Mithridate   bulletin d histoire des poisons 1
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Mithridate bulletin d'histoire des poisons 1

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Description

Mithridate - Bulletin d'histoire des poisons est une publication gratuite en PDF croisant sciences sociales et toxicologie. Elle est associée au site américain TOXIPEDIA

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Nombre de lectures 216
Langue Français
Poids de l'ouvrage 3 Mo

Extrait

 
    N°1 Avril 2010 
 ISSN en cours – Publication réalisée sous freeware (PDF Creator, Photofiltre, Scribus…) par URBASanté (journal officiel n° 49 du 6 décembre 2008) / SIRET 508 288 21 0 00014 / Institut national de la propriété industrielle 08 3 576 128) – Abonnements (subscriptions) : envoyer un mail à (send a mail to) : francksaturne[at]gmail.com – Tous droits réservés (loi n°57-298 du 11 mars 1957), sauf mentions cont raires (licences Creative Commons).    Dans ce numéro  Traquer l’arsenic : Orfila & le test de Marsh Du lait comme antipoison Hexachlorophène : d'une crise sanitaire à la cosmétovigilance                                
 Mithridate est publié parURBASanté. Son objectif est de combiner sciences humaines et sociales (anthropologie, droit, histoire, sociologie) et toxicologie pour faire la lumière sur les cas d'empoisonnement ayant eu un impact au-delà de la simple « comptabilité morbide ». Parmi les sujets abordés : la pollution au méthylmercure à Minamata (Japon) et l'indemnisation des pêcheurs, le cas de la thalidomide en Allemagne,  l'accident survenu à Bhopal (Inde) et la délocalisation de risques technologiques et sanitaires.   Das Ziel des von der veröffentlichtenURBASanté Berichts Mithridate - über die Geschichte des  Gifts, ist es, im Bereich der Sozialwissenschaften (Anthropologie, Recht, Geschichte und Soziologie) sowie der Toxikologie, Erklärungen für Vergiftungen und deren Folgen zu finden, und nicht nur nüchterne Zahlen von Todesopfern aufzuzeigen. Es behandelt unter anderem Themen wie die Verschmutzung durch Methylquecksilber in Minamata  (Japan) und die Entschädigung der Fischer, den Contergan-Skandal in Deutschland, die Katastrophe von Bhopal   in Indien und die Verlagerung von technischen und gesundheitlichen Risiken.  
 
  Traquer l’arsenic : Orfila & le test de Marsh  Voyez Orfila en grand costume de doyen, pénétré de l’importance de ses fonctions, représentant au naturel ce qu’il fut en réalité, un administrateur habile, un acteur brillant, un artiste vaniteux, un ambitieux vulgaire, avide d’applaudissements, d’honneurs et de places, sacrifiant tout à l’ostentation et à la popularité. Que reste t-il de ce héros de la scène, hormis le Musée qui porte son nom ? Homme de principes, il eût obtenu un autre lot, car il était bien doué, malgré les lacunes d’une éducation très imparfaite ; mais, esclave de la renommé, songeant au lendemain et non à l’avenir, il se servit de la science au lieu de la servir. Aussi, après une vie active, agitée, tourmentée, toute de parade, le voilà réduit à sa juste valeur. Comme chimiste, il n’eut qu’un rang secondaire ; comme médecin et toxicologue, il le cède à Marc, à Ollivier (d’Angers) et même à Devergie. Démonstrateur adroit, il enseignait les éléments avec succès ; mais il n’eut jamais l’autorité d’un Vauquelin, ni l’éloquence d’un Fourcroy. Du démonstrateur au professeur il y a la même distance que de l’auteur à l’écrivain.  GUARDIA J.Histoire de la médecine. Paris : Olivier Doin, 1884, pp. 511-2.
 Iédn idips vuxpo undé thcinesral ,egaloes ron dpois, « io s, rebrsu ie,donov tnésreitpeemec soupe d ans la luol  eu nirav et roi des poisons », nargue la justice jusqu’au XXe siècle, empoisonnant les débats sur la culpabilité ou l’innocence de l’assassin présumé. Ne laissant aucune trace visible sur les cadavres, sa présence ne peut être mise en évidence qu’en disséquant les entrailles de ses supposées victimes, mais une autopsie seule ne saurait suffire. Il faut aller plus loin pour circonscrire la matérialité du poison avec certitude. La médecine a donc besoin d’une science apte à dévoiler ce qui se dérobe à l’œil fusse t-il le plus expérimenté : la chimie. Né à Maó le 24 avril 1787, étudiant à la Faculté de médecine de Valence de 1804 à 1806 puis à celle de Paris de 1807 à 1808, Mateu-Josep-Bonaventura Orfila i Rotger, élève des chimistes Antoine Fourcroy, Nicolas Louis Vauquelin et Louis Jacques Thénard, soutient à 24 ans une thèse intituléeNouvelles recherches sur l’urine des ictériques. Son cursus est à la croisée de deux disciplines qui vont permettre l’émergence d’une troisième : la toxicologie. Nombre d’hagiographies lui ont attribué un rôle décisif dans la détectionpost mortem de l’arsenic, mais d’autres savants avaient pavé la voie en Allemagne et en Angleterre ou l’ont poursuivie après le célèbre procès Lafarge de 1840.  Il importe donc de dénouer le fil d’une histoire qui aura permis à la justice de découronner le « roi  
des poisons » peu avant que n’advienne le siècle de la police scientifique sous l’impulsion de Louis Bertillon. Abondant à l’état naturel tant en Orient qu’en Europe (mines de Saxe, Transylvanie), un sulfure d’arsenic, l’orpiment ou jaune de Perse (As2S3), appeléauri pigmentum par Pline, est des siècles durant prisé des enlumineurs. Embellissant la chose écrite pour flatter les sens des aristocrates raffinés, il connaît aussi des usages moins nobles. L’arsenic est si toxique, propriété dont témoigne son étymologique grecque («arsen» (arshn),« le mâle »et «nikao » (nikaw), « dompter », elle-même tirée du perse «zarnikh »), que le peintre Cennino Cennini écrit au XIVe siècle à l’adresse de ses contemporains :« (…) garde-toi d'en souiller ta 1 bouche, de peur que ta personne n'en pâtisse . » Sage précaution car le poison emporte l’adhésion de tous ceux qui veulent discrètement intenter à la vie 2 d autrui . La méthode est du reste efficace si l’on en croit Ambroise Paré qui observe dans son traitéDes venins et morsurespublié en 1579 :« ceux qui ont pris du sublimé, aussitôt la langue et le gosier leur deviennent aussi âpres que s’ils avaient pris du jus de cormes vertes, laquelle âpreté ne se peut ôter par nuls gargarismes lénitifs, sinon qu’avec grande                                                  1 C. CENNINIIl Libro dell'arte Berger-. Toulouse : Levrault, 1991, 407 p. Beaux Arts 2  COLLARD F.Le crime de poison au Moyen Age. Paris : Presses universitaires de France, 2003, 303 p. Le nœud gordien
 difficulté et longueur de temps (…). Le réagal, pou r être de nature forte et chaude et sèche, induit soif, échauffaison et ardeur par tout le corps (…). Son alexitère est huile de pignolat, donnée promptement jusqu’à demie livre, et puis vomir. La chaux vive et l’orpiment, que les Grecs appellent arsenicum, pris en breuvage, rongent l’estomac et les intestins avec une grande douleur. Ils causent une soif intolérable, avec une aspérité de la gorge, difficulté de respirer, suppression d’urine et dysenterie3. » L’arsenic sert les ambitions des intrigants du Palais désireux d’écarter un rival. Ainsi le nom de Catherine de Médicis lui est-il associé, tandis que Voltaire nous dévoile les secrets de Lucrèce Borgia, duchesse de Ferrare : « un mélange d’acide arsénieux et d’alcaloïdes putrides (…) » préparé av ec les entrailles d’un porc. En France, le recours aux « poudres de succession » n’a rien d’anecdotique, mais il n’est pas saillant dans les préoccupations sociales de l’Ancien régime même si le bûcher attend l’empoisonneur imprudent. Il faut attendre une affaire d’Etat, celle dite des poisons mise à jour par La Reynie qui met en cause la favorite du roi madame de Montespan, pour que s’opère un tournant : face à un scandale qui menace la stabilité du royaume, Louis XIV est contraint de réglementer le commerce des substances vénéneuses4. L’article 7 de l’édit royal de juillet 1682 dispose à cet effet :« A l’égard de l’Arsenic, du réalgar, de l’Orpiment et du Sublimé, quoiqu’ils soient poisons dangereux de toute leur substance, comme ils entrent et sont employés en plusieurs compositions nécessaires, Nous voulons afin d’empêcher à l’avenir la trop grande facilité qu’il y a jusque[s] ici d’en abuser, qu’il ne soit permis qu’aux Marchands qui demeurent dans les villes d’en vendre, et d’en livrer eux-mêmes seulement aux Médecins, Apothicaires, Chirurgiens, Orfèvres, Teinturiers, Maréchaux et autres personnes publiques qui par leur profession sont obligées d’en employer (…) ». Certes, il est toujours possible d’acheter de l’arsenic sur le marché parallèle que ne manquent pas d’approvisionner des artisans peu scrupuleux, mais les desseins des empoisonneurs se trouvent contrecarrés. La justice a marqué un point ; reste à présent à pouvoir désigner un coupable sans coup férir. Pour que la vérité soit connue, il faut en effet s’appuyer sur des indices matériels, indices qui se dérobent à l’œil à défaut d’un savoir faire techniq ue. Or, si l’observation constitue l’un des paradigmes méthodologiques d’une science moderne tout juste                                                  3 PARE A.Discours d’Ambroise Paré, Conseiller, et Premier Chirurgien du Roy. De la mumie, de la licorne, des venins et de la peste. Paris : Gabriel Buon, 1582, 75 p. 4 J. FLEURYL’Affaire des poisons de 1679-1682 à l’origine de la réglementation relative aux substances vénéneuses :. Mémoire d’histoire de la pharmacie Université Paris XI, 2005  
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émergeante au siècle des Lumières, la rupture épistémologique avec les idées anciennes n’est pas encore consommée. Diderot et d’Alembert écrivent ainsi :« Le beurre & le lait de vache pris en grande quantité font  de bons antidotes contre l’arsenic. » La chimie,« (…) n’est que très-médiocrement répandue, même parmi les savants, malgré la prétention à l’universalité de connaissances qui fait aujourd’hui le goût dominant. Les Chimistes forment encore un peuple distinct, très[-]peu nombreux, ayant sa langue, ses lois, ses mystères, et vivant presque isolé au milieu d’un grand peuple peu curieux de son commerce, n’attendant presque rien de son industrie5 . »   On assiste cependant à une révolution scientifique à la fin du XVIIIe siècle : la refonte de la nomenclature portée par Guyton de Morveau, Bertholet, Fourcroy et Lavoisier en 1787, permet de poser les bases d’une grammaire commune aux différents chimistes. Exit l’huile de vitriol, place à l’acide sulfurique, aux sulfures et sulfates pour désigner les sels, etc. En créant lesAnnales de la chimiedeux ans plus tard, Lavoisier impulse en outre un vaste mouvement éditorial européen (Annali di qimica à Pavie en 1790,Anales de quimica Ségovie en à 1791,Allgemeines Journal der Chemie en 1798, etc.). Tableau somme toute propice, à défaut d’être idyllique, pour l’enfantement des sciences médico-légales, si ce n’était le difficile dialogue entre chimie et médecine6. Les travaux présentés dans le cadre du colloque sur Orfila qui s’est récemment tenu à Minorque ont ainsi mis en exergue les tensions entre partisans des deux disciplines. Si Fransec Carbonnell i Bravo dont Orfila sera l’élève, fait figure de pionnier en prônant leur rapprochement, suivi en cela par Pierre-Philippe Alyon, John Rollo, Louis-Bertrand Guyton de Morveau, Thomas Beddoes, Jean-Baptiste Baumes, Christoph Girtanner et François Blanchet, certains scientifiques se montrent en effet moins enthousiastes7. La légitimité des verdicts rendus par les tribunaux appelle des certitudes et pour l’heure, la toxicologie, esquissée à grands traits dans le traité De Antidotisde Galien, ne se résume qu’à un corpus restreint de pratiques sinon empiriques, du moins hésitantes. En témoignent pour l’année 1807, les archives d’Ille-et-Vilaine8: souhaitant empoisonner                                                  5Ibid.  6 FOUCAULT M.Naissance de la cliniqu :e. Paris Presses universitaires de France, 2003, 214 p. Quadrige Grands textes 7 J.R., NIETO-GALAN A BERTOMEU-SANCHEZ (éditeurs).Chemistry, Medicine, and Crime:Mateu J.B. Orfila (1787-1853) and His Times. Sagamore Beach : Science History Publications, 2006, 331 p. 8 D. LALLEMENT :Le crime dans la famille les exemples du parricide et de l’uxoricide devant le tribunal criminel d’Ille-et-Vilaine. Mémoire de DEA :
 son mari, Rose Garçon fait appel à Jean Dragon afin qu’il se procure de la mort-aux-rats auprès d’un chirurgien, mais celui-ci l’éconduit, déclarant ne pas le connaître et exigeant un certificat de moralité établi par le maire de sa commune. Thomasse Guesdé, un second complice guère plus habile, s’adresse en vain à un apothicaire soupçonneux. Rose Garçon parvient néanmoins à ses fins ; faute d’éléments probants, elle est acquittée. Il est en effet malaisé de passer du soupçon à la preuve, même si l’hypothèse d’un homicide est dite à mi-mots dans l’article 2 du titre III du décret des 16 et 29 septembre 1791, lequel prévoit que l’inhumation d’un défunt ne soit ordonnée qu’à condition qu’un officier de police se soit rendu sur les lieux d’un chirurgien ou homme de« accompagné l’art (…). » charge pour l’officier de santé de A « procéder en son âme et conscience à la visite tant  externe qu’interne du dit cadavre et déclarer vérité. » Texte important, puisque que la preuve est désormais à chercher dans les chairs : l’œil entre en compétition avec l’intuition, le ressenti. L’affaire François Moulin, soupçonné de l’empoisonnement de Jeanne-Marie Dein, est à ce titre exemplaire. Il est d’abord extrait d’une tabatière trouvée à son domicile petite demie pincée« une d’une substance sous forme pâteuse dess[é]chée d’une couleur blanc-sâte, qui jetée à deux fois sur les charbons arden[t]s », produit fumée« une floconneuse, blanchâtre et donnant une odeur aillacée et suffocante (…) ». Ensuite, des chirurgiens prélèvent des échantillons du contenu stomacal de la défunte, et, préfiguration des testsin vivo, l’administrent à deux oiseaux qui meurent quasi-instantanément pour le premier et au bout d’une demie heure pour le second. Les doutes sont levés et par le jeu combinatoire et majorant d’une double preuve, rendue possible par la chimie et une science des poisons en gestation, le sort de l’assassin est scellé : il est exécuté en 1810. Bientôt le modèle d’investigation sera celui du « paradigme indiciaire » cher à Carlo Ginzburg9:  l’expert lira sur le cadavre tous les indices susceptibles de reconstituer une identité, une temporalité, les circonstances du décès, véritable étiologie de la mort programmée, afin de déjouer l’élision des traces voulue par l’assassin. A la fin du XVIIIeme siècle, les autorités médicales et judiciaires appelées à se prononcer sur un empoisonnement ne disposent que de connaissances lacunaires qui contrastent avec le raffinement extrême dont les assassins font montre pour leurs préparations. Ainsi ces derniers n’opèrent-ils pas à « la pincée » ou à « la tombée », mais savent que deux livres de poudre de cantharide, plus                                                                                 histoire du droit et des institutions : Université Rennes I : 2004 9 C. GINZBURG :Mythes, emblèmes, traces morphologie et histoire Flammarion, 1989,. Paris : 312 p. Nouvelle bibliothèque scientifique  
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solubles dans l’alcool ou le vin que dans l’eau, donnent cinq grammes de toxique10 . Or, pour rivaliser avec eux, l’histoire veut que la science ait emprunté un chemin de traverse. Ancien collaborateur de Martin Anders Bauch, pharmacien à Göteborg, Karl-Wilhelm Scheele est un autodidacte de génie qui a isolé l’oxygène par décomposition thermique du bioxyde de mercure et du nitrate de potassium vers 1771-1773, portant ainsi un coup décisif à une théorie du phlogistique bientôt caduque. Il observe en 1778 qu’une solution d’anhydride arsénieux (ou trioxyde d’arsenic) comprenant du zinc et de l’Aqua fortis(acide nitrique HNO3), produit un gaz aillé. Les empoisonnés à l’arsenic exhalant une forte odeur d’ail, il s’agit d’une découverte capitale. Néanmoins, sa réaction [As2O3 6 Zn + 12 + HNO3  AsH 23 + 6 Zn(NO3)2 3 H +2O] connaît peu d’échos chez les gens de l’art. La chimie allemande redouble alors d’efforts pour déceler les traces de poisons arséniés sur les cadavres. Samuel Hahnemann lui-même s’y emploie, estimant que Neumann, professeur de chimie à Berlin, a failli dans cette voie. Il publie ainsi à Leipzig en 1786Sur l’empoisonnement par l’Arsenic, son traitement et sa constatation au point de vue légal, livre de 276 pages peu ou prou oublié dans lequel il préconise une solution d’esprit de sel et de sulfure d’hydrogène pour observer un précipité jaune, l’orpiment. Acteur de santé publique avant la lettre, il demande en outre aux autorités de prohiber la vente sans formalité de « poudre contre la fièvre ». Faisant également figure de pionnier, Johann Metzger (1789-1852), obtient une poudre noire brillante par réduction de l’anhydride arsénieux avec du charbon de bois [2 As2O3+ 3 C3 CO2+ 4 As]. S’inspirant de ses travaux en 1806, Valentin Rose dit le Jeune (1762-1807), se fait quant à lui l’apôtre d’une méthode si sophistiquée qu’elle requiert une habilité propre à faire pâlir un chimiste contemporain. Qu’on en juge : si l’acide arsénieux n’a pu être décelé dans les matières suspectes, il faut couper l’estomac de la victime en morceaux, le faire bouillir dans de l’eau enrichie de potasse caustique, filtrer la préparation obtenue, la porter à ébullition avec de l’acide nitrique jusqu’à ce qu’elle soit d’un jaune claire, la filtrer de nouveau, y ajouter un carbonate alcalin, précipiter le tout avec de l’eau de chaux bouillante, rincer le précipité, le sécher, le porter à incandescence dans une petite cornue enduite de lut d’argile et de sable et enfin calciner le précipité d’arsénite avec une demi-partie d’acide boracique. Difficile de s’y retrouver,a fortiori quand un autre savant allemand, Max Roloff, prescrit exactement la méthode inverse : d’abord utiliser l’acide nitrique, puis seulement la potasse caustique ! En France, bien plus qu’un simple obstacle technique pour les laudateurs d’une science qui se                                                  10Des poisons des Borgia à la toxicologie.BIHAN M. Historia, 1975, n°348, pp. 2-6
 veut expurgée des scories du passé, l’impunité dont jouit l’empoisonneur résonne comme un défi pour la société positiviste elle-même, les assassins pouvant se mouvoir dans l’ombre des Lumières sans crainte d’être démasqués11. Insaisissable, doté d’un savoir dont l’origine immémoriale est le fait de petites gens, conjuguant pied de nez à la science et camouflet pour la justice, l’assassin tourne en ridicule les prétentions modernistes. Maris jaloux, parricides et comploteurs anonymes peuvent aisément acheter de la « poudre de succession » et on recense en moyenne 33 homicides à l’arsenic entre 1825 et 1850. L’empoisonnement est du reste un fléau de dimension européenne. Outre-Manche, le médecin écossais Robert Christison, auteur d’unTraité des poisons en 1829, déplore qu’on puisse acheter chez tout bon épicier des produits arséniés (bougies, papier au vert de Paris, pesticides ou teintures) moyennant quelques pences. Pour les seules années 1837 et 1838, le Royaume est ainsi endeuillé par 540 empoisonnements, dont 185 à l’arsenic. Quant aux annales judiciaires, elles font état de 239 procès liés à des substances vénéneuses entre 1839 et 1849. Chiffres impressionnants, certes, mais que Peter Bartrip de l’université d’Oxford accueille avec circonspection12. Comment pourraient-ils en effet rendre compte de l’ampleur d’un phénomène dont nombre de protagonistes invisibles échappent à la potence ? Qui plus est, le mot d’épidémie sied mal à une histoire jadis souterraine qui éclot simplement, scandée avec toujours plus de force sur l’agenda politique13. Toute à son orgueil, la science ne saurait demeurer en marge de cet élan sanitaro-judiciaire et un personnage haut en couleurs va jouer un rôle décisif dans l’émergence de la toxicologie. En 1826, le futur doyen de la Faculté de médecine de Paris, déclame cette profession de foi pour le moins ambitieuse :« Révolté du crime odieux de l’homicide, le chimiste perfectionne les procédés propres à constater l’empoisonnement, afin de mettre le forfait dans tout son jour, et d’éclairer le magistrat qui doit punir le coupable (…). Les traités de Toxicologie de Plenck et de Franck, publiés il y a déjà longtemps, ne sont plus au courant des connaissances actuelles, et ne peuvent être 
                                                 11 M. Justice et science au 19 BLOCHe ou la siècle difficile répression du crime d’empoisonnement. Recherches contemporaines, 1997, n°4, pp. 101-23 12 pennurth of arsenic for rat BARTRIP P. A « poison »:The Arsenic Act, 1851 and the prevention of secret poisoning.Medical History, 1992, n° pp. 36, 53-69 13 WATSON K. D. Medical and Chemical Expertise in English Trials for Criminal Poisoning, 1750-1914. Medical History, 2006, n°50, pp. 373-90  
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considérés que comme des esquisses très imparfaites de cette science importante14. » Si la surprise fait place à la perplexité face à l’éloquence d’un auteur qui entend renouveler de fond en comble une discipline scientifique en seulement 1400 pages in 8°, il faut se rendre à l’évidence : la toxicologie ne se résume alors qu’à deux petits livres dépourvus d’illustration et mal habillés de maroquin verdâtre. Qu’à cela ne tienne : Orfila entend être l’auxiliaire scientifique des tribunaux, louable intention qui suscite chez le lecteur ébaubi un enthousiasme vite tempéré par cette expérience décrite dans le second volume : « Un petit chien robuste a été pendu à dix heures du matin. Cinq minutes après, on a introduit dans le rectum un gros d’acide arsénieux sous la forme de poudre et de fragments. On l’a ouvert le lendemain matin. »    Bien qu’il aspire à étudier l’action des poisons « sur l’économie animale », le chimiste travaille sur un cadavre, matière par définition inerte, abiotique presque. Ce n’est donc pas la distribution ou le mode d’action du poison (que nous désignerions aujourd’hui sous les termes de toxicocinétique et toxicodynamique) qui aiguise son appétit, mais l’éventualité de trouver des indices propres à confondre l’assassin. A cela deux raisons : premièrement, une rumeur répandue chez les médecins des Lumières selon laquelle le corps d’un homme empoisonné par cette poudre arsenicale découverte par l’arabe Djàbir ibn Hayyàn au VIIIe siècle échappe à la putréfaction. Idée moins sotte qu’il n’y paraît au premier abord car pelletiers et taxidermistes travaillent avec des produits arséniés. Deuxièmement, l’apparition supposée de taches bleues sur le cadavre15. Pour un étudiant en toxicologie dont l’esprit est aujourd’hui mis à mal par l’équation d’Henderson-Hasselbach ou l’activation des cytochrome P-450 oxydases du réticulum endoplasmique lisse des hépatocytes, le traité d’Orfila apparaît comme une saine distraction. Exempts de tout concept aride, les deux volumes de 760 et 720 pages, n’en ont pas moins été diffusés, lus et discutés dans l’Europe entière. Le chapitre du tome premier consacré aux poisons arsenicaux ambitionne de traiter des arséniates page 449 et suivante, des sulfures d’arsenic jaune et rouge pages 450 à 456, de la « poudre de mouche » pages 456 et 457, des vapeurs arsenicales pages 457 et 458, sans omettre                                                  14 M. ORFILA,Traité des poisons tirés du règne minéral, végétal et animal ou Toxicologie générale considérée sous les rapports de la physiologie, de la pathologie et de la médecine légale Chez :. Paris Crochard, libraire-éditeur et chez Gabon et Cie, libraires, 1826, 321 p. 15 P. DARMONMédecins et assassins à la belle époque. La médicalisation du crime : éditions. Paris du Seuil, 1989, 330 p. 
 de mystérieux caustique arsenical du frère Cosme et poudre de Rousselot pages 458 et 459. Délicieux inventaire à la Prévert qui tient en dix feuillets alors que le moindreabstractde l’Agency for Toxic Subtances and Disease Registry donne aujourd’hui la nausée tant il est riche d’informations. Aux monographies d’Orfila succèdent des compte-rendus d’expériences dont celles de Joeger relatées dansDissertio inaugurantis de effectibus arsenici in varios organismos, etc., ouvrage paru en 1808 faisant état d’improbables manipulations sur des êtres vivants aussi variés qu’animalcules (sans autre précision), araignées (que la taxonomie de l’époque classe parmi les insectes), crustacés, vers, sangsues, mollusques (dont les limaçons), saumon, goujon et oiseaux. Etonnantscreening qui ne zoologique poursuit qu’un objectif somme toute binaire : démonter l’innocuité ou la toxicité de tel ou tel produit chimique. On serait du reste bien en peine d’extrapoler le moindre résultat d’une sangsue à l’homme tant les deux espèces diffèrent sur le plan biologique. La notion de dose, héritage lointain de Paracelse, n’est cependant pas oubliée. Orfila croit bon de citer Joeger en écrivant : « Lorsqu’on fait prendre à l’homme de très petites doses souvent réitérées d’acide arsénieux, on détermine les symptômes du tabès, l’anorexie, la langueur, la toux, la phtisie, le marasme, le dévoiement colliquatif, et quelque fois l’hydropisie. Les convulsions, les tremblemen[t]s, la paralysie et, dans certains cas, la desquamation de la peau, l’alopécie, l’apparition d’exanthèmes etc., sont en général les symptômes qui précèdent la mort. » La comparaison est la règle et tous les effets morbides sont rapprochés d’une maladie qu’on croit connaître (la phtisie, appelée aujourd’hui tuberculose pulmonaire, est en ces temps de révolution pré-pasteurienne le mal des femmes et des poètes, êtres sensibles en proie à la consomption de l’âme). Phtisie, marasme : si le poison rend malade, c’est qu’il donne une maladie. Conclusion erronée, mais qui répond aux exigences logiques d’une époque où l’on ignore que l’ingestion d’arsenic ne s’accompagne pas de signes pathognomoniques. Cette idée devait du reste jouer un rôle important lors du procès de Marie-Fortunée Capelle, accusée en 1840 d’avoir empoisonné son mari Charles Lafarge (il semble aujourd’hui établi qu’il a succombé à la typhoïde)16. Orfila note page 374 : Joeger croit« M. pouvoir conclure que l’acide arsénieux occasionne la mort en déterminant la lésion et la destruction de la contractilité ». On est assurément là en présence d’une hypothèse qui relève des théories mécanistes et
                                                 16 LEPINE P. Le cas Lafarge.Bulletin de l’académie nationale de médecine, 1979, n°163, pp. 239-43  
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fibrillaires dont Georges Vigarello a retracé la genèse17. Est ensuite fait mention des expériences sur le lapin et le chien décrites par Brodie en 1812 dans Philosophical Transactions: un lagomorphe est exposé à l’acide arsénieux tandis que son compagnon d’infortune est empoisonné à l’acide arsénique. On lit page 376 :« M. Brodie pense que l’inflammation de l’estomac et des intestins ne doit pas être considérée comme cause de la mort dans la plupart des cas d’empoisonnement par acide arsénieux. Ce poison porte son action sur le système nerveux et sur les organes de la circulation, et la mort est le résultat immédiat de la suspension des fonctions du cœur et du cerveau. » Sans doute s’agit-il là des pages les plus scientifiques du traité d’Orfila, au sens où nous l’entendons : on y pressent la notion d’organotoxicité, même si définir la mort comme « résultat immédiat de la suspension des fonctions du cœur et du cerveau » relève de la lapalissade. Passant sans s’arrêter sur les travaux du docteur Campbell, le chimiste est plus disert sur ceux de Smith, lequel estime« (…) que l’acide arsénieux exerce une action spéciale sur le cœur, et que la mort générale n’arrive que par l’interversion des mouvements de cet organe. » Arrive le récit de ses propres expériences : « A onze heures du matin, on appliqua 3 grains  d’acide arsénieux solide sur le tissu cellulaire de la partie interne de la cuisse d’un petit carlin (…). A onze heures du matin, on appliqua sur le tissu cellulaire du dos d’un chien faible, 4 grains d’acide arsénieux solide (…). La même expérience, répétée sur un autre petit chien, avec trois grains d’acide arsénieux solide fournit les mêmes résultats. Deux grains du même poison furent appliqués sur le tissu cellulaire de la partie interne de la cuisse d’un chien robuste. »  On l’aura noté : Orfila prend soin de mentionner l’heure, donnée sans aucune espèce d’importance, mais reste vague quant à la masse des animaux (dont on ignore jusqu’à l’âge). Les adjectifs « faible » et « robuste » trahissent sa vision de l’empoissonnement : ce n’est pas tant la dose ramenée au poids corporel des animaux qui importe, mais leur constitution. Quant au domaine des sciences médico-légales, inadaptation sociale et naïveté semblent à ses yeux déterminants, même s’il s’en défendra plus loin en écrivant page 431 :« Depuis trop long[-]temps les médecins s’obstinent à avoir recours aux forces de ce genre, lorsqu’elles n’entrent pour rien dans l’explication de certains phénomènes chimiques qu’ils cherchent à concevoir : c’est pour eux une très grande ressource et souvent un mot vide de sens. Il ne s’agit point ici de forces vitales ; l’opération est essentiellement du ressort de la chimie. »
                                                 17 G. VIGARELLOLe propre et le sale depuis le Moyen Age. Paris Points, 2004, 282 p. Points : Histoire 
 Première victime de sa litanie macabre, une jeune fille de 19 ans met fin à ses jours avec de l’acide arsénieux le 9 nivôse an 10, suivie par une demoiselle Membielle de huit ans son aînée qui se donne la mort avec de l’arsenic le 22 avril 1826, tandis qu’un homme de 45 ans environ passe de vie à trépas selon le mêmemodus operandi le 2 juillet 1821. Cas pour le moins improbable et qui prêterait à rire si ce n’était ses funestes conséquences (un mort), la tentative d’assassinat perpétrée le 29 juillet 1822 contre les citoyens Macé et Goval, écrivains publics tout heureux de constater qu’une âme charitable leur a fait don de cervelas et de pain et n’ont pas résisté à l’appel du ventre ! Viennent enfin deux « cas limites » entre accident domestique et empoissonnement : une femme de chambre est prise de convulsions après s’être frictionné la tête avec une lotion pédiculicide arséniée le 5 thermidor an IV tandis qu’un homme souffrant d’un ulcère « situé au pourtour de l’une des malléoles », décède au bout de seize jours, victime d’un guérisseur l’ayant oint d’acide arsénieux. On meurt donc parce qu’on l’a voulu, que l’Etat ne réglemente pas suffisamment les usages de l’arsenic dans le commerce et l’industrie ou qu’on est la proie des malfaisants. Chimiste et médecin de profession, Orfila n’en tire pourtant aucune conclusion sociétale : rien n’indique dans son traité que les pouvoirs publics doivent faire preuve de plus de vigilance. Il n’a que faire de la prévention. C’est la répression seule qu’il vise et ce pour une raison évidente : elle permet aux ambitieux de se faire un nom dans les prétoires bien plus commodément qu’en écrivant quelque obscure pamphlet sur les carences de l’Etat. Tout son être aspire à devenir le bras d’une justice qui ne saurait trembler. Il note pages 401 à 403 : 2 août 1824,« Le M. le procureur du Roi de Saint-Brieuc ordonne l’exhumation du cadavre d’un individu âgé de trente-huit ans, que l’on soupçonnait avoir péri empoisonné quarante-quatre jours auparavant. L’extrémité inférieure de l’œsophage, la membrane muqueuse de l’estomac et du duodénum sont enflammés. On trouve dans le canal digestif une multitude de grains blanchâtres, que l’un des rapporteurs désignés pour analyser les matières croit être de l’acide arsénieux altéré par une matière animale : voici comment il s’exprime dans son rapport : « L’estomac et le  duodénum sont parsemés d’une substance grenue non adhérente excepté vers le pylore : cette substance, d’une couleur blanche, friable, appartient au règne minéral,d’après sa pesanteur ; elle n’a pas présenté tous les caractères de l’oxyde d’arsenic : néanmoins je pense que son long séjour dans l’estomac l’a animalisée au point de masquer en partie sa nature, et en la brûlant cru sentir j’aià travers l’odeur d’une substance animale en combustion, celle d’oxyde d’arsenic, mais ne m’en fiant point à mes propres lumières, je suis d’avis de faire cesser aux grands maîtres de l’art habitués à ces sortes d’examens toutes les pièces, afin  
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d’éclaircir mes doutes avant de prononcer sur une matière d’une si haute importance. » Un second rapport est alors adressé au ministère public, lequel demande des analyses complémentaires. Estomac et tissus sont envoyés à Paris où Orfila, « grand maître de l’art », est sollicité par le procureur du roi à Saint-Brieuc. Absent de la capitale, il se voir ravir les honneurs par Vauquelin et Jean-Pierre Barruel, directeur du laboratoire de chimie de l’Ecole de médecine de Paris. Leurs analyses étant négatives, Orfila, venimeux, écrit avec un art consommé du sous-entendu :« La matière contenue dans le petit flacon, disent ces chimistes, avait une couleur blanche-jaunâtre, une forme de grains arrondis parmi lesquels il y en avait de demi-sphériques ; ces grains n’avaient point de dureté et s’écrasaient facilement entre les doigts sans produire de bruit ; ainsi écrasés, ils étaient doux au toucher comme du savon ; ils n’avaient point de saveur sensible ; mis sur un fer chaud, ils exhalent une vapeur blanche dont l’odeur est semblable à celle des matières animales mêlées de graisse ; ils se fondent, se boursouflent, noircissent et laissent une matière charbonneuse légère, d’où il ne se dégage aucune trace d’odeur arsenicale. L’alcool n’a aucune action sur cette matière ; mais l’eau bouillante la dissout en grande partie ; la dissolution est légèrement laiteuse, et n’éprouve aucune altération de la part de l’acide hydro-sulfurique. L’acide nitrique chaud opère la dissolution de cette matière granuleuse, et prend une couleur jaunâtre qui devient d’un rouge orange foncé par l’addition d’un alcali. » Avec force insinuations nauséeuses, Orfila alimente le doute sur les compétences de Vauquelin et Barruel, rappelant que le 7 septembre 1824 les sieurs Marye et Divergie mandés par le procureur du roi pour l’autopsie de Julien Danguy ont établi sans peine que le malheureux était mort après 48 heures de maladie (sic) en succombant à un empoisonnement à la…coloquinte ! De même, page 405 :« Nous devons examiner les divers procédés à l’aide desquels l’expert peut prononcer affirmativement que l’empoisonnement a eu lieu par l’acide arsénieux. » Suit un cours magistral à l’adresse de Vauquelin et Barruel :« L’individu est vivant ; on peut se procurer les restes du poison »; est« L’individu vivant ; tout le poison a été avalé ; on peut agir sur la matière des vomissements »;« L’individu est vivant ; tout le poison a été avalé ; on ne peut pas agir sur les vomissements »et enfin« L’individu est mort ». Quatre paragraphes donc, où il se fait le chantre de la dissolution d’« un demi-grain dans une demi-once d’eau distillée » portée à 100°, de l’utilisation d’acide hydro-sulfurique, de sulfate de cuivre ammoniacal, de nitrate d’argent, d’eau saturée de chaux, de potasse, voire de chlore concentré. Imbu de sa personne et ne nourrissant que morgue vis-à-vis de ses pairs d’Outre-Rhin, il écrit ensuite : Rose, Roloff, Fischer, Rapp« Hahnemann,
 et quelques autres médecins (sic) ont tour[-]à[-]tour proposé des méthodes propres à faire découvrir l’acide arsénieux dans le canal digestif (…). », méthodes qu’il juge bien entendu obsolètes, consentant du bout des lèvres à leur trouver quelque intérêt. Par contre, c’est un tout autre ton qu’il emploie pour évoquer les travaux d’un certain docteur Renault de Montpellier, médecin de second rang qui ne risque pas de lui porter ombrage et a semble-t-il mené des expériences sur des chiens les 2, 14 et 24 février 1811. Il faut dire que l’homme de l’art, habité d’une audace folle, n’a pas hésité à donner de sa personne en avalant 5 grains d’acide arsénieux en poudre le 16 février 1813 ! Orfila pérore et construit sa légende quand la chimie allemande expérimente à tous crins. Vieille dame capricieuse, l’Histoire va pourtant jeter son dévolu…sur un anglais. Appelé à la barre en 1832 lors du procès d’un certain John Bodle soupçonné de l’empoisonnement de son grand-père avec du café arsénié, James Marsh (1794-1846) entend démontrer la culpabilité du prévenu grâce au test d’Hahnemann (acide chlorhydrique et sulfure d’hydrogène). Las, s’il obtient de l’orpiment, le composé n’est pas stable et la cour prononce l’acquittement. Contrarié, il cherche alors une méthode qui ne puisse souffrir aucune discussion, met au point l’appareil qui porte aujourd’hui son nom et en fait une première description dansThe Edinburgh Philosophical Journalen 183618. Chimiste des arsenaux royaux de Woolwich, assistant de Michael Faraday à la Royal Military Academy depuis sept ans, il est moins un chercheur qu’un utilisateur de la chimie. Peut-être faut-il voir là son souci de simplifier à l’extrême la détection d’arsenic dans le corps humain ? Toujours est-il que son procédé, très facile à comprendre, se décompose en quatre étapes. Fait nouveau, la première consiste à prélever des phanères (cheveux, ongles…) sur la supposée victime d’empoisonnement : désormais, on peut estimer la quantité d’arsenic du vivant des personnes et il n’est plus nécessaire de recourir à des exérèses sur les cadavres. Le docteur Clermont écrit : appareil se« Cet compose principalement comme on le voit : d’un flacon à deux tubulures, analogue à celui dont on se sert communément dans les laboratoires pour la production du gaz d’hydrogène. Par l’une des tubulures, descend jusqu’au fond du flacon un tube droit terminé par un entonnoir qui sert à introduire d’abord l’acide sulfurique nécessaire, plus tard le liquide suspect ; par l’autre passe un tube coudé à angle droit qui s’engage dans un cylindre long d’environ 30 cent., également en verre et rempli d’amiante. Un autre tube en verre peu fusible et                                                  18 J. Account of a method of separating MARSH small quantities of arsenic from substances with which it may be mixed. The Edinburgh Philosophical Journal, 1836, n°21, pp. 229-36  
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présentant des renflements en divers points se trouve adapté à l’autre extrémité du cylindre qui contient l’amiante (…). L’appareil étant ainsi disp osé, on introduit d’abord dans le flacon à deux tubulures quelques copeaux de zinc, de l’eau, de l’acide sulfurique pendant que l’on chauffe le tube de verre peu fusible à la température nécessaire. On verse le liquide suspect par l’entonnoir du tube droit et si la solution ainsi introduite contient de l’arsenic, ce corps, après avoir formé avec l’hydrogène un composé gazeux qui se dégage par le cylindre à amiante, se décompose à son tour dans le tube chauffé et vient alors se décomposer plus loin sous forme d’anneaux d’arsenic métallique dont il est ensuite facile de déterminer la nature. C’est là un moyen d’isoler l’arsenic ; on peut encore mettre le feu au gaz qui sort de l’appareil et, si l’on approche une soucoupe en porcelaine refroidie, il est possible d’obtenir également des taches arsenicales. Une autre manière consiste à recourber le tube à dégagement dont on fait plonger l’extrémité dans une solution de nitrate d’argent où se condensent les dernières portions d’arsenic. Les caractères des anneaux et des taches d’arsenic sont assez faciles à déterminer : miroitantes, brillantes, volatiles, ces taches disparaissent ou se déplacent facilement par la chaleur. Solubles dans l’hypochlorite de soude, elles donnent enfin par l’acide azotique et la chaleur une trace blanche d’acide arsénique qui fournit elle-même à froid par l’ammoniaque et l’azote d’argent la coloration rouge brique de l’arséniate d’argent. – Les signes précédents suffisent pour caractériser l’arsenic de la manière la plus nette, mais il est nécessaire de se prémunir contre certaines causes d’erreur qui pourraient amener l’expert à des conclusions plus fâcheuses. Le zinc et l’acide sulfurique, dont il est fait usage, contiennent-ils de l’arsenic en quantité notable, on conçoit que l’appareil de Marsh puisse, dans ce cas, donner des signes de l’existence de ce corps, sans qu’il y ait lieu cependant de songer à une intoxication arsenicale. L’erreur est possible, en réalité, mais il est facile de l’éviter en se servant de réactifs contrôlés et vérifiés surtout par une analyse en blanc. Blondot a signalé l’erreur inverse qui proviendrait de l’existence de quantité notable d’acide azotique dans les matières suspectes (on se sert, en effet, de cet acide pour détruire les substances organiques) et de l’emploi de réactifs parfaitement purs ; mais ne suffit-il pas d’être prévenu du fait pour éviter toute erreur ? L’expert qui a constaté par les procédés chimiques indiqués plus haut l’existence de l’arsenic à l’intérieur d’un cadavre est obligé bien souvent de combattre certaines erreurs d’interprétation que la défense manque rarement d’invoquer : l’arsenic ne provient-il pas d’une médication ? ne provient-il pas du terrain du cimetière où a été faite l’inhumation ? n’a-t-il pas été introduit post mortem au moyen d’une injection ? (…)19» .                                                  19 in Arsenic », « CLERMONT.La Grande encyclopédie. Inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts par une société de savants et de
 Questions ô combien judicieuses, n’en déplaise au docteur Clermont, tant il est vrai qu’elles empoisonneront les débats lors de procès aussi illustres que celui de « l’empoisonneuse de Loudun » Marie Besnard au XXe siècle : si la science dispose d’un outil fiable face aux assassins, il est, hélas, d’autres poisons infiniment plus pernicieux que l’arsenic pour s’opposer à la vérité. En octobre 1838, les hommes de l’art qui se pressent dans l’hémicycle de l’Académie de médecine de Paris viennent assister à un exposé d’Orfila sur l’arsenic. Or, l’allocution est pour le moins curieuse : brouillant les cartes, le chimiste affirme avec aplomb qu’on en trouve à l’état naturel dans les os humains ! Surprenante découverte qui semble néanmoins importante puisque le docteur Couerbe avec qui il avait effectué ses recherches lui en dispute la paternité, jetant le premier anathème sur un homme dont la carrière devait être jalonnée de controverses20. La pseudo-révélation est d’autant plus paradoxale qu’Orfila s’évertue à traquer l’élément pnictogène dans les tissus de présumées victimes depuis des années déjà. Occasion lui est d’ailleurs donnée d’exercer ses talents quelques mois plus tard. Le 22 décembre, un dénommé Nicolas Mercier décède. Pour l’opinion publique, le doute n’est pas permis : c’est un infanticide. Les premiers experts estimant le cadavre vierge de toute trace d’arsenic, il est fait appel à Orfila, qui décèle du poison dans le foie du défunt grâce au dispositif de Marsh. La défense sollicite alors un médecin italien, le docteur Francesco Rognetta (1800-1857), bientôt assisté du chimiste François-Vincent Raspail. Tous deux récusent la méthode de leur confrère, mais la science seule ne peut expliquer la virulence des débats. Le souvenir des Trois Glorieuses hante encore les esprits et les audiences sont ponctuées d’échanges d’autant plus vifs qu’Orfila, jadis acquis au pouvoir fleurdelisé, est devenu proche de la monarchie censitaire tandis que Raspail est notoirement républicain. La biographie des deux savants est en tout point antinomique : le premier, souvent loué par ses pairs, est aussi honni pour ses intrigues de Palais. Devenu homme de confiance des orléanistes, il semble qu’il ait habilement profité des ordonnances royales du 21 novembre 1822 et du 2 février 1823 portant suppression de la Faculté et révocation de son maître Nicolas Vauquelin, pour faire main basse sur la chaire de chimie médicale tout en mettant au pas les étudiants par trop enclins à railler la couronne. Du reste, la rue ne cesse de moquer la fatuité et l’arrogance de ce professeur portant beau                                                                                 gens de lettres. Paris : H. Lamirault, 1885, pp. 1137-38 20 COUERBE J.-P. Accusation de plagiat portée contre M. Orfila.Gazette des hôpitaux, 1839, n° 149, p. 59  
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et côté en cour. En attestent ses vers acrimonieux écrits par un certain François Fabre :« J’aime l’Ecole, et j’avoue ma honte,/Quelque pédant que soit un professeur,/Fut-ce un Scapin, un Tartufe, un Géronte,/Fut-ce Adelon, formaliste assesseur,/Dès qu’en long plis sur son dos se dessine/La souquenille à revers éclatant,/Dès qu’une toque aplatie en bassine/Revêt son chef que la fierté distend,/J’en deviens fou…Malheur à qui peut rire/Quand un doyen, troublé dans ses repas,/Heurte en tremblant la poignante satire/Dont Némésis enchevêtre ses pas21. » Son ascension n’en est pas moins fulgurante : création de laSociété de chimie médicale en 1824,lancement desAnnales d’hygiène publique et de médecine légaleen 1829, nomination à la tête de la Faculté de médecine de Paris le 1er mai 1831 moins d’un an après le couronnement de Louis-Philippe Ier. Quant à son rival Raspail, il fait figure de trublion et sa carrière est on ne peut plus chaotique. Membre de la Charbonnerie, société secrète fondée dans les années vingt par l’ancien député aux Cinq-Cents Briot, il s’oppose farouchement à la royauté, fusse t-elle réformée22. Blessé sur les barricades érigées à Paris les 27, 28 et 29 juillet 1830, président de la Société des amis du peuple, comparaissant avec Blanqui devant la Cour d’assises de la Seine du 10 au 12 janvier 1832, il est condamné à quinze mois de réclusion et 500 francs d’amende pour offense au roi. Ces déboires ne sauraient entamer ses convictions. Mieux : elles les nourrissent. Il joue ainsi un rôle éminent au sein de l’Association de défense de la liberté de la presse patriote et de la liberté individuelle avant de créer le 9 octobre 1834, quelque temps après sa levée d’écrou, un journal d’opinion baptiséLe Réformateurqui sera maintes fois poursuivi par les tribunaux avant de mettre la clef sous la porte l’année suivante. Agitateur politique, tribun du peuple, Raspail est aussi un réformateur es-sciences : en atteste son Nouveau système de chimie organique fondé sur des méthodes nouvelles d’observation23Visionnaire en . toxicologie, il devait même écrire des années plus tard unAvis essentiel sur le plombage des dents mettant en garde contre les amalgames mercuriels dans un ouvrage pouvant sans conteste être défini comme un précis de santé à usage du grand public24 .                                                  21 FABRE F.L’Orfilaïde ou le siège de l’Ecole de médecine. Poème en trois chants avec une préface et un épilogue en vers par le Phocéen chez. Paris : l’auteur, 1836, 62 p. 22 LAMBERT P.-A.La Charbonnerie française 1821-1823. Du secret en politique : Presses. Lyon 2u3. -VAISPF.L atisrevin,Lyon de iresARN1o9u9v5e,a1u44s yp.s tème de chimie  organique fondé sur des méthodes nouvelles d’observation. Paris : Baillière, 1833, 576 p. 24 RASPAIL F.-V.Manuel Annuaire de la Santé pour 1853 ou Médecine et Pharmacie domestiques, contenant tous les renseignements théoriques et pratiques pour savoir préparer et employer soi-même
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