Jean-Henri Fabre
SOUVENIRS
ENTOMOLOGIQUES
Livre V
Étude sur l’instinct et les mœurs des insectes
(1897)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
AVANT-PROPOS. .....................................................................4
CHAPITRE I. LE SCARABÉE SACRÉ. LA PILULE. ............. 15
CHAPITRE II. LE SCARABÉE SACRÉ. LA POIRE...............27
CHAPITRE III. LE SCARABÉE SACRÉ. LE MODELAGE....42
CHAPITRE IV. LE SCARABÉE SACRÉ. LA LARVE............. 51
CHAPITRE V. LE SCARABÉE SACRÉ. LA NYMPHE – LA
LIBÉRATION..........................................................................63
CHAPITRE VI. LE SCARABÉE À LARGE COU. LES
GYMNOPLEURES. ................................................................. 77
CHAPITRE VII. LE COPRIS ESPAGNOL. LA PONTE. ........ 91
CHAPITRE VIII. LE COPRIS ESPAGNOL. MOEURS DE
LA MÈRE. ............................................................................. 110
CHAPITRE IX. LES ONTHOPHAGES. LES ONITICELLES.131
CHAPITRE X. LES GÉOTRUPES. L’HYGIÈNE
GÉNÉRALE...........................................................................146
CHAPITRE XI. LES GÉOTRUPES. LA NIDIFICATION. ... 158
CHAPITRE XII. LES GÉOTRUPES. LA LARVE. ................ 174
CHAPITRE XIII. LA FABLE DE LA CIGALE ET LA
FOURMI................................................................................186
CHAPITRE XIV. LA CIGALE. LA SORTIE DU TERRIER..201
CHAPITRE XV. LA CIGALE. LA TRANSFORMATION. .....211
CHAPITRE XVI. LA CIGALE. LE CHANT. ........................ 220 CHAPITRE XVII. LA CIGALE. LA PONTE – L’ÉCLOSION.234
CHAPITRE XVIII. LA MANTE. LA CHASSE......................253
CHAPITRE XIX. LA MANTE. LES AMOURS.................... 268
CHAPITRE XX. LA MANTE. LE NID. ................................274
CHAPITRE XXI. LA MANTE. L’ÉCLOSION...................... 288
CHAPITRE XXII. L’EMPUSE..............................................301
À propos de cette édition électronique................................. 313
– 3 – AVANT-PROPOS.
La construction du nid, sauvegarde de la famille, donne
l’expression la plus élevée des facultés instinctives. Ingénieux
architecte, l’oiseau nous l’enseigne ; encore plus diversifié dans
ses talents, l’insecte nous le répète. Il nous dit : « La maternité
est la souveraine inspiratrice de l’instinct. » Préposée à la
permanence de l’espèce, de plus grave intérêt que la
conservation des individus, elle éveille de merveilleuses
prévisions dans l’intellect le plus somnolent ; elle est le foyer
trois fois saint où couvent, puis soudain éclatent ces
inconcevables lueurs psychiques qui nous donnent le simulacre
d’une infaillible raison. Plus elle s’affirme, plus l’instinct s’élève.
Les plus dignes de notre attention sous ce rapport sont les
hyménoptères, à qui incombent, dans leur plénitude, les soins
de la maternité. Tous ces privilégiés des aptitudes instinctives
préparent pour leur descendance le vivre et le couvert. À
l’intention d’une famille que leurs yeux à facettes ne verront
jamais et que néanmoins connaît très bien la prévision
maternelle, ils passent maîtres en une foule d’industries. Tel
devient manufacturier en cotonnades et foule des outres
d’ouate ; tel s’établit vannier et tresse des corbeilles en
morceaux de feuilles ; celui-ci se fait maçon ; il édifie des
chambres en ciment, des coupoles en cailloutis ; celui-là monte
un atelier de céramique où la glaise se pétrit en élégantes
amphores, en jarres, en pots ventrus ; cet autre s’adonne à l’art
du mineur et creuse dans le sol de mystérieux hypogées aux
tièdes moiteurs. Mille et mille métiers analogues aux nôtres,
souvent même inconnus de notre industrie, sont en œuvre pour
la préparation de la demeure. Viennent après les vivres des
futurs nourrissons : amas de miel, gâteaux de pollen, conserves
– 4 – de gibier savamment paralysé. En de semblables travaux, dont
l’objet exclusif est l’avenir de la famille, éclatent, sous le
stimulant de la maternité, les plus hautes manifestations de
l’instinct.
Pour le reste de la série entomologique, les soins maternels
sont en général très sommaires. Déposer sa ponte en lieux
propices où la larve, à ses risques et périls, puisse trouver gîte et
nourriture, voilà tout à peu près dans la majorité des cas. Avec
ces rusticités d’éducation, les talents sont inutiles. Lycurgue
bannissait de sa république les arts, accusés d’amollir. Ainsi
sont bannies les supérieures inspirations de l’instinct chez les
insectes élevés à la spartiate. La mère s’affranchit des douces
sollicitudes du berceau, et les prérogatives de l’intellect, les
meilleures de toutes, s’amoindrissent, s’éteignent, tant il est vrai
que, pour la bête comme pour nous, la famille est une source de
perfectionnement.
Si l’hyménoptère, soigneux à l’extrême de sa descendance,
nous a émerveillés, les autres, abandonnant la leur aux
éventualités de la bonne et de la mauvaise fortune, nous
paraîtraient, en comparaison, d’un médiocre intérêt. Ces autres
sont la presque totalité ; du moins, à ma connaissance, dans la
faune de nos pays, il n’y a qu’un second exemple d’insectes
préparant à leur famille les vivres et le logement comme le font
les collecteurs de miel et les enfouisseurs de bourriches de
gibier.
Et, chose étrange, ces émules en délicatesses maternelles
de la gent apiaire butinant sur les fleurs ne sont autres que les
Bousiers, exploiteurs de l’ordure, assainisseurs des gazons
contaminés par le troupeau. Des corolles embaumées du
parterre il faut passer au monceau de bouse laissé sur la
grand’route par le mulet, pour retrouver les mères dévouées et
de riches instincts. La nature abonde en pareilles antithèses.
Que sont pour elle notre laid et notre beau, notre propre et
– 5 – notre sordide ? Avec l’immondice, elle crée la fleur ; d’un peu de
fumier, elle nous extrait le grain béni du froment.
Malgré leur ordurière besogne, les Bousiers occupent rang
fort honorable. Par leur taille, en général avantageuse ; leur
costume sévère, irréprochablement lustré ; leur tournure
replète, ramassée dans sa courte épaisseur ; leur ornementation
bizarre, soit du front, soit aussi du thorax, ils font excellente
figure dans les boîtes du collectionneur, surtout, quand à nos
espèces, d’un noir d’ébène le plus souvent, viennent s’adjoindre
quelques espèces tropicales, où fulgurent les éclairs de l’or et les
rutilances du cuivre poli.
Ils sont les hôtes assidus des troupeaux ; aussi divers
exhalent un doux fumet d’acide benzoïque, l’aromate des
bergeries. Leurs mœurs pastorales ont frappé les
nomenclateurs, qui, trop souvent, hélas ! peu soucieux de
l’euphonie, cette fois se sont ravisés pour mettre en tête de leurs
diagnoses les dénominations de Mélibée, Tityre, Amyntas,
Corydon, Alexis, Mopsus. Il y a là toute la série des appellations
bucoliques rendues célèbres par les poètes de l’antiquité. Les
églogues virgiliennes ont fourni leur vocabulaire à la
glorification des Bousiers. Il faudrait remonter aux gracieuses
élégances des papillons pour rencontrer nomenclature aussi
poétique. Là sonnent, empruntés au camp des Grecs et au camp
des Troyens, les noms épiques de l’Iliade. C’est peut-être un peu
trop de luxe guerrier pour ces pacifiques fleurs ailées dont les
mœurs ne rappellent en rien les coups de lance des Achille et
des Ajax. Bien mieux inspirée est l’appellation bucolique
appliquée aux Bousiers ; elle nous dit le caractère dominant de
l’insecte, la fréquentation du pâturage.
Les manipulateurs de bouse ont pour chef de file le
Scarabée sacré, dont les étranges manœuvres attiraient déjà
l’attention du fellah, dans la vallée du Nil, quelques milliers
d’années avant notre ère. Quand il arrosait son carré d’oignons,
– 6 – le paysan égyptien voyait, de temps à autre, le printemps venu,
un gros insecte noir passer à proximité et rouler à la hâte, à
reculons, une boule en fiente de chameau. Il regardait, ébahi, la
machine roulante comme regarde aujourd’hui le paysan de
Provence.
Nul n’échappe à la surprise quand il se trouve pour la
première fois devant le Scarabée, qui, la tête en bas, les longues
jambes postérieures en haut, pousse de son mieux la
volumineuse pilule, cause de fréquentes et gauches culbutes. À
coup sûr, devant ce spectacle le fellah naïf se demandait ce que
pouvait être cette boule, quel intérêt avait la bête noire à la
rouler avec tant de véhémence. Le paysan d’aujourd’hui se fait
la même question.
Aux temps antiques des Rhamsès et des Thoutmosis, la
superstition s’en mêla : on vit dans la sphère roulante l’image
du monde et sa révolution diurne ; et le Scarabée reçut les
honneurs divins : il est le Scarabée sacré des naturalistes
modernes, en souvenir de sa gloire d’autrefois.
Depuis six à sept mille ans que le curieux pilulaire fait
parler de lui, est-il bien connu dans l’intimité de ses mœurs ?
Sait-on à quel usage précis il destine sa boule ? Sait-on
comment il élève sa famille ? Nullement. Les ouvrages les plus
autorisés perpétuent sur son compte de criantes erreurs.
La vieille Égypte racontait que le Scarabée fait rouler sa
boule d’orient en occident, sens dans lequel se meut le monde. Il
l’enfouit après sous terre pendant vingt-huit jours, durée d’une
révolution lunaire. Cette incubation de quatre semaines anime
la race du pilulaire. Le vingt-neuvième jour, que l’insecte
connaît pour être celui de la conjonction de la lune avec le soleil,
et celui de la naissance du monde, il revient à sa boule enterrée ;
il l’extrait l’ouvre et la jette dans le Nil. Le cycle se termine.
– 7 – L’immersion dans l’eau sainte fait sortir un Scarabée de la
boule.
Ne sourions pas trop de ces récits pharaoniques : quelque
peu de vérité s’y trouve, en mélange avec les extravagances de
l’astrologie. D’ailleurs une bonne part du sourire reviendrait à
notre propre science, car l’erreur fondamentale, con