guerre ; elles en usent
pour paralyser la proie destinée à leur famille ; et ce n’est qu’à la
dernière extrémité qu’elles le font servir à leur propre défense.
En outre, leur manque de souplesse dans les mouvements
permet presque toujours d’éviter l’aiguillon ; et puis, serait-on
atteint, la douleur de la piqûre est presque insignifiante. Ce dé-
faut de cuisante âcreté dans le venin est un fait à peu près cons-
tant, chez les hyménoptères giboyeurs, dont l’arme est une lan-
cette chirurgicale destinée aux plus fines opérations physiologi-
ques.
– 5 – Parmi les autres Scolies de ma région, je mentionnerai la
Scolie à deux bandes (Scolia bifasciata, Vander Lind), que je
vois, chaque année, au mois de septembre, exploiter les amas de
terreau de feuilles mortes, disposés, à son intention, dans un
coin de mon enclos ; et la Scolie interrompue (Scolia interrupta,
Latr,), hôte du terrain sablonneux à la base des collines voisi-
nes. Bien moindres que les deux premières, mais aussi bien plus
fréquentes, condition nécessaire pour des observations suivies,
elles me fourniront les principaux éléments de ce travail sur les
Scolies.
J’ouvre mes vieilles notes, et je me revois, le 6 août 1857,
au bois des Issards, ce fameux taillis voisin d’Avignon que j’ai
célébré dans mon étude sur les Bembex. Je me retrouve la tête
bourrée de projets entomologiques, au début des vacances qui,
deux mois durant, vont me permettre la compagnie de l’insecte.
Foin ! du vase de Mariotte et du tube de Torricelli ! Voici
l’époque bénie, où de maître je deviens écolier, l’écolier pas-
sionné de la bête. Comme un arracheur de garance qui va faire
sa journée, je suis parti avec un solide outil de fouile sur
l’épaule, le luchet du pays ; et sur le dos, la gibecière avec boites,
flacons, houlette, tubes de verre, pinces, loupes et autres engins.
Un ample parapluie est ma sauvegarde contre l’insolation. C’est
l’heure la plus ardente de la Canicule. Énervées par la chaleur,
les Cigales se taisent. Les Taons, aux yeux bronzés, cherchent
refuge contre l’implacable soleil, au plafond de mon abri de
soie ; d’autres gros diptères, les sombres Pangonies, se jettent
étourdiment à mon visage.
Le point où je me suis installé est une clairière sablonneuse
que j’avais reconnue l’année précédente comme un emplace-
ment aimé des Scolies. Çà et là sont semés des buissons de
chêne vert, dont l’épais fourré garde un matelas de feuilles mor-
tes avec maigre couche de terreau. Mes souvenirs m’ont bien
servi. Voici qu’en effet, la chaleur un peu calmée, apparaissent,
venues je ne sais d’où, quelques Scolies à deux bandes. Le nom-
– 6 – bre s’en accroît, et je ne tarde pas à en voir, autour de moi, à
portée d’observation, bien près d’une douzaine.
À leur taille moindre, à leur essor plus léger, il est aisé de
les reconnaître pour des mâles. Rasant presque le sol, ils volent
mollement, vont et reviennent, passent et repassent suivant tou-
tes les directions. De loin en loin, quelqu’un met pied à terre,
palpe le sable avec les antennes et paraît s’informer de ce qui se
passe dans les profondeurs ; puis il reprend son vol alternatif
d’aller et de retour.
Qu’attendent-ils ; que cherchent-ils ainsi dans leurs évolu-
tions cent et cent fois recommencées ? De la nourriture ?
Non, car tout à côté se dressent quelques pieds de panicaut,
dont les robustes capitules sont l’habituelle ressource de
l’hyménoptère à cette époque de végétation grillée par le soleil,
et aucun ne s’y pose, aucun ne paraît se soucier de leurs exsuda-
tions sucrées. L’attention est ailleurs. C’est le sol, c’est la nappe
sablonneuse qu’ils explorent avec tant d’assiduité ; ce qu’ils at-
tendent, c’est la sortie de quelques femelles qui, le cocon rompu,
peut apparaître d’un moment à l’autre, émerger de terre, toute
poudreuse. Sans lui donner le temps de s’épousseter, de se laver
les yeux, ils seront aussitôt là trois, quatre et plus, ardents à se
la disputer. Je connais trop ces ébats amoureux chez la gent
hyménoptère pour m’y laisser tromper. Il est de règle que les
mâles, plus précoces, font bonne garde autour du lieu natal et
surveillent la sortie des femelles, qu’ils harcèlent de leurs pour-
suites aussitôt venues au jour. Tel est le motif de l’interminable
ballet de mes Scolies. Prenons patience ; peut-être assisterons-
nous à la noce.
Les heures s’écoulent, les Pangonies et les Taons désertent
mon parapluie, les Scolies se lassent et peu à peu disparaissent.
C’est fini. Pour aujourd’hui, je ne verrai plus rien. À diverses
reprises, l’accablante expédition au bois des Issards est recom-
– 7 – mencée ; chaque fois, je revois les mâles aussi assidus que ja-
mais dans leur essor à fleur de terre. Ma persévérance méritait
un succès. Elle l’eut, mais bien incomplet. Exposons-le tel qu’il
est ; l’avenir comblera les vides. Une femelle émerge du sol sous
mes yeux. Elle s’envole suivie de quelques mâles. Avec le luchet,
je fouille au point de sortie, et à mesure que l’excavation gagne,
je tamise entre les doigts les déblais sablonneux mélangés de
terreau. À la sueur du front, je puis le dire, j’avais bien remué
près d’un mètre cube de matériaux, quand enfin je fais trou-
vaille. C’est un cocon récemment rompu, sur le flanc duquel ad-
hère une dépouille épidermique, ultimes restes du gibier dont
s’est nourri