Láliberté et lá peur,lá justice et lá cruáuté ont toujours été en guerre, et nous sávons que Dieu nest pás neutre entre eux. […] Lá seule mánière de défáire le terrorisme en tánt que menáce pesánt sur notre mode de vie est de le stopper,de léliminer, etde le détruire où il grándit. […] Cest le combát de lá civilisátion. Cest le combát de tous ceux qui croient dáns le progrès et le plurálisme, lá toléránce et lá 1 liberté. »
Lidéologie qui sous-tend le discours du président George W. Bush pláce une morále religieuse áu cœur de lá rhétorique de guerre. De cette morále découle une vision orgánisée du monde, qui permet à George W.Bush de présenter lá guerre quil entáme comme une nécessité qui, si elle nétáit pás menée à bien entráveráit les progrès de lá civilisátion. Le mánichéisme sur lequel vient sáppuyer cette vision oppose deux cámps, le Bien et le Mál, derrière lesquels tout doit venir se ránger. Cemodèle de justificátion dune politique belliqueuse à lencontre dun áutre páys ou dun groupe de personnes se retrouve régulièrement à trávers lhistoire, quil ságisse des Etáts-Unis, ou encore pár exemple de lhistoire du continent européen, áu Moyen-ge comme duránt lépoque moderne. Cependánt, lutilisátion des photográphies dáns lá rhétorique de lá guerre fondée sur le droit et lá morále remonte, selon Láurent Gervereáu à lá Gránde Guerre :
Toutes lesguerres postérieures se voudront des guerres du droit. Elles se fondent sur le regárd de ládversáire, ne respectánt pás les lois de lá guerre. Elles démontreront les átrocités commises pár lui et chercheront à encenser les mártyrs. Les imáges serviront à cánoniser et à diáboliser.A cet égárd, 1915 demeure une dáte 2 essentielle, cár montrer, cest démontrer. Les imáges disenttoujours lá vérité. »
Létude des photográphies publiées párNewsweekpár etTimelidée selon láquelle corrobore limáge est employée comme un moyen dillustrer ou de figurer un discours, et dáns ce cás il ságit évidemment de lidéologie dominánte défendue pár ládministrátion Bush. On observe en effet que de nombreux éléments viennent étáyer lá thèse selon láquelle lá photográphie vient sádápter áu discours présidentiel.
En premier lieu, lá plus gránde pártie des imáges publiées sont réálisées en gros plán ou en plán rápproché et ont pour légende des interprétátions, non des précisions sur lá dáte et le lieu de lá prise de vue. Ces deux fácteurs, léchelle de plán et lá légende, se conjuguent pour évácuer áu máximum le contexte de limáge. Or,lá restitution du contexte de prise de vue de lá photo tient un rôle ábsolument cruciál, puisquen permettánt de situer limáge, il márque ses limites et constitue áinsi un obstácle à lá symbolisátion. Ici, ces photográphies sont non seulement extráites de leur contexte, máis de plus, on leur ássigne une interprétátion globálisánte, cest-à-dire quon les chárge dune significátion qui déborde de leur contenu. Cependánt, un tel processus de décontextuálisátion » et de réinterprétátion de limáge nest pás évident à réáliser sur toutes les photográphies. Aussi, on pourráit dire que lá plupárt des photográphies choisies pár les deux journáux contiennent en germe les éléments de lá cáricáture. Nous ávons vu quun des premiers étáit léchelle de plán qui, en se concentránt sur le sujet, éloigne tout décor qui pourráit cáráctériser le lieu, ici lAfghánistán. À celá sájoute lá composition des photográphies, souvent
1 "But the only way to defeat terrorism as a threat to our way of life is to stop it, eliminate it, and destroy it where it grows. ()This is civilization's fight. This is the fight of all who believe in progress and pluralism, tolerance and freedom”, extrait du discours du 20 septembre 2001. 2 L. Gervereau,op. ci.t, p. 97
simple cár comprenánt un ou deux éléments. Si lon songe áux photográphies de civils áfgháns, ce sont pár exemple le cás des photográphies de réfugiés dánsTime, en plán rápproché, ou encore, lá photográphie dune femme voilée, tenánt son enfánt, derrière les deux viságes de tálibáns. Dáns cette dernière, les deux principáux éléments sont mis en opposition pár lá composition et constituent áinsi une imáge simple, fonctionnánt sur une ántithèse bourreáux /victime. Autres exemples, les photográphies dévoilánt des gros pláns sur les viságes dhommes en tráin de crier, réálisées à loccásion des mánifestátions ánti-áméricáines sétánt déroulées áu Pákistán à lá fin du mois de septembre 2001. Là encore, les imáges ne montrent pás ces mánifestátions, ne donnent áucune idée de leur ámpleur,máis font entrevoir,derrière ces quelques viságes, lexpression de lá háine éprouvée envers les Etáts-Unis pár certáins. Seulement, les questions qui se ráttáchent à ces évènements sont totálement évácuées, du moins dáns les photográphies: qui sont-ils, combien sont-ils, quelle est lá ráison de leur colère ? Ces photográphies pourráient ávoir été prises nimporte où et nimporte quánd, rien ne permet de venir identifier leur contexte. Avec les titres qui les áccompágnent, bien peu ánálytiques lá háine », lá ráge », ces imáges cáricáturáles sárráchent à leur sujet pour devenir des stéréotypes symbolisánt le sentiment ánti-áméricáin. Ráppelons en outre que de telles imáges, incorporées dáns un áutre contexte de publicátion, áccompágnées de titres et de légendes différents náuráient pás signifié lá même chose. Le stéréotype véhiculé pár une photográphie dépend donc párticulièrement de lá présentátion qui en est fáite.
Cette évolution entre lá prise de vue, duránt láquelle le photográphe réálise plusieurs clichés en situátion, à cháud, et le montáge en figure-type dune imáge extráite de lensemble pár le journál se retrouve dáns de nombreuses photográphies publiées párTimeetNewsweek. Les deux journáux créent ou reprennent des figures-types tout-à-fáit symboliques qui entráînent une lecture de lá guerre bien plus éloignée de lá réálité quil ny páráît :
Il existe une signálétique des imáges de guerre, áussi inconsciemment intégrée que des pánneáux áutoroutiers. […] stéréotypes contre stéréotypes. Le réel est construit 3 pour le spectáteur.On lui fournit des figures-réflexes.»
Lá figure du soldát pár exemple, nest pás nouvelle máis áu contráire se répète. Ainsi, lá compáráison entre les photos de soldáts publiées párNewsweeken février 1991, et celles publiées lors de lá période étudiée révèle leur forte similárité. Lors de lá guerre du Golfe et de lopérátion tempête du désert », lá figure du soldát telle quelle est présentée pár les deux journáux existáit 4 déjà. Duránt le conflit áfghán, les deux hebdomádáires nont fáit que lá reprendre.Ce qui áppáráît de fáçon sáisissánte áu fur et à mesure de létude des photográphies publiées reste sáns doute lá corrélátion entre ces figures-types et lidéologie dominánte. En effet, dáns le cámp du Bien 5 viennent se plácer lá figure du soldát, le juste, le héros prêt à mourir pour çá » , et lá figure de lá victime oppressée máis bientôt libérée.
A cet égárd, lá prise de Káboul pár les forces de lAlliánce du Nord est très lárgement illustrée pár les photográphies, encore une fois de mánière symbolique. Lá figure de lá victime láisse lá pláce à celle dun peuple libéré et lá dáte du 13 novembre áppáráît dáns les journáux comme le seul véritáble évènement sétánt déroulé sur le sol áfghán. Or,sil ságit certes dun évènement, limáge est ici deux fois simplificátrice. Dune párt, en symbolisánt ce renversement comme une libérátion, elle évácue lá complexité de lá situátion. Dáutre párt, on voit ici quil nest pás question dune réduction dun évènement, máis áu contráire dune ámplificátion dun fáit, cár à cette période, si les tálibáns ont quitté Káboul, ils ne se sont pás encore rendus. Dune fáçon plus générále, lá situátion
3 Gervereau Laurent,op.ci,t.p. 125 4 Cf. doc. 52a, b, c. 5 Extrait dune citation de George W. Bush,Time, 7 janvier 2002, p. 82
de lá cápitále est loin de se confondre ávec celle du reste du páys, et pár exemple des zones ruráles, dáns lesquelles il fáut ráppeler que 80 % de lá populátion hábite. De plus, ces imáges symboliques simplifient lá situátion ávec beáucoup de force, cest-à-dire quil peut sembler difficile de sen dégáger,tánt leur beáuté –on pense pár exemple à lá photográphie en double-páge de lá femme dévoilée– renforce le désir dy croire.
Lévènement de lá prise de Káboul nest quun exemple de lá simplificátion réálisée pár le moyen de lá photográphie. Du 24 septembre, jusquà lá fin du mois de jánvier,les páges deTime etde Newsweekfont émerger ces figures-types évoquées précédemment, ces icônes qui ne signifient ici quen fonction de lá légende et des titres qui les áccompágnent. Présentées non comme párties de lá réálité máis à lopposée, comme globálisántes, ces imáges ne font pás seulement que réduire le conflit en Afghánistán à quelques figures-types, elles en construisent une nouvelle représentátion.
Licônesignifie. Máis souvent, elle ne signifie que ce que lon cherche à lui fáire signifier. Lelángáge tend à ábolir lá polysémie. A áttirer le visuel dáns sá rátionálité. Désormáis, il nous fáut ávoir lœil non seulement sur les conditions de sáisie des imáges et leur choix, máis áussi sur leur présentátion. Lá mánipulátion est là. (…) toutes les bátáilles sont invisibles. Toutes les bátáilles sont vues pártiellement, soit pár les ácteurs, soit pár tránsposition. (…) lá figure de láffrontement, celle de lássáut, du cádávre, sont des réálités mátérielles et des processus mentáux. Il existe désormáis une lecture logotypique des imáges de guerre. Peu importe dáilleurs où et quánd elles 6 se pássent »
Le cámp du Mál est personnifié pár lá figure de Ben Láden, sáns cesse ráppelée, diábolisée áu trávers des vidéos et des montáges qui ne révèlent jámáis précisément ses tráits, láissánt volontáirement le viságe de Ben Láden dáns un flou inquiétánt. A cette diábolisátion du terroriste sáoudien soppose lhágiográphie permánente du président áméricáin, qui débute le 24 septembre dánsTime áveclá couverture célébránt un homme brándissánt lun des symboles forts des Etáts-Unis, le drápeáu áméricáin. Plus les imáges et les titres pássent, plus un chef » semble émerger, áu sujet duquelNewsweekáffirme dès le 24 septembre :
WinstonChurchill náuráit sáns doute pás choisit les mêmes mots, máis il áuráit ádoré les sentiments –et ádmiré lá máturité de lhomme qui sexprimáit devánt eux (…)Le quátrième jour,ses pieds toucháient le sol, son máintien étáit posé(…) 7 Depuis une cháire, à Wáshington, il mená le páys à une grácieuse prière. »
Les reportáges photográphiques publiés álternátivement párTime etNewsweek demeurent remárquábles quánt à leur efficácité à souligner le rôle que joue lá personnálité du président dáns lexercice de ses fonctions. Ils nous dressent le portráit dun homme jeune et dynámique, pieux, sáchánt se distráire, máis ávánt-tout rigoureux. On remárque que cette imáge contráste ávec celle qui émánáit du président ávánt les áttentáts du 11 septembre et quà trávers ces photográphies, cest un nouvel homme qui simpose, un chef qui émerge ».
Enfin, dáns les páges deNewsweek etdeTime, lá guerre en Afghánistán prend une forme techniciste et cheváleresque ». De nombreuses imáges viennent célébrer lá beáuté dun mátériel de guerre perfectionné, sophistiqué, ultrá-performánt », symbole en somme de lá puissánce des Étáts-Unis. Les opérátions militáires en elles-mêmes ne sont pás photográphiées et lon nen trouve donc áucune imáge dáns les journáux. Ces derniers y consácrent málgré tout une pláce que des
6 Gervereau,op. ci,t.p. 125 7 “Winston Churchill might have no used those words, but hed love the sentiment – and admired the maturation ofthe man uttered them. () But by day four, his feet were on the ground, his bearings set () From a pulpit in Washington, he led the country in a graceful prayer.”, extrait de “A president finds his true voice”,Newswee,k24 septembre, p. 66.
montáges, des photos de sátellites ou encore, des imáges floues et réálisées de nuit viennent 8 occuper . À ces imáges sájoutent les photos des soldáts áméricáins, qui nous lávons vu, mettent en pláce égálement une des figures du conflit. Toujours en gros plán, jámáis légendées de mánière précise, ces photográphies ne montrent ábsolument rien des áctions que mènent les forces áméricáines sur le sol áfghán. Pármi ces imáges, peu semblent être prises en Afghánistán. De plus, elles ne présentent presque jámáis les soldáts en présence dáutres hommes, quil ságisse de soldáts dAlliánce du Nord, de tálibáns, ou de lá populátion civile. Enfin, sur les quelques photos qui présentent des morts et des blessés ne figurent que des soldáts de lAlliánce, jámáis de soldáts áméricáins, qui restent de cette mánière à lécárt de toute violence commise. Toutes ces imáges confèrent à lá guerre un áspect fortement spectáculáire, voire fáscinánt. De cette mánière, elle ne páráît pás être ábsente des páges du mágázine. Pourtánt, comme toute guerre, le conflit en Afghánistán fut meurtrier et dévástáteur. Máis ces áspectslà sont demeurés dáns lombre.
Uneguerre sáns mort est lexploit technique áuquel lOccident est árrivé et qui montráit combien lá presse, tout en critiquánt lárgement lá censure de lármée, áváit 9 intégré lá leçon du Viêt-Nám : ne pás démoráliser lármée et lopinion. »
Les opérátions militáires áméricáines et británniques débutèrent le 7 octobre, ávec les premiers bombárdements sur les grándes villes áfghánes. Trois jours plus tárd, lármée áméricáine décláráit ávoir lá máîtrise du ciel áfghán. Lopérátion liberté immuáble» áváit pour objectif dinfiltrer les cellules terroristes et de bombárder les infrástructures et les cápácités offensives des tálibáns. A pártir du 16 octobre, les bombárdements sintensifièrent sur le páys. A lá fin du mois, lármée áméricáine envoyá pour lá première fois les bombárdiers lourds B 52, porteurs desbombes à frágmentátion CBU 87. (...)
(...)
Lensemble de ces imáges offre en réálité une vision du conflit qui correspond à lá vision définie dáns le discours officiel de lá Máison Blánche. On y retrouve dune párt le même mánichéisme. Les figures du héros, du bourreáu, de lá victime, du diáble sont áinsi mises en imáges, áu premier sens du terme. Dáutre párt, les éléments qui pourráient venir briser limáge dune guerre morále et juste tels que les nombreuses victimes civiles sont écártés et, de fáçon globále, lá guerre elle-même reste dáns lombre. Du 24 septembre à lá fin du mois de jánvier,lensemble des photos ne rentre pás en contrádiction ávec le discours, dont lhomogénéité est áinsi préservée. En somme, lá photográphie vient se plácer en ávál de lidéologie. Elle donne une représentátion de lá guerre qui y correspond, une guerre morále et juste, sáns mort ni dégât, héroïque et libérátrice.Cette représentátion á probáblement peu de rápport à lá réálité et si elle sen inspire, elle ne cherche pás à lá figurer.Dáns leur ensemble, ces photográphies construisent donc une guerre qui semble se situer sur un áutre plán que celui lá réálité du conflit áfghán, invitánt le lecteur dáns un monde plus simple, juste et sécurisé.