LA BOMBE SÉMANTIQUE
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Les mouvements artistiques des débuts du XXe siècle ont détourné le lien entre signifiant et signifié. Les régimes totalitaires des années suivantes ont détourné le lien ente langage et signification. L'explosion de la bombe atomique en 1945 a détourné le lien entre matière et énergie. Isou, après l'explosion de la bombe sémantique, recueille les morceaux. Refusant l'abolition du sens il va tenter, messie auto-proclamé, de reconstruire à partir de la lettre.

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Publié le 16 mars 2019
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Langue Français

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LA BOMBE SÉMANTIQUE
Guy MARUANI Le système nerveux humain est un appareil à produire du sens. De même que nous ne pouvons pas ne pas communiquer nous ne pouvons pas ne pas attribuer une signification à ce que nous percevons et à nos actions, sur le plan cognitif comme sur le plan émotionnel d’ailleurs. Mais cette production de sens ne survient pas au hasard. Le cerveau doit apprendre à se servir de lui‐même. Cet apprentissage est largement épigénétique, c’est‐à‐dire que nous disposons de logiciels internes, fournis, qui doivent être mis en route par l’environnement à certaines périodes précises pour être acquis. Aussi c’est la culture qui détermine la façon dont les modules neuronaux cérébraux vont s’organiser, on définira ainsi des stratégies neuro‐ culturelles. Le cerveau ne produit pas la pensée, il la capte en quelque sorte. La pensée est une propriété de l’espèce humaine, pas l’aptitude de chacun d’entre nous. Évidemment, tout cela est d’une énorme complexité et ce que je vais vous dire ne s’approche sans doute que d’une infime partie des choses. Je prétends toutefois que le modernisme, de la fin du XIXème siècle à la moitié du XXème siècle, du phonographe à l’ordinateur, a été un processus conjoint et progressif qui a atteint la possibilité même de construire du sens telle que l’Occident l’avait définie et perfectionnée jusque là à l’aide de stratégies neuro‐culturelles que je détaillerai. C’est ce processus que j’intitule la bombe sémantique.
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Vous l’avez observé bien sûr dans les arts plastiques où le XXème siècle a fait exploser la notion même de représentation. Simultanément la science a mis fin au dogme de l’atome insécable, avant que la bombe atomique ne fasse exploser le lien entre matière et énergie ; la biologie a découplé le lien entre vie et reproduction ; en économie la valeur d ‘échange a peu à peu supplanté la valeur d’usage et dans les mœurs vous savez bien que l’Œdipe prétendu insécable a lui‐même aussi explosé. La bombe sémantique pour autant n ‘a pas fait exploser le sens (puisque la quête de sens est consubstantielle au fonctionnement du système nerveux) mais la manière de le fabriquer. Et le lettrisme alors ? En installant la lettre au centre de leur tentative de bouleversement de tous les domaines de l’art et de la culture Isidore Isou et les siens avaient le sentiment de faire œuvre nouvelle . Or la lettre a une histoire et une fonction. La lettre, pour le linguiste, c’est l’alphabet, c’est un élément dans une combinatoire et déjà l’on peut dire qu’à l’époque où Isou surgit une bonne partie du monde échappe encore à la mentalité alphabétique. Par exemple les Chinois qui utilisent des idéogrammes et non l’alphabet. Pour remédier à ce manque Isou parlera d’hypergraphie en proposant d’intégrer à son pseudo‐alphabet lettriste des idéogrammes et des signes tirés d’autres écritures que l’alphabet romain. Mais ce faisant il confond des mécanismes distincts d’émergence du sens. En Chine le sens se constitue différemment, comme la cristallisation d’une constante dérive de multiples facteurs. C’est comme
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le climat, ça change tout le temps. Voyez leYi‐Kingla et divination par la combustion d’écailles de tortue, le ressort du sens y est l’analogie. En revanche dans l’orbe occidental alphabétique le ressort est symbolique. La linguistique générale de Saussure et de ses élèves genevois en a élaboré la formule (au moment même où elle commençait d’être attaquée). Le sens naît de l’union d’un signifiant et d’un signifié qui se déplace sur un axe d’association / syntagmatique et sur un axe d’exclusion‐inclusion / paradigmatique. Comment en est‐ on arrivé là, à ce qu’il faut bien appeler une articulation cruciforme ? Premier temps,naissance de l’alphabetsémitique Entre les aires et les ères cunéiformes et hiéroglyphiques, entre le cunéiforme système de gestion à l’origine et le hiéroglyphique système de magie à l’origine, apparaît un système d’écriture et de lecture fait de petits dessins qui perdent leur qualité de dessins pour devenir des signes en tournant de quatre‐vingt‐dix degrés ( V. Flusser , 1986). Beth (une maison) devient la lettre B, Guimel (un dromadaire) devient la lettre G, Daleth (une porte) devient la lettre D et ainsi de suite, on est passé du visuel à l’aural, (oral / auditif), de l’œil à l’oreille, 90 degrés. L’arbitraire du signe devient la transcendance du signe. Plus besoin d’être un scribe connaissant tout le catalogue des signes, il suffit d’avoir appris la valeur sonore des lettres pour pouvoir lire. Mais comme il n’y a pas de voyelles, chaque lecteur pourrait vocaliser à sa façon ; il doit choisir le mot sur l’axe paradigmatique, interpréter, il faut donc se rattacher à une tradition et insuffler de l’humain, l’écriture est invocation et spiritualité.
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Deuxième temps,invention des voyellespar les Grecs. Ils reprennent l’alphabet sémitique et attribuent une valeur vocalique à certaines lettres. Après avoir écrit de droite à gauche et de gauche à droite en changeant de direction à chaque ligne(boustrophedon)sans ponctuation –prédominance de l’axe syntagmatique‐, les Grecs écrivent de gauche à droite ce qui, dans un monde de droitiers, fait l’économie d’un renvoi du texte d’un hémisphère cérébral à l’autre. Dès lors il y a identité du message écrit et du message lu par n’importe quel lecteur, le texte existe en dehors de la présence d’un sujet, l’écriture est objectivité, le visuel a repris l’avantage (De Kerckhove, 1990), au point que le monde grec va inventer la monnaie, c’est‐à‐dire des petites images qui circulent (B. Jurdant, 1986). C’est aussi le monde de la philosophie, de l’esthétique, du gymnase, du théâtre, et de l’ébauche de la démocratie. Il y a ouverture d’un espace privé dans la conscience du sujet tandis qu’il y a stabilité des textes au dehors de lui. La rencontre de ces deux stratégies neuro‐culturelles, la juive et la grecque, va être conflictuelle. À vrai dire nous ne pouvons en avoir une idée claire puisque nous utilisons encore, pour penser, le fruit de leur synthèse géniale telle que l’a fondée le christianisme. En clouant un juif sur la croix c’est la chair et l’esprit, le corps et l’âme, le signifiant et le signifié, le syntagme (du Père au Fils) et le paradigme (le Saint‐Esprit) qui sont indissociablement unis (D. Kamper, 1988). Du moins pour la vingtaine de siècles où le sens apparaît comme forcément incarné. Cette articulation sémantique va bénéficier au fil du temps d’améliorations techniques si je puis dire. Le remplacement duvolumen, le rouleau, par lecodex, le livre ; l’invention et la généralisation de la lecture
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silencieuse ; et finalement l’imprimerie qui en introduisant à un monde où des objets sont fabriqués en série, tous identiques entre eux, va être la préforme de l’industrie. La technique, l’usage de l’outil, ne modifie pas le monde mais notre appréhension du monde : par exemple un gant permet de passer du « trop chaud » au « très chaud » (ou du « trop froid » à « très froid »). Je me souviens d’un article qui soulignait que Nietzsche est le premier philosophe qui utilisait une machine à écrire (Stingelin, 1988). Cependant durant toute la période pré‐moderne il y a concordance du sens entre ce qui est vu, ce qui est entendu et ce qui est lu. Et puis la photographie, le téléphone, le cinéma, mettent à mal cette liaison. En même temps la psychologie ‐et singulièrement la psychanalyse‐ dévaluent la croyance dans le primat de la conscience. Si l’homme est essentiellement fait d’inconscient, les procédés du rêve sont aussi légitimes que ceux de la raison. Le démontage de l’articulation sémantique cruciforme va résulter de ces deux effets : les innovations technologiques, la création artistique. Un mot rapide de la peinture. Vous savez mieux que moi les apports de Picasso, de Duchamp, de l’abstraction et du surréalisme. Je vous renvoie au superbe ouvrage d’Isou de 1973, « De l’impressionnisme au lettrisme » qui explique et montre « l’évolution des moyens de réalisation de la peinture moderne » et surtout la modification radicale du statut de l’objet visuel. À noter qu’Isou ne cite pas Paul Klee, pourtant précurseur de la peinture lettriste à certains égards.
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En musique le dodécaphonisme sériel et la musique concrète empruntent le même chemin sans toutefois obtenir le même écho. C’est surtout en littérature que la bombe sémantique va se manifester. Et c’est normal puisque si, comme le prétend Sigmund Freud, « le langage est ce qui sert à la pensée pour devenir consciente », c’est le langage qui va subir l’attaque, en commençant par sa forme écrite. Il y a eu les prémisses en France avec Jean‐Pierre Brisset et Raymond Roussel mais c’est James Joyce avecFinnegan’s wakequi va porter le coup décisif, et pour cause, à l’articulation sémantique cruciforme. Expert en culture grecque (c.f. Dédale et Ulysse), ayant déjà fait d’Ulysse un juif (Leopold Bloom), James Joyce va tenter dansFinnegan’s wakede réparer le traumatisme provoqué par l’intrusion du judéo‐ christianisme dans l’Occident païen avec ses corollaires, le sentiment de culpabilité et la logique de l’interprétation. Il effectue le contraire de toute interprétation, une condensation forcée de matière littéraire jusqu’au trou noir. Dans cette intention il se réfère souvent au sanscrit et aux langues dites indo‐européennes puis comprend qu’il finit par tout détruire, par faire exploser non seulement la signification mais la possibilité même de signification. Il annoncel’abnihilisationet la désacralisation du corps cropsetous, pour :Here Comes Everybody la victoire de Shaun / shown / schoen The PostmansurShem The Penman démontre la prédominance du médium sur le message et l’élision du seul terme sémitique, Shem, le Nom, c’est‐à‐ dire le Nom du Dieu du monothéisme, le signifiant‐clé ineffable qui ordonne tous les autres. Vous allez me dire que personne ne litFinnegan’s wake.Ouais, peut‐être. Je signale toutefois que pour le centenaire duBloomsday,le 16 juin 2004, il y avait foule à Dublin et
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que des milliers d’universitaires venus du monde entier y ont présenté leurs communications lors d’un colloque mémorable…Mais surtout les procédés que Joyce emploie dansFinnegan’s wake(qui sont ceux du rêve, du processus primaire selon les psychanalystes), à savoir les jeux de mots, les mots‐valises, la métaphore, la métonymie, la figurabilité, l’élision, l’acrostiche, sont devenus pain quotidien dans la publicité qui s’en sert en permanence et partout. Ce faisant elle contribue, parallèlement à toutes les technologies de la dématérialisation qui nous entourent aujourd’hui, à effondrer la barrière entre pré‐ conscient et conscient et à détacher le verbe de la chair. Un autre avatar de Joyce est John Lennon, évoquant Paul Mc Cartney sonbeyond compèreou instillant le LSD dansLucy in theSky withDiamonds, et d’ailleurs les Beatles auront été conformes à la poésie lettriste qu’Isou appelait de ses vœux puisqu’ au sommet de leur succès mondial bien peu de leurs fans comprenaient l’anglais et leur anglais. C’était donc bien un succès phonématique qui comme le souhaitait Isou « oubliait la coagulation première qui était le mot avec son sens précis ». Car en se proclamant tout d’abord poète Isou privilégiait plus le phonème que la lettre – ce qu’il changera par la suite avec la métagraphie et l’hypergraphie. Certes il ne savait pas que la prosodie est le premier élément langagier qu’apprend le nourrisson, il ne savait pas qu’une comptine japonaise chantée depuis des lustres est retenue beaucoup plus vite par quelqu’un qui ne parle pas le japonais qu’un pseudo‐texte respectant la fréquence des sons du japonais mais ne signifiant rien, mais il visait au fond la re‐création d’une langue universelle, il voulait retrouver la langue du
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paradis terrestre avant l’éviction, la langue de Babel avant la chute de la tour. Juif roumain survivant réchappé du fascisme et du nazisme il a immigré dans la langue française et se l’approprie au point de la faire exploser, utilisant à son insu le détonateur de la bombe sémantique que lui propose l’époque. Juif non religieux il se sent néanmoins relié à la plus ancienne tradition qui a survécu une fois de plus à la persécution. Il a de fait reçu une forme spécifique de la mémoire qui enseigne que le passé est toujours présent et que le Messie peut survenir à n’importe quel moment. Dès lors pour lui être d’avant‐garde n’est pas une rupture mais un aboutissement. C’est pourquoi à chaque fois qu’il investit un domaine différent de l’art ou du savoir il brise les idoles (ceux qu’il nomme producteurs), met en exergue les vrais créateurs et s’efforce de reconstruire un art ou un savoir nouveau. Vaste programme et vœu pieux la plupart du temps. Isou tombe facilement dans le nominalisme, recherche la respectabilité de la science occidentale en forgeant des néologismes héllènisant (du type hyperkartiotéma). En revanche il devient lui‐même novateur lorsqu’il invente des syntagmes, des paralogismes comme « la société paradisiaque » ou « le soulèvement de la jeunesse ». Le lettrisme est ainsi à la charnière du clivage entre signifiant et signifié qui s’observe dans les divers domaines. Avec parfois des résultats avérés comme au cinéma avec le « Traité de bave et d’éternité » de Lemaître et Isou en 1951 et son montage « discrépant » entre son et image. Mais trop souvent il s’agit d’un programme totalitaire de prophéties jamais réalisées…sauf par d’autres. Ainsi selon moi Basquiat est le plus grand peintre
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lettriste même s’il s’est ignoré comme tel et Hergé est plus métagraphique qu’Isou. En s’affirmant toujours à la fois celui qui accomplit et celui qui théorise/terrorise, Isou comme André Breton, s’est retrouvé dans la posture de celui qui veut descendre de vélo pour se regarder pédaler. Dès lors il n’est plus un penseur mais une métaphore, la métaphore du quêteur de sens après l’explosion de la bombe sémantique. Isidore Isou s’est voulu à la fois Jésus et Paul, le praticien et le théoricien,Shem the penmanetShaun the postmanpour reprendre James Joyce, le véritable instigateur de la bombe sémantique dont Isidore Isou a recueilli et organisé les éclats. Isou espérait atteindre l’immortalité concrète, il a au moins mérité l’immortalité culturelle, ‐je le cite‐ « avançant vers la société édénique du cosmos ». Références DEBRAY Régis Dieu, un itinéraire, Odile Jacob, Paris, 2001 De KERCKHOVE Derrick, La civilisation vidéo‐chrétienne,préface de G. Maruani, Retz A.A.B., Paris, 1990. FLUSSER Vilém L’impact du techno‐imaginaire, communic. EASST IVth meeting, Strasbourg 1986,(abstracts and notes) , c.f.Die Schrift. Hat Schreiben Zukunft ?ImmatrixVerlag, Göttigen, 1987. ISOU Isidore De l’impressionnisme au lettrisme, Le monde des grands musées n°3, Filipacchi, Paris, 1973.
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ISOU Isidore La créativité,Génitif ,6, 1985, pp. 21‐24 . JURDANT Baudoin
Écriture, monnaie et connaissance, Génitif,7, 1986, pp. 3‐27.
KAMPER Dietmar Poesie, Prosa, Klartext. Von der Kommunion der Körper zur Kommunikation der Maschinen, inMaterialität derKommunikation,GUMBRECHT H.U. & PFEIFFER L. (Ed.), Frankfurt am Main, Suhrkamp , 1988, pp. 43‐50. STINGELIN Martin Kugeläusseungen. Nietzsches Spiel auf der Schreibmaschine, in Materialität derKommunikation,PFEIFFERGUMBRECHT H.U. & L.pp. 326‐341., 1988, (Ed.), Frankfurt am Main, Suhrkamp Resumé "La bombe sémantique" .Dr. Guy Maruani, psychiatre, psychanalyste Les mouvements artistiques des débuts du XXe siècle ont détourné le lien entre signifiant et signifié. Les régimes totalitaires des années suivantes ont détourné le lien ente langage et signification. L'explosion de la bombe atomique en 1945 a détourné le lien entre matière et énergie.Isou, après l'explosion de labombe sémantique, recueille les morceaux. Refusant l'abolition du sens il va tenter, juif messianique, de reconstruire à partir de la lettre.
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